Au cœur des choses [police 24]

Ces derniers mois ont été incroyablement intenses. D’abord, le monde s’est arrêté de tourner. Puis, alors qu’il reprenait rapidement sa ronde, le mouvement «Black Lives Matter» s’est accéléré. Quand en février la pandémie approchait, nous pensions que des gestes d’hygiène élémentaire et le maintien d’une certaine distanciation sociale nous permettraient de traverser la crise. Mais des mesures de confinement (beaucoup plus strictes en Italie qu’en Suisse puisqu’elles n’autorisaient que de rares sorties) se sont imposées. Qui a déjà visité l’Institut suisse de Rome et connaît la Villa Maraini et son magnifique jardin protégé aura toutefois du mal à nous prendre en pitié. Par rapport aux conditions avec lesquelles de nombreux Italiens ont dû composer, les nôtres constituaient un privilège absolu.

La vie à l’Institut s’apparente à une colocation. La plupart des résidents logent au cinquième étage de la villa et partagent une cuisine commune. Dans des circonstances ordinaires, il s’y noue des liens étroits qui, avec le confinement, n’en sont devenus que plus solides. Les choses ont-elles toujours été faciles pour autant? Non.

Un épisode m’a particulièrement marqué. Réunis sur la terrasse, nous avions commandé nos pizzas préférées par le compte WhatsApp d’un restaurant voisin. La photo de profil du compte montrait une jeune femme d’une vingtaine d’année, en robe de soirée à épaules dénudées, attablée devant une assiette vide. Dans le courant de la conversation, j’avais alors demandé aux résidents présents si l’utilisation de cette photo pour promouvoir une activité commerciale leur paraissait appropriée. Pour ma part, je la trouvais trop intime et je soupçonnais la pizzeria d’exploiter l’image de la femme pour doper ses ventes. Mes colocataires féminines m’avaient alors rétorqué que ma question pouvait être perçue comme misogyne, car il s’agissait peut-être d’une photo de la patronne, qu’elle avait choisi elle-même d’utiliser. Une remarque qui m’était apparue tout à fait fondée et à laquelle je souscrivais pleinement. Mais alors que j’essayais tout de même d’argumenter mon point de vue, les esprits se sont échauffés.

Comment l’homme cis progressiste que je pense être avait-t-il pu se retrouver pris dans une telle tourmente? Sur le moment, je n’arrivais pas à voir en quoi ma question pouvait apparaître sexiste et mon égo se mit à trembler sur place comme l’image d’un vieux lecteur VHS dont la bande s’est coincée. Je ne saisissais pas alors que le problème ne tenait plus à la manière dont les images sont construites et interprétées, mais au déroulement même de la conversation.

Le mouvement Black Lives Matter a offert une plateforme à de nombreuses voix ces dernières semaines. Je suis les comptes Instagram, les posts et les live streams de certains de ses représentants. Une vidéo en particulier m’a laissé une très forte impression. On y voit Haile Thomas, afro-Américaine, relater en pleurant une expérience vécue la veille avec sa voisine blanche progressiste qui, bien que favorable au mouvement, condamnait les émeutes avec la plus grande virulence. Insensible aux arguments avancés par son interlocutrice pour expliquer les actes de violence, la voisine ne comprenait pas que son récit puisse être perçu comme préjudiciable. Elle était même allée jusqu’à retourner la situation et se poser en victime en reprochant à Haile de n’écouter que ce qu’elle voulait bien entendre, ce qui, à ses yeux, était insultant, puisqu’elle soutenait le mouvement. Pour Haile, il ne s’agissait pas de légitimer les violences, mais de lui faire comprendre que le problème tenait à la façon dont elle, en tant que femme blanche, se comportait dans sa conversation avec une femme noire.

Au lendemain de notre discussion houleuse, j’ai demandé à mes deux amies si nous pouvions reparler; non pas pour les faire adhérer à mon point de vue, mais pour les écouter.

Notre différend s’est alors dissipé. Il est devenu clair pour moi que j’aurais dû rester en retrait durant la discussion de la veille, car dans certaines situations, réagir avec son égo s’apparente à un privilège. Je ne peux tout simplement pas imaginer les discriminations dont les femmes font l’objet et ce qu’elles ressentent dans ces moments-là. J’espère que la voisine blanche progressiste d’Haile aura elle aussi eu l’occasion de réfléchir après coup.

Cette expérience et les événements de portée mondiale auxquels nous avons récemment été confrontés m’ont fait comprendre qu’il est primordial pour chacun d’entre nous d’identifier les situations dans lesquelles, en raison de nos conditionnements, nous soutenons inconsciemment des structures comme le racisme, la misogynie ou d’autres discriminations institutionnalisées. En pareilles situations, une attitude non défensive aide à aller au cœur des choses.

Dans quelques jours, cette résidence prendra fin et tout le monde retournera chez soi. L’heure est donc venue de nous dire au revoir et de nous remercier les uns les autres des expériences intenses que nous avons vécues au cours de cette année si particulière passée à l’Institut suisse de Rome.


Urs August Steiner (1980, Uznach SG/Zurich) – Arts visuels

A étudié à Zurich à la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK), au California College of the Arts (San Francisco) et a obtenu un MA in Fine Arts à l’ECAL École cantonale d’art de Lausanne en 2011. Il a exposé à Splatterpool (New York); Lokal-int (Bienne); Grand Palais (Berne); MoCA Pavilion; Museum für Zeitgenösische Kunst (Shanghai); Des Pacio (San José, Costa Rica); Kunsthaus Glarus; Dienstgebäude (Zurich); Nextex (St-Gall); Bombay Beach Biennale (California); Last Tango (Zurich). Il a été en résidence en 2015 à Shanghai (Pro Helvetia) et en 2012 à New York (Residency Unlimited). En 2018, il a obtenu le Werkbeitrag Pro Helvetia; en 2018 et 2016 le Werkbeitrag Kanton Saint-Gall et en 2014 le Fokus-Preis Kunsthaus Glarus.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.