À chacun sa peste : épidémies et pestilences dans le Proche-Orient ancien

Depuis maintenant plusieurs mois, un nouvel acteur s’est invité dans notre quotidien. Un acteur invisible, qui intrigue, effraie, interroge et nous sépare les uns des autres. Un « compagnon secret » qui, comme le célèbre personnage de Joseph Conrad, est devenu pour nous un minuscule Doppelgänger[1], désormais – littéralement – sur toutes les lèvres. Il s’appelle COVID-19, acronyme tiré de COronaVIrus Disease 19, c’est à dire une maladie, disease, causée par une souche d’une sous-famille de virus, coronavirus, dont les premiers cas ont été enregistrés en l’an 19 du troisième millénaire de notre ère.

Pour n’importe quel historien, ces derniers mois auront été l’occasion de réfléchir aux grandes pandémies qui ont jalonné l’histoire de l’humanité. On pense notamment au virus de l’immunodéficience humaine, auquel on attribue depuis les années 80 du siècle dernier la responsabilité de la maladie aujourd’hui connue sous le nom de sida (une pandémie toujours active aujourd’hui !) ; à la grippe espagnole, qui entre 1918 et 1920 fit des dizaines de millions de morts à travers le monde ; à la peste noire, qui au XIVe siècle décima un tiers de la population européenne ; ou encore à la peste antonine du IIe siècle, vraisemblablement une épidémie de variole qui, sous l’effet conjugué d’une épidémie successive de rougeole, fût l’une des causes de la grave crise qui frappa l’Empire romain au IIIe siècle. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi les plus célèbres.

Comme l’histoire nous l’apprend, les pandémies ont rythmé l’existence du genre humain, provoquant souvent des moments de crise et de réflexion. Dans ces périodes, la peur de l’autre devient endémique aux sociétés, qui recherchent donc de nouvelles dimensions, plus intimes et plus sûres. Même s’il faudra attendre le XIXe siècle pour que Louis Pasteur prouve scientifiquement la corrélation entre les microbes et les maladies infectieuses, Thucydide affirmait déjà au Ve siècle avant l’ère commune (av. è. c.) en Grèce qu’une maladie pouvait se transmettre d’une personne à l’autre.

Comme nous le verrons, l’idée de contagion par l’homme et les animaux n’était pas inconnue non plus dans le Proche-Orient ancien [2]. Pourtant, l’apparition d’une maladie (infectieuse ou non) était alors souvent attribuée au contact avec des dieux et des démons. De véritables recueils diagnostiques décrivaient la condition des patients, accompagnée d’un diagnostic et/ou d’un pronostic. Parmi les plus célèbres, le SA.GIG est une collection de 40 tablettes cunéiformes qui a été rédigée dans sa forme finale à la fin du deuxième millénaire av. è. c. en Mésopotamie méridionale. D’après ce texte, les maladies étaient souvent véhiculées par la « main de x », x étant une entité surnaturelle qui manifestait ainsi sa colère ou sa désapprobation.

L’existence de véritables épidémies de maladies est attestée dans des chroniques, des listes éponymes d’années (soit des listes au sein desquelles les années sont identifiées sur la base des fonctionnaires et des grands événements), mais aussi dans des échanges de correspondances, diplomatiques et privées. Car les symptômes de ces pestilences (en akkadien, la langue parlée par les Babyloniens et les Assyriens, mūtānum, de mūtum, « mort ») n’étant jamais décrits en détail, il est difficile de les attribuer à des agents infectieux spécifiques et donc à reconnaître les maladies qui se cachent derrière. En revanche, nous connaissons les divinités qui, dans l’optique mésopotamienne, les provoquaient : il s’agissait souvent du dieu Erra (également associé à la guerre dans la tradition littéraire) et du démon Namtar.

La peste qui au XIVe siècle av. è. c. frappa l’empire hittite en Anatolie et en Syro-Palestine, tuant Suppiluliuma Ier, un des plus grands souverains hittites, constitue probablement l’exemple de pestilence le plus célèbre dans le Proche-Orient ancien. L’empire hittite était alors en guerre avec l’état égyptien voisin. Après avoir défait leurs ennemis près de la frontière syro-palestinienne, les Hittites ramenèrent dans leur patrie des prisonniers de guerre égyptiens. Ceux-ci commencèrent à montrer les signes d’une maladie qu’ils transmirent également à ceux qui les avaient capturés. Dans une de ses prières aux divinités, Mursili IIe, le successeur de Suppiluliuma Ier, nous informe que la peste sévissait déjà depuis vingt ans. Malheureusement, tout comme les sources mésopotamiennes, les Hittites disent peu de choses des symptômes de cette maladie, généralement désignée dans leur langue, le hittite, par le mot ḫenkan, « mort ». Ce cas de peste n’est en outre pas le seul rapporté par les Hittites : ces morts massives devinrent en effet un phénomène récurrent, assimilable à une épidémie. L’origine de la maladie était souvent attribuée à de mauvaises actions commises par les souverains précédents et à la colère des dieux. Le clergé hittite créa de nombreux rituels visant à se défaire de la peste. Certains comprenaient l’utilisation de moutons, d’ânes, mais aussi de prisonniers de guerre comme boucs émissaires à envoyer à l’ennemi pour éloigner la peste de leur propre pays. Ces rituels, de même que certaines correspondances, laissent donc penser que les Hittites avaient connaissance des mécanismes de transmission de la peste par les humains (et les animaux ?), puisqu’ils furent le premier peuple de l’histoire à utiliser des êtres vivants comme une sorte d’arme bactériologique contre l’ennemi.

[1] Joseph Conrad, The Secret Sharer. Nouvelle publiée pour la première fois en 1910 aux Etats-Unis dans le Harper’s Magazine, New York.

[2] Par Proche-Orient ancien on entend grosso modo la région qui s’étendait de l’Anatolie et l’Egypte à l’ouest à l’Iran et l’Asie centrale à l’est au cours des trois derniers millénaires av. è. c.


Armando Bramanti (1989, Palerme) – Assyriologue

Après un BA en histoire (2010) et un MA en archéologie à Sapienza – Università di Roma (2012), Armando Bramanti a obtenu un doctorat en assyriologie en cotutelle entre Sapienza et Friedrich-Schiller-Universität Jena (2017). Après de nombreuses périodes de recherche pré- et postdoctorale en Italie, Allemagne, Espagne et aux Etats-Unis, il a travaillé à l’Université de Genève, grâce à une bourse d’excellence de la Confédération suisse (ESKAS), sur un projet de paléographie cunéiforme. Après un an de résidence de recherche à l’Istituto Svizzero (2019/2020), il travaillera comme chercheur postdoctoral en Espagne au CSIC – CCHS de Madrid. Ses recherches portent sur l’administration sumérienne, la paléographie cunéiforme et l’histoire quotidienne de la Mésopotamie et du Proche-Orient ancien.

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Le palimpseste et le cycliste

Il était une fois des pages du géographe grec Strabon (1er s. ap. J.-C.) qui, après plus d’un millénaire d’errances, sommeillaient  dans les profondeurs de la Bibliothèque Vaticane. Une main anonyme les avait copiées sur un parchemin à la fin du 5e s. ap. J.-C. Mais au cours des siècles suivants, confrontés à un manque cruel de parchemin, des scribes s’adonnèrent, comme il était d’usage en ces temps, à la pratique du  réemploi, grattant le texte de Strabon, de là  le nom de palimpseste,  pour lui substituer d’autres œuvres de leur choix.

Ces pages de Strabon n’émergèrent de leur oubli séculaire que vers le milieu du 19e siècle quand des bibliothécaires ou des lecteurs à l’esprit curieux s’avisèrent de leur  présence sous-jacente. Suivant les méthodes de déchiffrement utilisées avec succès par le célèbre cardinal Angelo Mai, qui fut directeur de la Bibliothèque Vaticane  dans la première moitié du 19e siècle, on appliqua sur le parchemin  un réactif acide  qui eut un effet quasi miraculeux, faisant réapparaître en une sorte de fulgurance  le texte de Strabon. La suite, hélas, se révéla moins miraculeuse. L’acide entama sur le parchemin un travail de sape aussi efficace que funeste, attaquant peu à peu sa substance et rendant sa lecture de plus en plus malaisée.

Mais au milieu du 20e siècle, plus exactement durant  l’année académique 1949-1950, le palimpseste agonisant allait rencontrer un cycliste auquel le texte de Strabon dut son salut.

Une explication s’impose.

L’Institut suisse de Rome, don de la comtesse  Carolina Maraini Sommaruga à la Confédération, venait d’ouvrir. Dans l’environnement élégant de la via Ludovisi, à deux pas des pins de la Villa Borghese et entouré d’un parc enchanteur, cette maison somptueuse  accueillait sa troisième volée de résidents.  Ils étaient cette année-là au nombre de huit, dont François Lasserre, jeune helléniste et jeune père de trois enfants. Malgré son statut de membre, il ne pouvait cependant y résider car en ces temps le règlement était formel : pas de couple parmi les résidents et encore moins d’enfants.

François Lasserre  s’était donc installé avec sa famille dans une maison de Grottaferrata, sur les collines ensoleillées des Castelli Romani, à une vingtaine de kilomètres de Rome. Pas de métro  en ces temps et des transports publics incertains. François Lasserre fit donc quotidiennement et pendant une année le trajet à vélo qui commençait par une belle descente (et au retour une belle montée !), se poursuivait  dans une campagne romaine qui ressemblait encore à celle que Chateaubriand  a admirée et décrite, et se terminait sous le regard des gardes suisses de Porta Angelica, porte d’entrée du Vatican vers la Bibliothèque.

François Lasserre travaillait à une édition de Strabon et avait donc affaire quotidiennement au palimpseste dont il ne pouvait que constater l’inéluctable dégradation. Pour le sauver d’une illisibilité désormais prochaine, il en entreprit la copie diplomatique, c’est-à-dire rigoureusement fidèle à l’original. Un travail minutieux et difficile, mené pendant des mois avec une constance inébranlable. Il en est résulté quatre-vingt-huit pages  sur lesquelles court en rangs serrés sa belle calligraphie grecque.

On pourrait imaginer que ce fac-similé du palimpseste de Strabon, que nous appellerons désormais le palimpseste Lasserre, est arrivé à Rome  en même temps que sa bibliothèque personnelle qu’il avait léguée à l’Institut suisse auquel il était resté profondément attaché,  comme en témoigne sa longue et active présence dans le Conseil de Fondation.

Même si tous les chemins mènent à Rome, celui qu’emprunta notre palimpseste fut tortueux.  A bien des égards il reste aujourd’hui encore enveloppé de mystères.

Par testament, François Lasserre avait mis sa copie à la disposition d’un collègue français. Ce collègue disparut quelques années après le philologue suisse et c’est ici que les choses s’embrouillent. Que devint le précieux palimpseste Lasserre ? Il ne fut pas retourné aux héritiers Lasserre, mais après une errance brouillardeuse à travers l’Europe, il aboutit à Paris dans des mains qui le gardèrent jalousement jusqu’au jour où d’éminents savants, engagés eux aussi  dans l’édition de Strabon, se mirent à sa recherche. Ils finirent par le débusquer dans la tanière où il dormait d’un sommeil qui aurait pu devenir séculaire  comme celui de l’original dont il était issu et qui désormais était devenu totalement illisible.

Entre-temps les enfants de François Lasserre, forts de leur qualité d’héritiers, firent  savoir que le destin naturel et légitime du palimpseste Lasserre était de rejoindre la bibliothèque léguée par leur père  à l’Institut suisse de Rome où il serait mis à la disposition des chercheurs. Restait à obtenir sa restitution.  Elle se fit en plusieurs temps car dans cette saga rien ne fut jamais simple ni transparent.

Dans un premier temps, une autorité du monde académique français s’employa à ce qu’on lui remît l’objet de tant de convoitises. Il y réussit en recourant à des arguments restés secrets. Plus tard, il le confia à un envoyé helvétique en la personne de l’élève et  successeur de François Lasserre à la chaire de grec de l’Université de Lausanne. Clin d’œil du destin : cet helléniste chargé de rapporter  le palimpseste en Suisse est un cycliste confirmé comme l’était le jeune François Lasserre lorsqu’il pédalait dans la campagne romaine en direction de la Bibliothèque Vaticane.

Quant à la dernière étape, le retour du palimpseste Lasserre parmi les livres qu’il avait quittés depuis tant d’années, ce fut un ancien membre de l’Institut suisse de Rome,  collègue et ami lausannois du premier messager,  qui prit le relais avec bonheur mais non sans crainte : instruit de cette histoire agitée et ténébreuse, il ne fut rassuré que lorsqu’il le déposa sain et sauf  dans les mains tutélaires de la bibliothécaire de l’Institut suisse de Rome.

Et c’est ainsi qu’en février 2020, lors d’une belle cérémonie qui marquait aussi, à quelques mois près, le centenaire de la naissance de François Lasserre, son fils aîné, à la tête d’une forte délégation familiale et en présence de nombreux invités et amis  de Suisse et d’Italie, eut la joie de remettre officiellement cet inestimable document  à l’Institut suisse de Rome.


Philippe Mudry est professeur honoraire de l’Université de Lausanne. Il a été résident de l’Institut suisse de Rome (philologie classique, 1974-1976), président de sa Commission scientifique (1994-2016) et membre du Conseil de Fondation (1999-2016). Ami et fidèle de l’istituto svizzero, il a co-organisé l’événement autour de Jacques Lasserre et de son palimpseste en février 2020.

Jasmine Keller, Palermo Calling

L’automne dernier, alors que je marchais au bord de la mer, je vis ces mots inscrits sur l’un des grands rochers qui séparent la ville de la Méditerranée: « Attraversando il mare in cerca di pace »[1]. Et je me souviens avoir remercié tout bas la personne qui les avait écrits, car ils m’avaient permis de ressentir pleinement la paix qui m’habitait à ce moment précis : là, sur la plage, Palerme derrière moi, et devant, le soleil levant.

Tous les soirs, à la tombée de la nuit, je m’attelais à l’écriture, posant des mots les uns après les autres pour créer du sens, donner forme à un récit, avec pour accompagnement sonore les prières en arabe que j’entendais au loin. Parfois, comme ce jour-là, je sortais avant le lever du soleil pour aller voir les premiers ferrys arriver au port.

Palerme était si vivante il y a quelques semaines à peine. J’avais été choisie pour y partager avec un autre artiste la nouvelle résidence de trois mois proposée par l’Institut suisse de Rome. Nous vivions en collocation dans un appartement situé au Palazzo Butera, un superbe bâtiment construit au XVIIe siècle, tout près de la célèbre Porta Felice. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est là qu’avait séjourné Goethe lors de son voyage en Italie en 1787. Dans ce même bâtiment, face à cette même mer, à la recherche des mêmes mythes oubliés.

Poète de naissance et universitaire de formation, j’ai profité de ces trois mois pour oser me lancer dans l’écriture de mon premier roman autour de l’un de ces mythes antiques et me plonger dans une réflexion sur le temps et des souvenirs d’espaces.

Palerme, telle que je l’ai découverte, était une ville pour les poètes. Je me suis laissée emporter par son catholicisme, tout de plastique, de dentelle noire et d’Ave Maria murmurés, et enivrer jusqu’à la nausée par le parfum enchanteur de ses jasmins, son air iodé et les odeurs de poisson grillé qui s’échappaient de barbecues improvisés. Palerme m’a non seulement permis de voir à quoi la vie peut ressembler lorsqu’elle ne repose pas sur l’individualisme, mais aussi les sources de créativité générées lorsque tout se passe dans l’espace publique.

Voilà pourquoi aujourd’hui, de retour en Suisse où, distanciation sociale oblige, je poursuis l’écriture de mon roman depuis chez moi, je suis si triste d’apprendre que la pandémie a mis Palerme à l’arrêt. Les amis que je me suis faits là-bas sont confinés chez eux depuis des semaines maintenant, et bon nombre de petits commerces, restaurants et bars ouverts depuis peu luttent pour leur survie. L’an dernier, la ville débordait d’optimisme. Après être partis travailler dans le Nord pendant plusieurs années, les jeunes étaient revenus pour participer à la construction d’une nouvelle Sicile. Bien sûr, la situation économique restait très difficile, en particulier pour la grande communauté de migrants et de réfugiés, mais la ville faisait plus que jamais figure d’exemple pour l’Europe dans sa capacité à accueillir et protéger ceux qui fuient la guerre et la pauvreté, mais aussi à offrir à l’ensemble de ses citoyens la possibilité de vivre une vie pleine et créative.

Palerme respirait la confiance en elle-même et la fierté de s’imposer comme une ville émergente progressiste, bien qu’appartenant à cette Europe du Sud si malmenée par les politiques économiques.

Mais aujourd’hui, je m’inquiète. Pour nous tous, bien sûr, mais un peu plus pour Palerme, parce que j’en suis tombée éperdument amoureuse et que tomber amoureux change tout. Je repense avec tendresse à l’écho du passé qui résonne dans ses rues et aux audacieuses promesses d’avenir qui s’y entremêlent. J’ai peur que ses forces la lâchent, même si au fond de moi je sais qu’elle pourra résister, se reconstruire. Car Palerme s’est déjà relevée de la douleur et de la pauvreté pour devenir la forte et magnifique cité qu’elle est devenue.

C’est précisément cette résilience et cet esprit qui m’ont conduite à y situer l’action de mon roman : une relecture du mythe antique de Narcisse et Echo à la lumière de ce 21e siècle post-colonial. L’histoire du jeune et beau Narcisse, pris de désespoir lorsqu’il réalise que celui qu’il voit est un mirage et non un Autre, qu’il n’est et ne sera jamais que lui-même et par conséquent ne trouvera jamais ce qui, au-delà de sa propre personne, fait de lui un tout. Et plus encore, celle d’Echo, nymphe privée de sa voix, condamnée à ne reproduire que les sons qu’elle entend ; reflet non aimé de Narcisse et qui pourtant, par l’utilisation la plus créative possible de ses possibilités si restreintes, l’apaise.

Bien sûr, cette pandémie n’est pas un mythe. Ce n’est pas (encore) un phénomène à analyser et à intellectualiser, mais une entrave bien réelle à nos vies à tous. Pourtant, quand je vois sur les réseaux sociaux des gens entonner des chants de résistance du haut de leur balcon et quand j’écoute mes amis, c’est à la fois de la peur et de la confiance quand j’entends dans leur voix. Je ne peux donc qu’espérer. Espérer qu’après avoir sauvé la ville de la peste au XVIIe siècle, Sainte Rosalia, patronne de Palerme, la sauvera cette fois encore.

Palerme me manque beaucoup et je ressens le besoin urgent d’y retourner pour approfondir mes réflexions sur le potentiel de création et de guérison généré par le manque et l’introspection.

Ce matin-là, après avoir découvert ces mots inscrits sur la pierre au bord de la mer, et après avoir dit merci, j’ai prié pour la personne qui les avait écrits.

Aujourd’hui, dans ce monde qui semble soudain si différent, je voudrais renvoyer l’écho de cette prière. Pour nous tous, y compris ceux qui attendent aux frontières de l’Europe, ceux qui sont les plus exposés, en espérant que chacun à sa manière trouvera la paix. Face au virus, à l’inhumanité et à la souffrance sous toutes ses formes.

« Sainte Rosalia, la personne qui a écrit ces mots a probablement eu peur, mais elle n’a pas renoncé. Elle a certainement laissé derrière elle et perdu des êtres chers, mais elle a continué de se battre pour échapper à la guerre. Chère Santuzza, donne-leur à tous la paix qu’ils recherchent. Donne-leur la paix qu’ils méritent. Amen. »

[1] En français: «Traverser la mer en quête de paix»


Jasmine Keller (1986, Endingen/Zurich) – Écriture
A obtenu un MA à l’Université de Zurich en langue et littérature allemande en 2018. Elle a participé à de nombreux événements littéraires et lectures publiques tels que le Poetry Brothel (New York et Paris), Frauen*Zentrum (Zurich). En 2014, elle a participé au projet « Industrial Radio » de SZENART en collaboration avec Radio Kanal K et le Literaturhaus Aargau. En 2018, elle a publié l’histoire de Noël Metallisée dans l’édition spéciale du Geldpresse de l’Office de prévention des dettes de la ville de Zurich. En 2009, elle a obtenu le Prix FemPrix – Preis des Vereins Feministische Wissenschaft Schweiz, en 2013 le prix semestriel de l’Université de Zurich pour sa thèse et, en 2019, l’OpenNet Schreibwettbewerb des journées littéraires de Soleure.

‘Hybrides’, corona et silence. Quelques réflexions.

Il y a deux semaines, le 26 mars, l’exposition collective “WE HYBRIDS !” aurait dû s’ouvrir à Rome. Mon premier grand projet d’exposition pour l’Istituto Svizzero avec six artistes suisses : Vanessa Billy, Chloé Delarue, Gabriele Garavaglia, Florian Germann, Dominique Koch et Pamela Rosenkranz. Les salles d’exposition de la Villa Maraini étaient prêtes, les projecteurs montés, les œuvres – emballées dans leurs boîtes – étaient en route. Début mars, nous avons décidé que l’exposition ne pouvait pas être ouverte pour le moment en raison de la situation exceptionnelle.

Ces derniers mois, j’ai beaucoup réfléchi aux êtres hybrides et au concept d’hybridité.
Les êtres hybrides, principalement d’origine humaine et animale, ont toujours été présents dans notre espace de pensée culturel. Il suffit de penser au Grand Sphinx – ou Faune – de la mythologie romaine, mi-homme, mi-chèvre. A l’heure actuelle, la forme potentielle des hybrides s’est toutefois multipliée avec les développements technologiques, qu’ils soient informatiques, scientifiques ou génétiques. Les êtres hybrides sont donc moins des hybrides homme-animal qu’un mélange très réel de matière humaine (ou autre matière organique) et de matière inanimée.

Nous sommes tous des êtres hybrides : Mon iPhone est depuis longtemps une partie étendue de mon corps, tandis que les micro-puces implantées sous la peau étendent les capacités humaines. Le niveau de substances invisibles, synthétiques, voire psychoactives, que nous consommons et qui se mélangent à notre corps nous transforment aussi en créatures hybrides. Selon le point de vue, ces transformations peuvent être des tentatives capitalistes d’optimisation ou des gestes sélectifs et résistants. En général, le concept d’hybridité, en tant qu’hybride de deux systèmes réellement séparés, est une figure de pensée stimulante qui porte en elle le potentiel de concepts sociaux alternatifs pour l’avenir, réunissant les espèces les plus diverses.

Depuis mon bureau romain, je regarde la ville restée incroyablement immobile ces dernières semaines et les pensées dans ma tête s’entremêlent entre « hybrides » et virus. Ce virus qui se niche en forme de couronne dans notre corps est en fait un mélange de deux systèmes. Un potentiel d’infection qui sanctionne le rassemblement, le mélange, les chaînes d’infection qui peuvent être détectées avec les applications pour smartphones et la surveillance des données.

Ainsi l’artiste Gabriele Garavaglia a voulu pulvériser le symbole du danger biologique sur le mur de l’exposition. Ce symbole a été développé dans les années 1960 et met en garde contre les dangers émanant de substances ou d’organismes biologiques – déchets médicaux, échantillons biologiques contaminés par des micro-organismes ou des virus. Il met donc en garde contre l’infection et donc contre le mélange de matières humaines et non humaines, l’être hybride. Et il propage l’isolement, la dissociation.

En ce moment il me semble que le virus est partout, y compris dans mes pensées. Il est parfois difficile de se concentrer sur le travail. Et pourtant, ces jours-ci – si calmes et agités à la fois – les choses deviennent claires. Après le virus, le monde sera un endroit différent.
Nous devons parler de la rémunération et de la reconnaissance des infirmières et des autres professions “d’importance systémique”. Et – dans mon environnement professionnel – aussi sur la dépendance et la précarisation dans le monde de l’art.

Les projets artistiques sont pertinents. Ils ne donnent pas de réponses, mais ils formulent des questions et offrent des points de référence. Ils sont dans l’actualité, même dans les moments les plus inattendus. Nous inaugurerons (nous l’espérons) l’exposition collective “WE HYBRIDS !” à l’automne, le 15 octobre 2020.

En attendant je réfléchis au prochain projet d’exposition. Peut-être traitera-t-elle du silence. A partir de cette Rome soudainement devenue si calme. Mais avec comme bruits incessants, l’hélicoptère qui tourne au-dessus de la ville ou le téléscripteur des médias en direct, livrant les taux d’infection et de mortalité. Mais aussi avec un silence dans lequel nous entendons soudain de nouveaux sons et voix qui n’avaient jamais auparavant ainsi résonné.


Gioia Dal Molin est Head Curator et directrice artistique à l’Istituto Svizzero depuis janvier 2020. Elle a étudié histoire et histoire de l’art aux universités de Zurich et de Rome et a obtenu son doctorat en 2014 avec une thèse sur la promotion des arts visuels en Suisse. De 2015 à 2019, elle a dirigé la fondation culturelle du Canton de Thurgovie. Autrice et curatrice indépendante, elle écrit des textes d’histoire de l’art pour diverses publications et a réalisé de nombreux projets d’exposition et de performance ainsi que des livres d’artiste. Elle est également co-initiatrice de Le Foyer, un format d’exposition et de discussion à Zurich et a travaillé comme consultante externe et mentor dans plusieurs académies d’art. De 2016 à 2019 elle a été membre du jury de la Commission Cantonale d’Art dans l’espace public du Canton d’Argovie.

Mélodrame en trois actes

Ce texte a été écrit il y a quelques mois par nos résidents pour informer sur leurs recherches en cours.Il a été rédigé avant la crise du Coronavirus et ne prend pas en compte tous les changements récents dus à la crise du COVID -19. Nous le publions pour mieux faire connaître nos résidents qui sont au travail  –   à distance – mais dont les recherches restent d’actualité.
Les activités publiques de l’Institut sont elles suspendues jusqu’à nouvel ordre selon les décrets de loi italiens en vigueur.


Il y a un mois se jouait La Tosca au théâtre Costanzi, là-même où s’était tenu sa toute première représentation, le 14 janvier 1900[i]. Plus de deux siècles plus tard, l’œuvre[ii] ne cesse d’attirer les foules, partout dans le monde. Et Rome voyant affluer les foules du monde entier, le spectacle étincelle de lectures polyphoniques.

Tandis que l’orchestre porte les notes de Puccini, que les interprètes prêtent leur voix au livret de Giacosa et Illica[iii] dans des costumes et des décors reproduits d’après les croquis d’Adolf Hohenstein [iv], le mélodrame[v] suit son court ; toujours le même : un baryton s’interpose entre un ténor et une soprano. Ici, c’est le chef de la police, le baron Scarpia, qui veut profiter des charmes de la cantatrice Floria Tosca en condamnant son amant, le peintre Mario Cavaradosi.

Lunga storia breve, l’histoire se passe à Rome en juin 1800, le jour de la bataille de Marengo[vi]. Le premier acte, qui se déroule dans une chapelle de la Basilique Saint Andrea della Valle où Cavaradosi est affairé à un portrait d’une Marie Madeleine à qui il n’a pas prêté les traits de sa maîtresse[vii], s’ouvre sur l’apparition d’un évadé politique que le peintre promet d’aider quoiqu’il lui en coûte, jusqu’au prix de sa vie[viii].

Le deuxième acte se poursuit dans les appartements du Baron Scarpia, Palazzo Farnese ; où l’on assiste successivement à une scène de torture sur la personne du peintre, une tentative de viol sur celle de la cantatrice et un accord doublement fallacieux[ix], avant de se conclure par l’assassinat de Scarpia, poignardé par celle qu’il croyait prendre[x].

Au troisième acte, Tosca retrouve son amant au Castel Sant Angelo où elle lui confie le crime commis de ses mains[xi] et lui explique qu’il faudra feindre la mort lors d’une exécution mise en scène. Et puis ils s’enfuiront ensemble.

Evidemment, les supposées balles à blanc promises par l’infâme Scarpia n’en sont pas et Cavaradosi de s’effondrer mieux qu’un tragédien, sous le regard admiratif de l’héroïne qui déchante quand à son signal il ne se relève pas.

Poussée par les événements et les pas des soldats qui ont découvert le corps de Scarpia, Tosca saute du toit[xii].

Le public applaudit. Les acteurs viennent saluer. Les lumières se rallument, la salle se vide.  En attendant que les techniciens s’occupent de lui, le cyclorama de Rome regarde les spectateurs quitter le théâtre.

Dehors il y a ceux qui fument, ceux qui discutent et ceux qui se prennent en photo une dernière fois. Beaucoup sont vêtus avec attention : de beaux manteaux, de belles chaussures. Il est aisé de distinguer les romains des touristes, équitablement répartis[xiii]. Certains fredonnent le E Lucevan le stelle, d’autres Vissi d’arte vissi d’amore[xiv]. Moi c’est la voix blanche de l’air du berger[xv] qui m’a raccompagnée à travers les rues vidées par le soir et l’hiver.


[i] En fait la toute première Tosca fut présentée sur scène à Paris le 24 novembre 1987. C’était alors une pièce de Victorien Sardou dont le premier rôle fut composé pour Sarah Bernardt – rôle qu’elle honorera longtemps et qui finira par lui coûter une jambe mais c’est une autre histoire – ; elle même qui inspira à Puccini le désir d’en orchestrer l’adaptation.

[ii] S’agissant de la traduction littérale d’opéra, il me tenait à cœur de le souligner d’un italique.

[iii] Il est dit de la vie de ce dernier qu’elle rivalisait avec celles de ses personnages : si ses portraits le représentent toujours de trois quart, c’est qu’il aurait perdu une oreille de causes romantiques, au cours d’un duel.

[iv] Un partenariat avec la Casa Ricordi a rendu possible la reconstitution fidèle des scènes peintes selon la grande tradition italienne, d’après les plans originaux et jusqu’aux coups de pinceau typiques d’un croquis de scène ; participant aussi de la conservation de savoirs artisanaux antiques par leur application pratique.

[v] Gouverné par la passion et le romantisme, le mélodrame est une invention italienne du 17ème siècle qui définit une culture en clair-obscur. Visant tant à souligner la profondeur des émotions des personnages qu’à distinguer le bien du mal, les modèles masculins y sont virils et sensibles et les femmes bien que fortes meurent presque toujours à la fin.

[vi] Pour rappel et pour les cancres de mon espèce : Maria Caroline, sœur de Marie Antoinette, et son époux Ferdinand Ier des Deux-Siciles ont repris Rome grâce aux Anglais après qu’une république romaine ait été instauré par les troupes françaises. Ce jour du 14 juin voit s’opposer les armées de Bonaparte aux royalistes autrichiens à 500 km de là, ponctuant l’intrigue qui nous concerne de rebondissements inattendus (attention spoiler, les républicains finiront par l’emporter…)

[vii] Un détail qui a son importance puisqu’il servira à attiser et instrumentaliser la jalousie de Tosca. La peinture, qui représente une femme blonde aux yeux bleus – la sœur du fugitif – priant si fort qu’elle ne s’aperçoit même pas qu’elle sert de modèle à Cavaradosi s’inscrit dans la longue tradition des beautés opposées, claire ou obscure, ingénue ou sexuée.

[viii] À ces mots on sait déjà comment ça va se terminer : mal. Pire même qu’une prophétie auto réalisatrice puisqu’il ne parviendra même pas à sauver l’évadé qui préférera se pendre que de tomber aux mains de ses détracteurs.

[ix] Avec ses dispositifs modernistes de doublage et de répétition où le make believe est constamment remis au cœur de l’action, Tosca est l’une des premières performance sur la performance…

[x] À ce moment on n’éprouve pas l’ombre d’une miette de compassion pour celui qui déclarait plus tôt se réjouir de l’union forcée de la haine de Tosca au désir qui est le sien :

Quel tuo pianto era lava Vos larmes étaient du feu
ai sensi miei e il tuo sguardo qui coulait dans mes veines et vos yeux
che odio in me dardeggiava, qui me criaient votre haine
mie brame inferociva!  Enflammant mon désir !

[xi] Il lui baise alors les mains :

O dolci mani mansuete e pure, Ô douces mains, douces et pures,
o mani elette a bell’opre pietose, ô mains destinées à de nobles travaux,
a carezzar fanciulli, a coglier rose, faites pour caresser les enfants et cueillir les roses,
a pregar, giunte, per le sventure, jointes en prières pour les condamnés,
dunque in voi, fatte dall’amor secure, en vous, préservées par l’amour,
giustizia le sue sacre armi depose? la justice a placé son arme sacrée,
Voi deste morte, o mani vittoriose, vous avez donné la mort, ô mains victorieuses,
o dolci mani mansuete e pure! ô douces mains, douces et pures !

[xii] Dans le Tibre. Rejoignant et précédant là toutes celles et ceux qui ont disparu dans un paysage : Odette, Roberto, Duane, Anne, James, Thelma, Louise et les autres.

 [xiii] Cultivant l’amour du passé et des traditions, l’Opéra a ceci de fascinant qu’il cristallise le patrimoine des passions. Parce qu’il se donne dans un théâtre, celui-ci relève du spectacle de manière identifiée – une scène, des interprètes, un public – et c’est connu, les meilleures places, les places les plus chères ne sont pas celles d’où l’on voit et entend le mieux mais celles où l’on est vu. Ayant assisté à l’ensemble des représentations depuis des catégories différentes, j’ai pu observer l’assiduité du publique italien qui connaissait la trame par cœur, du parterre au poulailler. Un savoir qui relève aussi bien d’une participation identitaire que d’une forme de résistance, puisqu’on dit que ceux qui connaissent par cœur chansons et poésies sont libres, qu’ils auront toujours un endroit où se réfugier quoiqu’il advienne. Un rituel populaire et politique donc, dont les conditions d’expériences contemporaines se voient garnies ici à Rome (et ailleurs en Italie) d’un publique composé de touristes venus assister et prendre part à et cette grande représentation de la culture.

[xiv]
Vissi d’arte, vissi d’amore, J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour,
non feci mai male ad anima viva! sans faire de mal à âme qui vive !
Con man furtiva Furtivement j’ai tenté d’alléger
quante miserie conobbi, aiutai. les souffrances que j’ai rencontrées.

Sempre con fé sincera, Toujours d’un cœur sincère,
la mia preghiera mes prières montaient

(…)

e diedi il canto agli astri, j’ai donné mes chants aux étoiles,
al ciel, che ne ridean più belli. au ciel, qui en riaient embellis.
Nell’ora del dolore perché, À l’heure du chagrin pourquoi,
perché, Signor, pourquoi, Seigneur,
perché me ne rimuneri cosi? pourquoi me récompenser ainsi ?

/

E lucevan le stelle ed olezzava Les étoiles brillaient, la terre embaumait
la terra, stridea l’uscio la porte du jardin grinça
dell’orto, e un passo sfiorava la rena… et des pas firent craquer le gravier de l’allée…
Entrava ella, fragrante, Elle entrait, parfumée,
mi cadea fra le braccia… et se jetait dans mes bras…
Oh, dolci baci, o languide carezze, Oh, doux baisers, tendres caresses,
mentr’io fremente je tremblais
le belle forme disciogliea dai veli! tandis qu’elle me révélait toute sa beauté !
Svanì per sempre il sogno mio d’amore… À jamais enfui mon rêve d’amour…
L’ora è fuggita… L’heure s’achève…
E muoio disperato! Et je meurs désespéré !
E non ho amato mai tanto la vita! Et jamais je n’ai tant aimé la vie !

[xv]

Io de’sospiri Tant de soupirs

te ne rimanno tanti t’ai-je adressé

pe’ quante foje autant qu’il y a de feuilles

ne smoveno li venti. balayées par le vent.

Tu me disprezzi, Tu me méprises,

Io me ci accoro ; Je suis d’accord ;

Lampena d’oro, Lampe d’or,

Me fai morir ! Je meurs pour toi !


Anaïs Wenger (1991, Genève) – Art visuels, écriture
A obtenu un MA (Work.Master) à la HEAD – Haute école d’art et de design à Genève en 2017. Elle a exposé en expositions individuelles et collectives en 2018 au LIYH & Art Genève (Genève); Plattform 18 (Kunstmuseum Langenthal); Théâtre du Loup/La Gravière (Genève); Espace Libre (Bienne); Centre d’art contemporain (Genève); Centre d’art Neuchâtel; One gee in fog (Chêne-Bougerie); FriArt (Fribourg); Tinguely Museum/Kaserne (Basel); 3353 (Carouge); Alienze (Lausanne); en 2017 au Solstice Art Center (Navan); Badenfahrt (Baden); Zabriskie Point (Genève). Elle a obtenu la bourse de la ville de Genève en 2018, le Prix Studer/Ganz Stiftung à Zurich en 2017 et a été nominée pour le Swiss Performance Price; Tinguely Museum/Kaserne (Bâle); Plattform18 (Kunsthaus Langenthal); New Heads – Fondation BNP Paribas Art Awards; LIYH/Art Genève awards. En 2019, elle a résidé à Project Space, Centre d’art Contemporain (Genève).

Rome au temps du Coronavirus

Le beau temps, l’atmosphère printanière à Rome est trompeuse.
Le jardin de la Villa Marini est tranquille, serein, rien ne bouge sauf les feuilles des palmiers dans une brise légère. Les bruits de la ville ont disparu et seuls les oiseaux et les perroquets conversent encore,  sporadiquement interrompus par une mouette ou une corneille qui essaient d’imposer leur loi.
Dans l’institut pourtant les signes de la désertion sont là : peu de bruit, pas de va et vient, pas d’agitation. Invisibles, les chercheurs sont cloitrés en bibliothèque et les artistes dans leurs ateliers.
Plus loin dans la rue, à deux pas de la Via Veneto, c’est pire encore. La rue quotidiennement encombrée d’un méli-mélo de bus touristiques est vide. Les stores des commerces sont baissés, les bars et les terrasses ont disparu. Quelques silhouettes isolées passent, souvent masquées. Nous sommes en mars, l’air est encore frais et ce désert urbain n’a rien de Ferragosto.

Entre la mauvaise série dystopique et le roman d’anticipation, le réveil à Rome ne ressemble à plus rien de connu : Au cœur de la ville, on sort de chez soi sans saluer personne car on ne voit personne, à perte de vue. Dans l’espace public, on se déplace dans le silence, plus de trafic mais des places de parking inutiles, plus de bar pour le café et ses mille déclinaisons, plus d’interpellations et de discussions entre inconnus.
Une vie sans la vie. Une capitale européenne, ville de près de 3 millions d’habitants, réduite à une pâle reproduction de son architecture, une maquette géante dans laquelle on aurait oublié d’installer les figurines des habitants.

Hier, dans la course aux mesures toujours plus restrictives, les files de taxis inoccupés s’allongeaient encore au coin des rues. Hier les portiers désœuvrés des grands hôtels espéraient trois visiteurs, un touriste oublié et masqué cherchait sa route sur Google maps, les bars désertés fermaient déjà avant les 18 heures fatidiques du quasi-couvre-feu.
Aujourd’hui, plusieurs hôtels ont fermés, les rares portiers en activité sont calfeutrés dans leur hall désert, les chauffeurs de taxi restent à la maison, les touristes se sont tous rapatriés. Aujourd’hui le personnel du supermarché et du tabac veille encore à l’approvisionnement, protégé par des gants de latex et des masques. On va faire ses courses (alimentaires et de première nécessité) avec un formulaire d’auto certification que les agents peuvent demander pour justifier chaque déplacement.

Je dois me rendre à l’évidence, j’ai bu hier mon dernier cappuccino al banco avant longtemps et c’est le moindre mal dans une nouvelle vie sans écoles, sans cinéma, sans musée, sans expos, sans concerts, sans coiffeur, sans fitness, sans diner entre amis et sans resto. On positive et on est respectivement heureux 1) d’être en bonne santé sans symptômes préoccupants 2) que les résidents, le personnel et les amis soient en bonne santé 3) que les plus de 60 et les nonni soient en bonne santé 4) d’avoir mis la main sur un bon stock de lotion antibactérienne pour tout l’Institut 5) d’avoir un abonnement Netflix 6) de gérer un équipe qui ne panique pas ou pas trop 7) que les kiosques à journaux restent ouverts.

Aujourd’hui l’institut avance en formation réduite, ceux qui peuvent travailler de loin sont à la maison, l’énergie se canalise sous d’autres formes, les ados privés de contacts mais pas de devoirs ont lancé le goûter virtuel pour se connecter en groupe, l’aperitivo et les leçons d’italien se font par skype, chacun s’ouvre un compte zoom et la réflexion pour digitaliser les activités est lancée.

En dehors de notre petit pré carré, de la gestion de crise au jour le jour, on sait qu’on devra demain relever la tête et se préoccuper – entre autres – de la signification du bulletin quotidien des morts et des infectés, des hôpitaux surchargés, du sens civique, de la solidarité européenne et du long terme, de la peur qui pointe et des lendemains pas vraiment enchantés qui s’annoncent.


Joëlle Comé est directrice de l’Institut suisse. Au bénéfice d’un Master en cinéma et culture de l’INSAS (Bruxelles), elle a une longue expérience dans la conduite de projets culturels internationaux, l’encouragement à la culture, la formation artistique et la politique culturelle. Joëlle Comé a commencé son parcours professionnel au CICR – Comité international de la Croix-Rouge. Après plusieurs années comme déléguée dans des pays en conflit sur 3 continents, elle devient productrice et réalisatrice de films documentaires et institutionnels au siège de Genève. Elle rejoint ensuite l’ECAL (Lausanne) en tant que responsable du département cinéma, puis fonde et dirige sa propre compagnie de production cinématographique. En 2007 elle est nommée Directrice des affaires culturelles du Canton de Genève. Depuis 2016 elle est directrice de l’Institut suisse à Rome.

Milan. Milan.

Café à 1 euro. Ne pas s’asseoir, rester debout, boire en vitesse. Conduire vite, se dépêcher. S’asseoir. Manger. Marcher vite, conduire vite, se dépêcher. Travailler. Travailler. Travailler. Marcher vite, conduire vite, se dépêcher. Aperitivo. Speak Italian ? Un poco. Parler vite, boire vite. Manger. La nuit vient de tomber. Trouver un bar. Donnez-moi votre carte. Parler vite, marcher vite, conduire vite. Ciao.

Milan se révèle une ville ouverte. Je regarde avec émerveillement l’ancien, le traditionnel, côtoyer l’ultra-moderne, la tendance au-delà de la tendance. Sans transition, maladroitement juxtaposés. Des styles contradictoires reliés par des rues pavées où les voitures dévalent sans complexe, klaxons hurlants, souvent sans raison ; une symphonie du chaos. En contrepoint à l’agitation ambiante, les Milanaises, au top de l’élégance, semblent déambuler sans bruit dans les méandres de la métropole. Mes collègues italiens me disent que je ressemble à une « mamie suisse du design ». Je ne le prends pas mal.

Je m’exprime dans un italien approximatif pour essayer de créer des contacts, nouer des liens, trouver ma place. Pas de chance. Je m’exprime dans un italien approximatif pour essayer de créer des contacts, nouer des liens, trouver ma place. C’est fait. Ici, « no » ne veut pas dire « non ». Un feu rouge ne veut pas dire stop, l’absence de places de parking ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour se parquer, un menu n’est pas une liste figée des plats servis, mais un guide des produits disponibles en cuisine. Je pourrais m’y faire.

Dans ce pays, la zone grise est vaste et quand vous l’avez compris, les possibilités sont illimitées. L’absence de règles fait la règle. Il faut demander sans demander. Il n’y a pas de simple transaction avec un client, les relations sont valorisées, appréciées. J’ai déjà quelques contacts, mes projets semblent réalisables et Côme, avec son lac et ses usines textiles, n’est qu’à un jet de pierre d’ici. Je m’en rapproche petit à petit, le cœur battant.

A Milan, se faire plaisir c’est vivre et vivre est permis. Trop est tout juste suffisant et ça me convient parfaitement. Je me fais plaisir dans la surabondance milanaise. Le timing est parfait ; mes recherches sur l’absurde et mon questionnement sur la fonctionnalité dans le design ont toute leur place ici. Je suis là où je dois être.


Tania Grace Knuckey (1987, Genève) – Design textile et art visuels
Elle est diplômée à la Design Academy d’Eindhoven en 2009 et au Royal College of Art de Londres en 2012 avec un Master en textiles techniques mixtes. Elle a obtenu de nombreux prix, dont la bourse Marianne Straub Travelling du Royal College of Art en 2011, le prix The Future of Beauty en 2012 de l’International Flavours and Fragrances (IFF) et le premier prix pour les meilleurs tissus intérieurs de Textprint. De 2017 à 2019, Tania a été sélectionnée par la Ville de Genève pour une résidence à la Maison Des Arts du Grütli.

Sensibilités polymorphiques et sexe moléculaire

Installation vidéo et performance

Les paléontologues comprendraient peut-être l’époque actuelle comme le résultat d’une expérience sexuelle ratée. Mon prochain travail présente un certain nombre de propositions sur la façon dont les conceptions récentes de la molécularisation du corps pourraient se cristalliser dans une redistribution du sensible. La mobilité du plaisir et du savoir en tant que capital, l’expansion des chaînes d’approvisionnement mondiales et les transformations des systèmes écologiques ont toutes des répercussions sur les relations humaines et les configurations politiques. Ces nouveaux ordres économiques et sociaux ont largement bénéficié des progrès de la recherche moléculaire, de la biologie hormonale et libidinale, de la virologie et du sexe/design. J’entends la molécularisation du corps comme la pénétration croissante de nos corps par des micro et nanostructures artificielles, afin de fournir des ensembles de données pour des applications économiques et politiques.

Par exemple, notre matériel biologique est utilisé pour former la base de l’invention de nouveaux corps physiques et artificiels et explorer comment leur sexualité pourrait fonctionner. Les nanotechnologies façonnent aussi l’expérience humaine du plaisir par des interventions techniques et biomédicales.

Comment ces scénarios, dans lesquels le corps est jeté dans un monde moléculaire imprévisible, peuvent-ils mettre en scène des situations particulières permettant de réordonner les régimes sex/design actuels en faveur d’une micropolitique du sensible ?

Dans ce contexte de transformation du monde par les corps moléculaires, mon installation vidéo Molecular Sex propose un robot sexuel, physiquement et numériquement mis en scène, visant à libérer des visions normatives et technologiques des relations intimes.

Je m’intéresse particulièrement au lien entre le sexe, le plastique et la non-reproductivité.

Je mets en question les processus chimiques-biotiques-économiques que les rencontres humaines (et plus qu’humaines) avec les plastiques mettent en mouvement. Les plastiques connotent les métamorphoses indéfinies à tel point qu’ils perdent leur substance, leur matérialité, pour devenir matière malléable, une réalité virtuelle. Les objets du plaisir sexuel sont chimiquement liés aux plastiques, dans leur texture moléculaire, et rendent possible les indifférenciations sexuelles. Lorsque les bactéries pénètrent dans les composites plastiques, elles sont synthétisées pour produire de nouvelles formes de vie et accomplir des tâches technologiques. Des agencements changeants de molécules émergent de l’enchevêtrement de ces matériaux avec les plastiques.

Tout au long de l’œuvre, le robot, travailleur du carbone, apprend son existence en tant qu’être technoïde trans/matériel et, ce faisant, transforme les principes existants du plaisir. Il se comporte comme une étoile de mer fragile, un animal sans cervelle des grands fonds dont le corps est un système optique et sensuel en constante métamorphose. Puis, comme un hôte de la bactérie Wolbachia, il déforme l’amour et le sexe, dont les fluides corporels agissent comme des bombes intelligentes pour la spéciation aléatoire. Les plastifiants en forme d’hormones voyagent dans le corps jusqu’à ce qu’ils rencontrent un récepteur sur une cellule dont la forme complète la leur. Ces nouveaux ” corps en construction ” queer (Hawaway/Harvew) sont des conjonctures desquels des possibilités politiques peuvent émerger incluant des nouveaux matériaux ainsi que de nouveaux modes de travail.

Ces modes d’action sont générateurs d’occasions et d’effets politiques concrets, comme l’est devenu le Mouvement Sud-Africain Intersexuel. Après tout, il semblerait que l’exigence la plus urgente pour l’humanité soit un ordre politique qui corresponde aux pratiques techno-scientifiques corporelles. Dans les refuges ou espaces pour les formes de vie indisciplinées, les foyers pour invertébrés, les microbes techno-queer et les formes de vie doivent également être inclus. Il n’existe pas encore d’économie des transformations technologiques des désirs polymorphes, affinités liées au sexe et travail reproductif. C’est à nous qu’il incombe de créer des systèmes dans lesquels ces nouveaux ordres libidinaux peuvent trouver une place, pour affirmer le présent et l’avenir des réseaux non/humains d’affinités et leurs temporalités communes. Comment des êtres humains, en tant que partie intégrante de ces processus matériels, peuvent-ils modifier les pratiques et les conceptions de la politique ? Ces possibles de la politique se situent dans des formes de travail qui transforment et concrétisent les pratiques quotidiennes dans leur spécificité dynamique et les collectifs micro-matériels de la vie microbienne.


Johanna Bruckner (1984, Vienne) – Art visuels
A obtenu un MA in Fine Arts à la Hochschule für Bildende Künste (HFBK) à Hambourg. Elle a exposé récemment à 57ème Biennale de Venise, Despar Cinema Teatro; CAC-Centre d’art contemporain, Genève, (2019); galerie EIGEN+ART Lab (Berlin); 16. Biennale de Venise, Exposition internationale d’architecture, Venise; Galerie Reflector Contemporary (Berne); Deichtorhallen Hamburg; Sammlung Falckenberg (Hamburg), (2018), Migros Musem für Gegenwartskunst (Zurich); KW – Institut d’art contemporain (Berlin), (2017), Musée d’art contemporain Villa Croce (Gênes), (2016). Elle a donné des conférences dans différentes universités et institutions, dont la Bauhaus-Universität Weimar, l’Ecole d’art et design de Lucerne, la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK), le Bâtiment d’art contemporain (BAC) à Genève. Pour son travail elle a reçu de nombreuses bourses d’études, a reçu le Hamburg Stipendium for Fine Arts (2016), elle est actuellement membre du Banff Center for Visual Arts au Canada et a été nominée pour un College Fellow in Media Practice à la Harvard University, USA. Elle enseigne au MA of Arts in Fine Arts à la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK) et à la Hochschule der Künste Bern HKB.

À Rome, le regard porté sur la Méditerranée

Après un accueil en chaleur et en lumière, voilà que mon premier semestre à l’Istituto touche à sa fin. Le soleil et les 20 degrés ont perduré jusqu’en novembre : Il faisait bon se laisser aller, dolce vita et tutti quanti. L’été indien rendait les terrasses bien agréables même en période automnale avancée. À présent, la grisaille s’est installée avec sa pluie, voire ses déluges même par moment.

Maintenant que je vis au sud des Alpes, Venise me parait tout à coup moins lointaine. L’autre jour, la salle du conseil régional de la ville s’est fait inonder quelques minutes après le refus du conseil de mettre en place des mesures pour lutter contre le réchauffement climatique.

Malgré la pluie et peut-être aussi grâce à l’endurance du beau temps jusqu’à tard dans l’année, la Méditerranée centrale – théâtre de ma recherche doctorale – a continué de recevoir des dizaines de bateaux fuyant la Libye.

Les navires d’ONG – du moins ceux qui ne sont pas séquestrés ou criblés d’amendes – ont effectué des sauvetages périlleux ces dernières semaines. L’autre jour, le navire allemand affrété par l’ONG Sea Eye et baptisé d’après le défunt Alan Kurdi, s’est fait menacer par une milice libyenne alors que l’équipage tentait de sécuriser un pneumatique surchargé. Deux personnes sont encore portées disparues, on ne sait pas si elles ont été kidnappées par la milice ou si elles se sont noyées dans la confusion. Cet épisode rappelle à quel point ce qui se passe en Libye entre forces étatiques ou pseudo-étatiques, militaires ou liées à des groupes insurgents, et où les vies humaines sont devenues des marchandises dans une économie de la détention, reste flou.

Ma recherche tente de comprendre les conditions politiques et sociales qui permettent à l’Union européenne de collaborer avec un partenaire aussi contesté – la garde côtière Libyenne – dans ses efforts d’externaliser le contrôle migratoire. Une partie empirique de ma recherche se déroule à Rome, où un certain nombre de contentieux juridiques sont en cours pour essayer d’incriminer l’Italie pour son soutien logistique et formateur aux gardes côtes libyens.

Je démêle donc ces politiques de soutien souvent liées à des financements classés sous l’angle développement et coopération, alors même que la gestion de la migration devient de plus en plus sécurisée. En parallèle, je construis une réflexion sur la question de la responsabilité quant aux conséquences de ces politiques d’externalisation.

À travers ma recherche, je suis quotidiennement confrontée à des descriptions de situation ou à des histoires maculées de violations de droits. Parmi les plus spectaculaires : torture, dépravation de liberté, refoulement. En Libye une économie de la détention s’est maintenant développée. Le trafic d’êtres humains y est monnaie courante. Les refoulements vers cet enfer, lorsque quelques-uns parviennent à s’en échapper, sont quasi systématiques. C’est un des résultats de la politique d’externalisation de l’Union Européenne à travers son soutien aux gardes côtes Libyens. Entre 2014 et 2015, l’Italie avait pourtant mis en place des mesures de sauvetage notables. En finançant Mare Nostrum¹, elle avait permis à la marine italienne de venir en aide aux embarcations en difficulté. Les moyens existent pour agir face aux milliers de noyés qui périssent en mer chaque année. Ces morts sont donc évitables.

Dans L’Orientalisme, Edward Said fournit des outils analytiques qui nous permettent de démêler les discours à l’œuvre dans la construction d’une hiérarchie de la valeur des êtres humains. Sa théorie est liée à la représentation historique de l’Altérité – en l’occurrence, de l’Orient. Ces représentations ont été construites par des décennies de productions savantes et artistiques, qui ont fixé la différence par le biais du texte, de l’image ou même du film. L’Orientalisme nous aide à comprendre quelles vies comptent, et lesquelles un peu moins et surtout, quels processus historiques ont contribué à cet état de fait. Dans un même sillage, la philosophe Judith Butler se demande quelles vies sont dignes d’être pleurées, en théorisant les processus de déshumanisation en temps de guerre.

C’est la création orientaliste de l’altérité qui contribue à nous rendre moins concernés par les morts en Méditerranée. Ces Autres ne peuvent finalement pas être véritablement civilisés lorsqu’ils entrent dans ces embarcations périlleuses ; toute personne rationnelle sait qu’elle risque de se retourner à la première vague ! Ces Autres ne peuvent pas être dignes de ‘notre’ protection, en traversant le désert puis la mer pour chercher une vie meilleure, frappés par le mirage d’un Occident paradisiaque.

L’Orientalisme de Said aide à déconstruire les forces et les mots qui catégorisent la mort des Autres comme étant moins digne d’être pleurée. L’externalisation du contrôle de la frontière m’interroge, car elle dissout la responsabilité pour la mort en mer. En rendant possible le sauvetage en mer par des milices, les institutions qui détiennent la force de frappe financière et politique gardent leurs mains propres.

Un article que la philosophe et critique Naomi Klein a rédigé pour la revue de la London Review of Books, m’a récemment interrogé. Il est intitulé « Laissez-les se noyer » (Let them drown). L’auteure y expose la violence liée à la construction de l’altérité dans un monde qui se réchauffe. Elle argumente que la problématisation de la catastrophe climatique doit être élaborée avec la sagesse de penseurs postcoloniaux comme Edward Said. Pourtant, pour un Palestinien comme Said, les soucis liés à la terre tournaient davantage autour de sa confiscation et son annexion plutôt qu’autour de l’accroissement de son aridité et de sa désertification. Les inquiétudes environnementales sont facilement éclipsées par des maux plus immédiats, tels que la guerre et l’occupation dit-elle, mais nous devons les penser ensemble.

Ici en Italie où la pluie continue de tomber, je suis sans cesse ramenée à la mer. La mer qui monte, menaçante dans son Aqua Alta à Venise. La Méditerranée qui sert de médiatrice dans les conflits sociaux, surface sur et sous laquelle le pétrole et le gaz libyen circulent, sur laquelle les gens prennent la fuite et sous laquelle ils meurent d’une mort évitable. L’or noir peut continuer à circuler sans entraves, c’est aux personnes qu’on a fermé les portes.

Pour moi aujourd’hui à Rome, penser l’externalisation c’est penser ensemble les arrivées des bateaux sur les côtes des îles italiennes, les portés disparus au large de ces terres et les inondations qui ont frappé les villes italiennes. Car c’est aussi la construction de cette l’altérité qui a facilité – en justifiant l’entreprise coloniale – l’arrachement de tout ce carbone des sols lointains pour le propulser au ciel.

 

[1] Opération militaro-humanitaire visant à dissuader les passeurs, mais surtout à opérer des sauvetages dans les eaux internationales de la Méditerranée centrale


Kiri Santer (1991, Lausanne) – Anthropologie juridique et sociologie politique
A fait ses études en langue et civilisation arabes, littérature comparée et anthropologie aux universités de Genève et de Neuchâtel. Elle a obtenu un MA en Anthropologie et Sociologie à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres en 2015. Doctorante en sociologie politique et anthropologie juridique à l’Université de Berne avec une bourse Doc.ch du Fonds national suisse de la recherche scientifique, elle a l’intention de mener des recherches à Rome sur le pouvoir croissant de la Garde côtière libyenne et la récente transformation des frontières extérieures de l’Union européenne en Méditerranée centrale. Depuis 2017, elle est assistante de rédaction de la revue Anthropological Theory.

Nouveaux paysages de plastique

Dans les années 1960, l’Italie vit une période de forte croissance économique. Ce phénomène, dit aussi « il boom », transforme la réalité sociale, culturelle et matérielle de l’époque. En témoigne le film homonyme de Vittorio De Sica qui dresse le portrait d’un jeune homme se perdant dans un style de vie effréné, rythmé par la consommation jusqu’à envisager de vendre ses propres yeux pour rembourser les dettes ainsi accumulées.

Les produits du design industriel deviennent les emblèmes du miracle économique. Le culte de l’objet se traduit dans un « nouveau paysage domestique » – qui donne lieu à une importante exposition au Museum of Modern Art à New York en 1972 – marqué par un véritable engouement pour les matériaux industriels et plus particulièrement pour les substances synthétiques. Parmi tant d’autres objets en plastique qui prennent alors place dans les foyers, on peut  citer les unités de rangement empilables en plastique ABS d’Anna Castelli Ferrieri pour Kartell, les lampes en PVC de Cini Boeri ou encore ses fauteuils Bobo, Bobolungo et Boboletto en polyuréthane, ainsi que son canapé extensible Serpentone, vendu au mètre. Nombreux sont les objets qui, par leur apparence ou le choix de leur matériau, remettent en question les notions de bon goût et critiquent plus ou moins ouvertement les valeurs capitalistes et consuméristes de l’après-guerre.

Dans le champ de l’art, on peut constater des préoccupations similaires. Les artistes redéployent non seulement les images et symboles du boom, mais reflètent aussi les conditions de production industrielle et les logiques de consommation, notamment par l’emploi de nouveaux matériaux tels que les polymères. À Rome la peintre Carla Accardi découvre au milieu des années 1960 un film plastique transparent dont on lui avait envoyé un échantillon. Le Sicofoil devient alors son matériau de prédilection – à tel point que le nom de cette matière, qui n’est plus produite de nos jours, est aujourd’hui inextricablement lié à sa pratique. Carla Accardi figure certainement parmi les exemples les plus connus, mais bien d’autres artistes romaines travaillent également avec des polymères durant les années 1960 et 1970 : Laura Grisi utilise du plexiglas et d’autres matériaux industriels tels que le néon et l’aluminium afin de créer des « peintures variables » pouvant être manipulées par le public. Tomaso Binga pour sa part, recycle des emballages en polystyrène dans des portraits-collages qui remettent en question la représentation des femmes.

Les œuvres de ces artistes seront au cœur de mes recherches durant mon séjour à Rome, dans l’objectif d’avancer ma thèse de dissertation sur les matières synthétiques dans l’art des années 1960 et 1970. J’ai choisi de me focaliser sur des artistes femmes afin de contrer un discours androcentrique concernant les matériaux industriels. Dans le contexte de ces pratiques féminines et féministes, il s’agira aussi de réfléchir sur la signification des polymères en relation avec les espaces de production et de reproduction sociale, tels que les lieux de travail, les foyers et les écoles, entre autres…Mais aussi d’étudier la question de la reproductibilité et de la « production » d’êtres humains, en incluant la maternité comme sujet artistique et l’enfance comme catégorie politique ; ou encore l’idée de répétition, que ce soit comme geste artistique ou dans le quotidien, notamment dans le travail domestique et affectif.

Ces idées habitent mes pensées du moment et s’articuleront au fil de mes recherches, lectures et rencontres romaines – avec l’aide, il faut bien l’avouer, d’un ou deux cafés dans un gobelet en plastique.


Charlotte Matter (1983, Lyon/Zurich) – Histoire de l’art
A obtenu son diplôme de MA en histoire de l’art à l’Université de Zurich en 2015. Elle est assistante de recherche à l’Institut d’histoire de l’art de l’Université de Zurich, où elle coordonne le programme de Master “Art History in a Global Context”. Elle travaille actuellement à une thèse de doctorat sur le plastique comme matériau dans l’art dans les années 1960 et 1970, avec un intérêt particulier pour les œuvres de deux artistes qui ont travaillé à Rome : Carla Accardi (1924-2014) et Laura Grisi (1939-2017). Pour ce travail, elle a reçu une bourse d’un an de la Bibliotheca Hertziana pour le projet de recherche « Rome Contemporary », qui débutera en septembre 2019.