Après un accueil en chaleur et en lumière, voilà que mon premier semestre à l’Istituto touche à sa fin. Le soleil et les 20 degrés ont perduré jusqu’en novembre : Il faisait bon se laisser aller, dolce vita et tutti quanti. L’été indien rendait les terrasses bien agréables même en période automnale avancée. À présent, la grisaille s’est installée avec sa pluie, voire ses déluges même par moment.
Maintenant que je vis au sud des Alpes, Venise me parait tout à coup moins lointaine. L’autre jour, la salle du conseil régional de la ville s’est fait inonder quelques minutes après le refus du conseil de mettre en place des mesures pour lutter contre le réchauffement climatique.
Malgré la pluie et peut-être aussi grâce à l’endurance du beau temps jusqu’à tard dans l’année, la Méditerranée centrale – théâtre de ma recherche doctorale – a continué de recevoir des dizaines de bateaux fuyant la Libye.
Les navires d’ONG – du moins ceux qui ne sont pas séquestrés ou criblés d’amendes – ont effectué des sauvetages périlleux ces dernières semaines. L’autre jour, le navire allemand affrété par l’ONG Sea Eye et baptisé d’après le défunt Alan Kurdi, s’est fait menacer par une milice libyenne alors que l’équipage tentait de sécuriser un pneumatique surchargé. Deux personnes sont encore portées disparues, on ne sait pas si elles ont été kidnappées par la milice ou si elles se sont noyées dans la confusion. Cet épisode rappelle à quel point ce qui se passe en Libye entre forces étatiques ou pseudo-étatiques, militaires ou liées à des groupes insurgents, et où les vies humaines sont devenues des marchandises dans une économie de la détention, reste flou.
Ma recherche tente de comprendre les conditions politiques et sociales qui permettent à l’Union européenne de collaborer avec un partenaire aussi contesté – la garde côtière Libyenne – dans ses efforts d’externaliser le contrôle migratoire. Une partie empirique de ma recherche se déroule à Rome, où un certain nombre de contentieux juridiques sont en cours pour essayer d’incriminer l’Italie pour son soutien logistique et formateur aux gardes côtes libyens.
Je démêle donc ces politiques de soutien souvent liées à des financements classés sous l’angle développement et coopération, alors même que la gestion de la migration devient de plus en plus sécurisée. En parallèle, je construis une réflexion sur la question de la responsabilité quant aux conséquences de ces politiques d’externalisation.
À travers ma recherche, je suis quotidiennement confrontée à des descriptions de situation ou à des histoires maculées de violations de droits. Parmi les plus spectaculaires : torture, dépravation de liberté, refoulement. En Libye une économie de la détention s’est maintenant développée. Le trafic d’êtres humains y est monnaie courante. Les refoulements vers cet enfer, lorsque quelques-uns parviennent à s’en échapper, sont quasi systématiques. C’est un des résultats de la politique d’externalisation de l’Union Européenne à travers son soutien aux gardes côtes Libyens. Entre 2014 et 2015, l’Italie avait pourtant mis en place des mesures de sauvetage notables. En finançant Mare Nostrum¹, elle avait permis à la marine italienne de venir en aide aux embarcations en difficulté. Les moyens existent pour agir face aux milliers de noyés qui périssent en mer chaque année. Ces morts sont donc évitables.
Dans L’Orientalisme, Edward Said fournit des outils analytiques qui nous permettent de démêler les discours à l’œuvre dans la construction d’une hiérarchie de la valeur des êtres humains. Sa théorie est liée à la représentation historique de l’Altérité – en l’occurrence, de l’Orient. Ces représentations ont été construites par des décennies de productions savantes et artistiques, qui ont fixé la différence par le biais du texte, de l’image ou même du film. L’Orientalisme nous aide à comprendre quelles vies comptent, et lesquelles un peu moins et surtout, quels processus historiques ont contribué à cet état de fait. Dans un même sillage, la philosophe Judith Butler se demande quelles vies sont dignes d’être pleurées, en théorisant les processus de déshumanisation en temps de guerre.
C’est la création orientaliste de l’altérité qui contribue à nous rendre moins concernés par les morts en Méditerranée. Ces Autres ne peuvent finalement pas être véritablement civilisés lorsqu’ils entrent dans ces embarcations périlleuses ; toute personne rationnelle sait qu’elle risque de se retourner à la première vague ! Ces Autres ne peuvent pas être dignes de ‘notre’ protection, en traversant le désert puis la mer pour chercher une vie meilleure, frappés par le mirage d’un Occident paradisiaque.
L’Orientalisme de Said aide à déconstruire les forces et les mots qui catégorisent la mort des Autres comme étant moins digne d’être pleurée. L’externalisation du contrôle de la frontière m’interroge, car elle dissout la responsabilité pour la mort en mer. En rendant possible le sauvetage en mer par des milices, les institutions qui détiennent la force de frappe financière et politique gardent leurs mains propres.
Un article que la philosophe et critique Naomi Klein a rédigé pour la revue de la London Review of Books, m’a récemment interrogé. Il est intitulé « Laissez-les se noyer » (Let them drown). L’auteure y expose la violence liée à la construction de l’altérité dans un monde qui se réchauffe. Elle argumente que la problématisation de la catastrophe climatique doit être élaborée avec la sagesse de penseurs postcoloniaux comme Edward Said. Pourtant, pour un Palestinien comme Said, les soucis liés à la terre tournaient davantage autour de sa confiscation et son annexion plutôt qu’autour de l’accroissement de son aridité et de sa désertification. Les inquiétudes environnementales sont facilement éclipsées par des maux plus immédiats, tels que la guerre et l’occupation dit-elle, mais nous devons les penser ensemble.
Ici en Italie où la pluie continue de tomber, je suis sans cesse ramenée à la mer. La mer qui monte, menaçante dans son Aqua Alta à Venise. La Méditerranée qui sert de médiatrice dans les conflits sociaux, surface sur et sous laquelle le pétrole et le gaz libyen circulent, sur laquelle les gens prennent la fuite et sous laquelle ils meurent d’une mort évitable. L’or noir peut continuer à circuler sans entraves, c’est aux personnes qu’on a fermé les portes.
Pour moi aujourd’hui à Rome, penser l’externalisation c’est penser ensemble les arrivées des bateaux sur les côtes des îles italiennes, les portés disparus au large de ces terres et les inondations qui ont frappé les villes italiennes. Car c’est aussi la construction de cette l’altérité qui a facilité – en justifiant l’entreprise coloniale – l’arrachement de tout ce carbone des sols lointains pour le propulser au ciel.
[1] Opération militaro-humanitaire visant à dissuader les passeurs, mais surtout à opérer des sauvetages dans les eaux internationales de la Méditerranée centrale
Kiri Santer (1991, Lausanne) – Anthropologie juridique et sociologie politique
A fait ses études en langue et civilisation arabes, littérature comparée et anthropologie aux universités de Genève et de Neuchâtel. Elle a obtenu un MA en Anthropologie et Sociologie à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres en 2015. Doctorante en sociologie politique et anthropologie juridique à l’Université de Berne avec une bourse Doc.ch du Fonds national suisse de la recherche scientifique, elle a l’intention de mener des recherches à Rome sur le pouvoir croissant de la Garde côtière libyenne et la récente transformation des frontières extérieures de l’Union européenne en Méditerranée centrale. Depuis 2017, elle est assistante de rédaction de la revue Anthropological Theory.