Nouveaux paysages de plastique

Dans les années 1960, l’Italie vit une période de forte croissance économique. Ce phénomène, dit aussi « il boom », transforme la réalité sociale, culturelle et matérielle de l’époque. En témoigne le film homonyme de Vittorio De Sica qui dresse le portrait d’un jeune homme se perdant dans un style de vie effréné, rythmé par la consommation jusqu’à envisager de vendre ses propres yeux pour rembourser les dettes ainsi accumulées.

Les produits du design industriel deviennent les emblèmes du miracle économique. Le culte de l’objet se traduit dans un « nouveau paysage domestique » – qui donne lieu à une importante exposition au Museum of Modern Art à New York en 1972 – marqué par un véritable engouement pour les matériaux industriels et plus particulièrement pour les substances synthétiques. Parmi tant d’autres objets en plastique qui prennent alors place dans les foyers, on peut  citer les unités de rangement empilables en plastique ABS d’Anna Castelli Ferrieri pour Kartell, les lampes en PVC de Cini Boeri ou encore ses fauteuils Bobo, Bobolungo et Boboletto en polyuréthane, ainsi que son canapé extensible Serpentone, vendu au mètre. Nombreux sont les objets qui, par leur apparence ou le choix de leur matériau, remettent en question les notions de bon goût et critiquent plus ou moins ouvertement les valeurs capitalistes et consuméristes de l’après-guerre.

Dans le champ de l’art, on peut constater des préoccupations similaires. Les artistes redéployent non seulement les images et symboles du boom, mais reflètent aussi les conditions de production industrielle et les logiques de consommation, notamment par l’emploi de nouveaux matériaux tels que les polymères. À Rome la peintre Carla Accardi découvre au milieu des années 1960 un film plastique transparent dont on lui avait envoyé un échantillon. Le Sicofoil devient alors son matériau de prédilection – à tel point que le nom de cette matière, qui n’est plus produite de nos jours, est aujourd’hui inextricablement lié à sa pratique. Carla Accardi figure certainement parmi les exemples les plus connus, mais bien d’autres artistes romaines travaillent également avec des polymères durant les années 1960 et 1970 : Laura Grisi utilise du plexiglas et d’autres matériaux industriels tels que le néon et l’aluminium afin de créer des « peintures variables » pouvant être manipulées par le public. Tomaso Binga pour sa part, recycle des emballages en polystyrène dans des portraits-collages qui remettent en question la représentation des femmes.

Les œuvres de ces artistes seront au cœur de mes recherches durant mon séjour à Rome, dans l’objectif d’avancer ma thèse de dissertation sur les matières synthétiques dans l’art des années 1960 et 1970. J’ai choisi de me focaliser sur des artistes femmes afin de contrer un discours androcentrique concernant les matériaux industriels. Dans le contexte de ces pratiques féminines et féministes, il s’agira aussi de réfléchir sur la signification des polymères en relation avec les espaces de production et de reproduction sociale, tels que les lieux de travail, les foyers et les écoles, entre autres…Mais aussi d’étudier la question de la reproductibilité et de la « production » d’êtres humains, en incluant la maternité comme sujet artistique et l’enfance comme catégorie politique ; ou encore l’idée de répétition, que ce soit comme geste artistique ou dans le quotidien, notamment dans le travail domestique et affectif.

Ces idées habitent mes pensées du moment et s’articuleront au fil de mes recherches, lectures et rencontres romaines – avec l’aide, il faut bien l’avouer, d’un ou deux cafés dans un gobelet en plastique.


Charlotte Matter (1983, Lyon/Zurich) – Histoire de l’art
A obtenu son diplôme de MA en histoire de l’art à l’Université de Zurich en 2015. Elle est assistante de recherche à l’Institut d’histoire de l’art de l’Université de Zurich, où elle coordonne le programme de Master “Art History in a Global Context”. Elle travaille actuellement à une thèse de doctorat sur le plastique comme matériau dans l’art dans les années 1960 et 1970, avec un intérêt particulier pour les œuvres de deux artistes qui ont travaillé à Rome : Carla Accardi (1924-2014) et Laura Grisi (1939-2017). Pour ce travail, elle a reçu une bourse d’un an de la Bibliotheca Hertziana pour le projet de recherche « Rome Contemporary », qui débutera en septembre 2019.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.