Mélodrame en trois actes

Ce texte a été écrit il y a quelques mois par nos résidents pour informer sur leurs recherches en cours.Il a été rédigé avant la crise du Coronavirus et ne prend pas en compte tous les changements récents dus à la crise du COVID -19. Nous le publions pour mieux faire connaître nos résidents qui sont au travail  –   à distance – mais dont les recherches restent d’actualité.
Les activités publiques de l’Institut sont elles suspendues jusqu’à nouvel ordre selon les décrets de loi italiens en vigueur.


Il y a un mois se jouait La Tosca au théâtre Costanzi, là-même où s’était tenu sa toute première représentation, le 14 janvier 1900[i]. Plus de deux siècles plus tard, l’œuvre[ii] ne cesse d’attirer les foules, partout dans le monde. Et Rome voyant affluer les foules du monde entier, le spectacle étincelle de lectures polyphoniques.

Tandis que l’orchestre porte les notes de Puccini, que les interprètes prêtent leur voix au livret de Giacosa et Illica[iii] dans des costumes et des décors reproduits d’après les croquis d’Adolf Hohenstein [iv], le mélodrame[v] suit son court ; toujours le même : un baryton s’interpose entre un ténor et une soprano. Ici, c’est le chef de la police, le baron Scarpia, qui veut profiter des charmes de la cantatrice Floria Tosca en condamnant son amant, le peintre Mario Cavaradosi.

Lunga storia breve, l’histoire se passe à Rome en juin 1800, le jour de la bataille de Marengo[vi]. Le premier acte, qui se déroule dans une chapelle de la Basilique Saint Andrea della Valle où Cavaradosi est affairé à un portrait d’une Marie Madeleine à qui il n’a pas prêté les traits de sa maîtresse[vii], s’ouvre sur l’apparition d’un évadé politique que le peintre promet d’aider quoiqu’il lui en coûte, jusqu’au prix de sa vie[viii].

Le deuxième acte se poursuit dans les appartements du Baron Scarpia, Palazzo Farnese ; où l’on assiste successivement à une scène de torture sur la personne du peintre, une tentative de viol sur celle de la cantatrice et un accord doublement fallacieux[ix], avant de se conclure par l’assassinat de Scarpia, poignardé par celle qu’il croyait prendre[x].

Au troisième acte, Tosca retrouve son amant au Castel Sant Angelo où elle lui confie le crime commis de ses mains[xi] et lui explique qu’il faudra feindre la mort lors d’une exécution mise en scène. Et puis ils s’enfuiront ensemble.

Evidemment, les supposées balles à blanc promises par l’infâme Scarpia n’en sont pas et Cavaradosi de s’effondrer mieux qu’un tragédien, sous le regard admiratif de l’héroïne qui déchante quand à son signal il ne se relève pas.

Poussée par les événements et les pas des soldats qui ont découvert le corps de Scarpia, Tosca saute du toit[xii].

Le public applaudit. Les acteurs viennent saluer. Les lumières se rallument, la salle se vide.  En attendant que les techniciens s’occupent de lui, le cyclorama de Rome regarde les spectateurs quitter le théâtre.

Dehors il y a ceux qui fument, ceux qui discutent et ceux qui se prennent en photo une dernière fois. Beaucoup sont vêtus avec attention : de beaux manteaux, de belles chaussures. Il est aisé de distinguer les romains des touristes, équitablement répartis[xiii]. Certains fredonnent le E Lucevan le stelle, d’autres Vissi d’arte vissi d’amore[xiv]. Moi c’est la voix blanche de l’air du berger[xv] qui m’a raccompagnée à travers les rues vidées par le soir et l’hiver.


[i] En fait la toute première Tosca fut présentée sur scène à Paris le 24 novembre 1987. C’était alors une pièce de Victorien Sardou dont le premier rôle fut composé pour Sarah Bernardt – rôle qu’elle honorera longtemps et qui finira par lui coûter une jambe mais c’est une autre histoire – ; elle même qui inspira à Puccini le désir d’en orchestrer l’adaptation.

[ii] S’agissant de la traduction littérale d’opéra, il me tenait à cœur de le souligner d’un italique.

[iii] Il est dit de la vie de ce dernier qu’elle rivalisait avec celles de ses personnages : si ses portraits le représentent toujours de trois quart, c’est qu’il aurait perdu une oreille de causes romantiques, au cours d’un duel.

[iv] Un partenariat avec la Casa Ricordi a rendu possible la reconstitution fidèle des scènes peintes selon la grande tradition italienne, d’après les plans originaux et jusqu’aux coups de pinceau typiques d’un croquis de scène ; participant aussi de la conservation de savoirs artisanaux antiques par leur application pratique.

[v] Gouverné par la passion et le romantisme, le mélodrame est une invention italienne du 17ème siècle qui définit une culture en clair-obscur. Visant tant à souligner la profondeur des émotions des personnages qu’à distinguer le bien du mal, les modèles masculins y sont virils et sensibles et les femmes bien que fortes meurent presque toujours à la fin.

[vi] Pour rappel et pour les cancres de mon espèce : Maria Caroline, sœur de Marie Antoinette, et son époux Ferdinand Ier des Deux-Siciles ont repris Rome grâce aux Anglais après qu’une république romaine ait été instauré par les troupes françaises. Ce jour du 14 juin voit s’opposer les armées de Bonaparte aux royalistes autrichiens à 500 km de là, ponctuant l’intrigue qui nous concerne de rebondissements inattendus (attention spoiler, les républicains finiront par l’emporter…)

[vii] Un détail qui a son importance puisqu’il servira à attiser et instrumentaliser la jalousie de Tosca. La peinture, qui représente une femme blonde aux yeux bleus – la sœur du fugitif – priant si fort qu’elle ne s’aperçoit même pas qu’elle sert de modèle à Cavaradosi s’inscrit dans la longue tradition des beautés opposées, claire ou obscure, ingénue ou sexuée.

[viii] À ces mots on sait déjà comment ça va se terminer : mal. Pire même qu’une prophétie auto réalisatrice puisqu’il ne parviendra même pas à sauver l’évadé qui préférera se pendre que de tomber aux mains de ses détracteurs.

[ix] Avec ses dispositifs modernistes de doublage et de répétition où le make believe est constamment remis au cœur de l’action, Tosca est l’une des premières performance sur la performance…

[x] À ce moment on n’éprouve pas l’ombre d’une miette de compassion pour celui qui déclarait plus tôt se réjouir de l’union forcée de la haine de Tosca au désir qui est le sien :

Quel tuo pianto era lava Vos larmes étaient du feu
ai sensi miei e il tuo sguardo qui coulait dans mes veines et vos yeux
che odio in me dardeggiava, qui me criaient votre haine
mie brame inferociva!  Enflammant mon désir !

[xi] Il lui baise alors les mains :

O dolci mani mansuete e pure, Ô douces mains, douces et pures,
o mani elette a bell’opre pietose, ô mains destinées à de nobles travaux,
a carezzar fanciulli, a coglier rose, faites pour caresser les enfants et cueillir les roses,
a pregar, giunte, per le sventure, jointes en prières pour les condamnés,
dunque in voi, fatte dall’amor secure, en vous, préservées par l’amour,
giustizia le sue sacre armi depose? la justice a placé son arme sacrée,
Voi deste morte, o mani vittoriose, vous avez donné la mort, ô mains victorieuses,
o dolci mani mansuete e pure! ô douces mains, douces et pures !

[xii] Dans le Tibre. Rejoignant et précédant là toutes celles et ceux qui ont disparu dans un paysage : Odette, Roberto, Duane, Anne, James, Thelma, Louise et les autres.

 [xiii] Cultivant l’amour du passé et des traditions, l’Opéra a ceci de fascinant qu’il cristallise le patrimoine des passions. Parce qu’il se donne dans un théâtre, celui-ci relève du spectacle de manière identifiée – une scène, des interprètes, un public – et c’est connu, les meilleures places, les places les plus chères ne sont pas celles d’où l’on voit et entend le mieux mais celles où l’on est vu. Ayant assisté à l’ensemble des représentations depuis des catégories différentes, j’ai pu observer l’assiduité du publique italien qui connaissait la trame par cœur, du parterre au poulailler. Un savoir qui relève aussi bien d’une participation identitaire que d’une forme de résistance, puisqu’on dit que ceux qui connaissent par cœur chansons et poésies sont libres, qu’ils auront toujours un endroit où se réfugier quoiqu’il advienne. Un rituel populaire et politique donc, dont les conditions d’expériences contemporaines se voient garnies ici à Rome (et ailleurs en Italie) d’un publique composé de touristes venus assister et prendre part à et cette grande représentation de la culture.

[xiv]
Vissi d’arte, vissi d’amore, J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour,
non feci mai male ad anima viva! sans faire de mal à âme qui vive !
Con man furtiva Furtivement j’ai tenté d’alléger
quante miserie conobbi, aiutai. les souffrances que j’ai rencontrées.

Sempre con fé sincera, Toujours d’un cœur sincère,
la mia preghiera mes prières montaient

(…)

e diedi il canto agli astri, j’ai donné mes chants aux étoiles,
al ciel, che ne ridean più belli. au ciel, qui en riaient embellis.
Nell’ora del dolore perché, À l’heure du chagrin pourquoi,
perché, Signor, pourquoi, Seigneur,
perché me ne rimuneri cosi? pourquoi me récompenser ainsi ?

/

E lucevan le stelle ed olezzava Les étoiles brillaient, la terre embaumait
la terra, stridea l’uscio la porte du jardin grinça
dell’orto, e un passo sfiorava la rena… et des pas firent craquer le gravier de l’allée…
Entrava ella, fragrante, Elle entrait, parfumée,
mi cadea fra le braccia… et se jetait dans mes bras…
Oh, dolci baci, o languide carezze, Oh, doux baisers, tendres caresses,
mentr’io fremente je tremblais
le belle forme disciogliea dai veli! tandis qu’elle me révélait toute sa beauté !
Svanì per sempre il sogno mio d’amore… À jamais enfui mon rêve d’amour…
L’ora è fuggita… L’heure s’achève…
E muoio disperato! Et je meurs désespéré !
E non ho amato mai tanto la vita! Et jamais je n’ai tant aimé la vie !

[xv]

Io de’sospiri Tant de soupirs

te ne rimanno tanti t’ai-je adressé

pe’ quante foje autant qu’il y a de feuilles

ne smoveno li venti. balayées par le vent.

Tu me disprezzi, Tu me méprises,

Io me ci accoro ; Je suis d’accord ;

Lampena d’oro, Lampe d’or,

Me fai morir ! Je meurs pour toi !


Anaïs Wenger (1991, Genève) – Art visuels, écriture
A obtenu un MA (Work.Master) à la HEAD – Haute école d’art et de design à Genève en 2017. Elle a exposé en expositions individuelles et collectives en 2018 au LIYH & Art Genève (Genève); Plattform 18 (Kunstmuseum Langenthal); Théâtre du Loup/La Gravière (Genève); Espace Libre (Bienne); Centre d’art contemporain (Genève); Centre d’art Neuchâtel; One gee in fog (Chêne-Bougerie); FriArt (Fribourg); Tinguely Museum/Kaserne (Basel); 3353 (Carouge); Alienze (Lausanne); en 2017 au Solstice Art Center (Navan); Badenfahrt (Baden); Zabriskie Point (Genève). Elle a obtenu la bourse de la ville de Genève en 2018, le Prix Studer/Ganz Stiftung à Zurich en 2017 et a été nominée pour le Swiss Performance Price; Tinguely Museum/Kaserne (Bâle); Plattform18 (Kunsthaus Langenthal); New Heads – Fondation BNP Paribas Art Awards; LIYH/Art Genève awards. En 2019, elle a résidé à Project Space, Centre d’art Contemporain (Genève).

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.