Modification du droit des sanctions : le Parlement fait fausse route

Il y a un an à peine, le Conseil des Etats adoptait largement la nouvelle loi sur les embargos. But de la réforme : permettre au Conseil fédéral de sanctionner l’Ukraine, afin de donner un semblant de neutralité lors d’une reprise des mesures occidentales contre la Russie. Impacté par l’actualité, ce débat démontre une conduite à l’aveugle qui affaiblit la position internationale de notre pays. 

Depuis 2003, la loi sur les embargos[1] constitue la base légale sur laquelle se fonde le Conseil fédéral pour appliquer des sanctions. Alors que le droit international l’oblige à mettre en œuvre les sanctions décrétées par l’ONU, la loi fédérale précitée lui permet également de reprendre les sanctions mises en place par l’OSCE ou ses « principaux partenaires commerciaux » – comprenez l’Union européenne. En d’autres termes, il n’y a pas de base légale dans la loi fédérale pour décider de sanctions autonomes et les mettre en œuvre.

En 2014, bricolage juridique pour sanctionner la Russie et l’Ukraine

Alors que la Suisse se bornait jusqu’alors à reprendre les sanctions prononcées par les entités susmentionnées, le Conseil fédéral a décidé pour la première fois le 26 mars 2014 de préférer à une telle reprise l’adoption des « mesures nécessaires pour empêcher que les sanctions imposées par l’UE soient contournées via le territoire de la Suisse[2] ».

Toutefois, pour préserver un semblant de neutralité, la Suisse ne pouvait appliquer les diverses interdictions de commerce uniquement à l’encontre de la Russie, mais devait les étendre à l’Ukraine. Problème : la loi sur les embargos ne permet que la reprise de sanctions, en l’occurrence celles de l’UE, et ces dernières ne visaient que la Russie. C’est donc en s’appuyant sur la norme constitutionnelle de « sauvegarde des intérêts du pays[3] » que le Conseil fédéral a étendu – temporairement – ces mesures coercitives à l’Ukraine.

C’est afin de rendre durablement possible un tel mécanisme que le gouvernement a proposé la modification de la loi sur les embargos actuellement débattue au Parlement[4]. Entre temps, l’invasion russe a changé la donne.

2022, année des réactions émotionnelles aux conséquences durables

Le 28 février, le Conseil fédéral a largement abandonné la posture qui était la sienne à peine quelques mois plus tôt au sujet de la neutralité. De fait, en reprenant les sanctions de l’UE contre une seule partie au conflit, il a rompu avec la pratique qui avait fait ses preuves jusqu’à présent.

Surtout, la Commission de politique extérieure du Conseil national vient de déposer une motion chargeant le Conseil fédéral de « présenter une politique cohérente, globale et indépendante » en matière de sanctions[5]. Par ce texte, la Commission déclare que « la simple application des sanctions de l’UE ne suffit plus ». Entre autres revendication, elle souhaite que le Conseil fédéral évalue dans quelle mesure il peut et doit agir de manière autonome.

La tendance est désormais aux sanctions à tout-va, dirigées de moins en moins souvent contre des Etats et largement dépendantes des relations économiques et politiques qu’entretiennent l’UE (et in fine les Etats-Unis) avec les entités ou les pays ciblés.

Avancer à tâtons, c’est aller contre les intérêts de la Suisse… et du monde

S’il est trop tôt pour donner des réponses définitives à toutes les questions soulevées par les discussions actuelles concernant la loi sur les embargos – il nous faut notamment attendre la fin des travaux du Conseil fédéral sur les lois dites Magnitski – il est déjà possible de constater certaines des erreurs commises par nos représentants.

Premièrement, les lignes directrices en matière de relations internationales se doivent d’être crédibles et réfléchies. Cette maxime devrait être particulièrement prisée en matière de mesures coercitives prises à l’égard d’entités étrangères. Pourtant, nos autorités semblent naviguer à l’aveuglette, en enchaînant les décisions contradictoires en l’espace de quelques mois.

Deuxièmement, la capacité de la Suisse à être perçue comme un terrain neutre, apte à accueillir des négociations de Paix et à offrir ses bons offices, dépend de la prévisibilité de sa neutralité[6]. Force est de constater que l’interprétation branlante que le gouvernement fait de sa propre neutralité péjore fortement la capacité du pays à se proposer comme terre de négociations. Les chances que nous participions à l’avènement durable de la Paix et à la résolution précoce des conflits en pâtit.

Le courage, c’est de garder son sang-froid

Finalement, en abandonnant toute la retenue et le sang-froid nécessaires pour exercer une politique réellement neutre, on condamne la Suisse à se ranger dans un camp. A prendre part au conflit. C’est pourtant précisément en temps de guerre qu’il est essentiel de résister à cette tentation ! Bien sûr, notre instinct belliqueux tend à nous impliquer : « contre les crimes de guerre, il ne faut pas rester indifférent ». « Tout de même, ces massacres ». « On ne peut être neutre face à une agression ».

Mais en agissant de manière ferme uniquement lorsque cela va dans l’intérêt du bloc occidental, on choisit la politisation des principes du droit international et on s’égare. L’essence même de la neutralité est d’être permanente – autrement, elle n’a plus de sens. En abandonnant cette position de raison, la Suisse est condamnée à jouer une partition géopolitique allant contre ses intérêts et contre les intérêts de la Paix et de la stabilité mondiale.

Quel rôle voulons-nous jouer ? Reprendre des sanctions – qui ne changeront strictement rien à l’issue de la guerre et ne sauveront pas une vie – ou offrir une voie vers la résolution des conflits et, à terme, vers le dialogue, la réconciliation et la réparation ? La première solution est à la portée de n’importe qui. La seconde était une particularité précieuse de notre pays, que nos représentants semblent avoir oubliée à l’appel de la guerre…

[1] RS 946.231.

[2] Message du Conseil fédéral concernant la modification de la loi sur les embargos, 13 décembre 2019, p. 626.

[3] Article 184 al. 3 de la Constitution fédérale.

[4] 19.085 Loi sur les embargos. Modification.

[5] 22.3395 Pour une politique de sanctions cohérente, globale et indépendante.

[6] Rapport du Conseil fédéral sur la neutralité, 29 novembre 1993, p. 5.

Yohan Ziehli

Né à Lausanne en 1993, Yohan Ziehli a grandi entre les vignes de Lavaux et de la Riviera. Amateur de produits du terroir, lecteur compulsif et pianiste à ses heures perdues, il travaille pour le groupe de son parti au parlement fédéral en tant que juriste, spécialisé dans les questions de politique extérieure, institutionnelle et démographique. Il est conseiller communal et vice-président de l’UDC Vaud.

4 réponses à “Modification du droit des sanctions : le Parlement fait fausse route

  1. Sur Frontex

    Pour une fois, la Commission européenne se mêle des affaires intérieures de la Suisse au détriment de la gauche.

    Je me demande comment les politiciens qui affirment quelque chose tolèrent ces interventions ? surtout le terme “conséquences”.

    “La commissaire européenne aux affaires intérieures Ylva Johansson met en garde contre un éventuel «non» des Suisses au financement supplémentaire de Frontex. Si la Suisse décide de ne pas respecter ses engagements, il y aura des conséquences, prévient-elle. «Et la conséquence pourrait bien sûr être la fin de Schengen et de Dublin pour la Suisse», déclare Ylva Johansson dans un entretien diffusé samedi par les journaux alémaniques du groupe de presse Tamedia.

    La sociale-démocrate suédoise de 58 ans estime cependant que l’Union européenne (UE) n’a absolument aucun intérêt à ce que la Suisse sorte de Schengen. «Mais nous avons un accord et nous insisterons pour que la Suisse ne puisse pas choisir quelle partie de l’accord elle veut ou non respecter». L’adhésion à Schengen n’est pas un «menu à la carte», ajoute-t-elle.”

    https://www.blick.ch/fr/news/suisse/la-fin-de-schengen-et-de-dublin-une-commissaire-europeenne-avertit-des-consequences-en-cas-de-non-a-frontex-id17468596.html

    Cet article du code pénal ne s’applique pas ?

    Art. 271 CP
    1. Celui qui, sans y être autorisé, aura procédé sur le territoire suisse pour un État étranger à des actes qui relèvent des pouvoirs publics,
    celui qui aura procédé à de tels actes pour un parti étranger ou une autre organisation de l’étranger,
    celui qui aura favorisé de tels actes,
    sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire et, dans les cas graves, d’une peine privative de liberté d’un an au moins.
    https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/54/757_781_799/fr#book_2/tit_13/lvl_1/lvl_d4e800

    1. Ce que vous décrivez est en effet tout à fait regrettable. Il s’agit de la perte de souveraineté conséquente au principe du développement “dynamique” du droit européen dans le cadre Schengen-Dublin. Nous le dénonçons systématiquement depuis maintenant plus de 15 ans…

      On ne peut (pour l’instant) pas faire grand chose en ce qui concerne l’application de cet accord. Mais nous pouvons éviter que ce problème se développe à l’avenir. En effet, un système comparable est prévu dans l’accord cadre et dans la plupart des “solutions de rechange” actuellement esquissées.

      Il nous faut opposer un refus clair et net à toute reprise “dynamique” de droit étranger et bien avoir conscience que, lorsque la gauche mais aussi des représentants PVL/PLR/Centre soutiennent l’accord cadre ou ses substituts, c’est souvent en acceptant de céder notre souveraineté d’une telle manière.

  2. C’est inadmissible….. La Suisse doit s’extriqué de l’absurde science fiction de l’UE, in fine des ”Etats Unis.”

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