Studentska pobuna 1968

L’arme à gauche ? Oppositions et alternatives de gauche pendant et après la Yougoslavie socialiste

Lorsqu’il est question de la gauche, du socialisme ou même de la social-démocratie dans les Balkans occidentaux et en particulier dans l’espace « post-yougoslave », deux narratifs complémentaires s’imposent en général : d’une part, la « gauche » yougoslave est simplement (et de manière simpliste) confondue avec la dictature communiste de Josip Broz Tito, lui-même associé  autant que faire se peut par les élites politiques aujourd’hui au pouvoir avec le stalinisme ou le communisme soviétique; d’autre part, on considère que les idées « de gauche » auraient dépéri et seraient sans perspectives dans les actuels Balkans occidentaux, du fait de l’hégémonie des partis ethno-nationalistes sur la scène politique. Pourtant, ces deux narratifs, que leur logique explicative simple rend tentants, sont aussi simplistes qu’infondés. Rectificatif.

La Yougoslavie socialiste : négocier en dedans, contester par le bas

Deux points sont cruciaux concernant la Yougoslavie socialiste, pour la période qui va  de 1945 à 1991.

Premièrement, bien que le Parti – puis la Ligue – communiste soit presque immédiatement devenu le seul parti autorisé dans le pays après la Seconde Guerre mondiale, celui-ci ne peut de loin pas être confondu avec un quelconque bloc monolithique sur toute la durée  de son existence. Loin s’en faut : si la direction du parti n’autorise aucune déviation de la ligne stalinienne dans les premières années d’après-guerre, la « Ligue des Communistes de Yougoslavie » (re-fondée ainsi en 1952) va progressivement se « libéraliser » (relativement, s’entend) à la suite de la brutale rupture avec l’Union soviétique en 1948 et surtout après la chute en 1968 du très autoritaire Ministre de l’Intérieur et Directeur de la police politique (OZNa puis UDBa) Aleksandar Ranković. En attestent non seulement la décentralisation progressive du système politique et économique, avec l’introduction du principe d’autogestion (de façade), mais également la transformation de la Ligue en regroupement de tendances divergentes, souvent synthétisées par l’opposition entre « conservateurs » et « libéraux », et qui incluent également des tendances que l’on pourrait qualifier de proto-néolibérales. Alors que le mot de la fin en termes d’orientation politique générale revient encore et toujours le plus souvent au Président à vie Josip Broz Tito, celui-ci semble selon les archives avoir changé régulièrement et souvent de manière radicale ses positions, accordant son soutien aux différentes factions non seulement par conviction et en fonction de situations particulières, mais également dans une tentative d’équilibrer les jeux de pouvoir entre les différentes tendances idéologiques.

Deuxièmement, bien que les organisations et mouvements de la société civile étaient systématiquement harcelés et réprimés par le régime titiste, on ne peut de loin pas qualifier la Yougoslavie de « société incivile » (uncivil society), selon la fameuse expression de Peter Kotkin et Tomasz Gross : de nombreux intellectuels et surtout intellectuelles ou mouvements sociaux, opérant principalement hors des institutions officielles et à travers des réseaux peu ou vaguement organisés, ont ainsi négocié, problématisé voire contesté les structures et relations de pouvoir ainsi que leurs principes de légitimation. Ceci non seulement d’un point de vue nationaliste, comme aime à l’affirmer et rappeler une certaine historiographie nationale ou nationaliste contemporaine, mais surtout « depuis la gauche ». A en croire le philosophe slovène Rastko Močnik, ces « alternatives », qui n’étaient d’ailleurs pas toujours en opposition totale au régime mais cherchaient à être des forces de propositions sur des points-clés, étaient d’ailleurs le plus souvent très ancrées dans la défense de l’idéologie dont se revendique alors le pouvoir titiste. Trois exemples ont ainsi été particulièrement mis en lumière par la recherche historienne dans la dernière décennie.

Premier exemple, les mouvements étudiants de 1968 – trop souvent éclipsés par le « Printemps croate” de 1971 par les historiographies ethno-nationales – qui n’appellent pas  à moins mais bien au contraire à « plus de communisme » (sic) ainsi qu’à la mise en place d’un véritable système d’autogestion ouvrière, principe de légitimation central du régime communiste yougoslave. Ces mouvements, qui faisaient largement écho aux manifestations qui ont embrasé le monde au printemps 1968, furent d’un côté violemment réprimés par le régime communiste, de l’autre partiellement récupérés par la mise en place de (très modestes) réformes.

Des étudiants occupant le rectorat de Belgrade. Source : Radio Free Europe / Radio Liberty
Des étudiants occupant le rectorat de Belgrade. Source : Radio Free Europe / Radio Liberty

Le deuxième exemple est celui du groupe Praxis fondé en 1964 autour de la revue éponyme et d’une école d’été sur l’île adriatique de Korčula en actuelle Croatie, qui réunit un nombre important d’intellectuels non seulement yougoslaves mais également du monde entier à l’instar de Jürgen Habermas, Herbert Marcuse ou encore Henri Lefebvre. Critique à la fois du capitalisme occidental, du communisme soviétique mais surtout du socialisme yougoslave, la revue fut bannie à de multiples reprises avant qu’un terme soit définitivement mis à son activité en 1974. Comme Gerson Sher le suggère dans son étude sur le groupe Praxis, son « rôle particulier consistait à une confrontation sans répit de la pratique yougoslave avec les idées socialistes générées dans le processus de changement social qui n’a jamais cessé en Yougoslavie. »

Le troisième exemple a été récemment rappelé et brillamment analysé par l’historienne Zsofia Lóránd dans une récente monographie sur la contestation féministe à l’encontre du régime communiste. Celle-ci fut particulièrement forte dans les deux dernières décennies yougoslaves, une période trop souvent associée par l’historiographie contemporaine à une montée homogène voire monolithique et fataliste des nationalismes: à partir des années 1970, en effet, des intellectuelles et militantes féministes de tout l’espace yougoslave – souvent proches, bien que très critiques, du groupe Praxis pour ses travers sexistes – développent une critique de la gestion de la « question féminine » (sic: žensko pitanje) par l’État yougoslave à travers une série de revues et de conférences, tout d’abord très informellement avant de progressivement s’institutionnaliser en organisations formelles et revues. De nombreuses autrices féministes contemporaines ont ainsi fait leurs armes auprès de ces mouvements, telles Slavenka Drakulić ou Dubravka Ugrešić, plus tard persécutées par les régimes autoritaires de leurs pays respectifs durant les années 1990.

Ces trois exemples, s’ils ont gagné en visibilité ces dernières années, ne sont évidemment pas les seuls cas d’alternatives ou d’opposition venant de la société civile : on ne saurait évidemment laisser pour compte l’opposition nationale voire nationaliste, souvent coordonnée à partir de la diaspora émigrée en particulier dès 1945, ou encore l’existence d’un réseau culturel underground extrêmement développé et très populaire, souvent proche d’un communisme radical, de l’anarchisme, ou plus généralement du mouvement punk au niveau international. Ces cas feront peut-être l’objet d’un futur article de notre part.

L’opposition de gauche après le socialisme : de l’underground aux institutions

Que sont devenus ces mouvements hétéroclites à partir des années 1990 ? Certains affirment qu’ils auraient dépéri avec l’État commun yougoslave. Pourtant, si les mouvements socialistes et plus largement contestataires ont été à nouveau fortement soumis à la  répression dans les nouveaux régimes nationalistes-autoritaires, en particulier en Croatie et en Serbie, ils ont trouvé refuge dans la culture underground. Les exemples les plus connus sont ceux du très populaire (et regretté) hebdomadaire satirique Feral Tribune en Croatie – l’autoproclamé « hebdomadaire des anarchistes, protestants, et hérétiques » – ainsi que le plus académique « Cercle de Belgrade » et ses quelques publications, telle L’Autre Serbie (Druga Srbija). Qui plus est, comme le démontre le sociologue Eric Gordy dans une monographie culte, malgré la destruction des liens transnationaux institutionnels entre les différents pays dont elle  dépend et la répression qu’elle subit du régime, la scène rock belgradoise réussit à rester une actrice contestataire majeure du régime autoritaire de Slobodan Milošević. Enfin, comme l’a noté Gordana P. Crnković, les cultures contestataires et transnationales, quand bien même underground, ont su rester présentes à différents degrés dans les habitudes culturelles de nombreux ex-yougoslaves.

Titres de Feral Tribune. Crédits : Feral Tribune / Lupiga.com
Titres de Feral Tribune. Crédits : Feral Tribune / Lupiga.com

La chute des régimes autoritaires de Franjo Tuđman et Slobodan Milošević en l’an 2000 semble devoir donner un nouveau souffle à la gauche. Pourtant, les partis clés identifiés à l’idéologie socialiste ou sociale-démocrate ont principalement promu un agenda par trop similaire à celui des régimes ultra-nationalistes et autoritaires déchus. Durant les années 2000, et plus particulièrement durant les années 2010, la gauche radicale et l’extrême-gauche trouvèrent à nouveau un « refuge » pour croître dans les mouvements spontanés de la société civile, dans les manifestations, ou de manière plus générale dans les organisations actives au sein de la société civile. Les récentes grèves provoqués par les tentatives des gouvernements successifs de « libéraliser » la législation du travail dans les États post-yougoslaves (voir notre article sur ce sujet concernant la Croatie ici) ou de privatiser des entreprises clés sont un indicateur intéressant de la persistance de certaines idées liées à l’époque socialiste au sein de ces sociétés. Ainsi, en Croatie, ces contestations ont pris la forme de manifestations alliant agriculteurs et étudiants suivies de la création de plénums en 2010, d’une grève générale de deux heures en 2014 ou de grèves massives des enseignants en 2019. En Serbie, l’organisation des salariés et les grèves entre 2003 et 2007 ont mené à l’annulation de la privatisation de Jugoremedija et au « retour » de cette entreprise dans les mains de ses salariés. La Bosnie-Herzégovine, si souvent présentée comme le royaume des ethnocrates et de la ségrégation ethnique, a également été secouée par d’importants mouvements trans-ethniques de plénums et d’expériences de démocratie directe en 2014, en particulier à Tuzla mais également dans d’autres villes majeures comme Mostar ou Banja Luka. Un an plus tôt, en 2013, d’importantes manifestations anti-gouvernementales qui  s’opposaient aux divisions ethniques avaient créé la sensation, recevant le surnom de Bebolucija (« Révolution des bébés ») : ces manifestations contestaient le blocage administratif provoqué par les disputes de clergé des partis ethno-nationalistes suite auquel les nouveaux-nés ne pouvaient tout simplement plus recevoir leur numéro d’identité personnel. Enfin, pour ajouter à cette liste déjà longue, la lutte pour le maintien en mains publiques des communs en passe d’être privatisés et la protection de parcs et d’espaces verts au coeur des villes ont suscité un nombre important de mouvements civiques en tout genre et dans tous les États des Balkans occidentaux, souvent avec succès.

« Bebolucija » à Sarajevo. Sur la banderole : « Pour la liberté et la justice, nous renversons chaque gouvernement ! ». Crédits : Selma Boračić (Radio Free Europe / Radio Liberty)
« Bebolucija » à Sarajevo. Sur la banderole : « Pour la liberté et la justice, nous renversons chaque gouvernement ! ». Crédits : Selma Boračić (Radio Free Europe / Radio Liberty)

La plupart des ces mouvements sont nés d’un thème de débat particulier et n’ont généralement pas réussi à s’installer dans la durée (en particulier les plénums en Bosnie-Herzégovine), notamment du fait de l’absence de soutiens et relais politiques aux niveaux national comme international. Certains d’entre eux ont néanmoins réussi à s’institutionnaliser et à peser dans le jeu politique. C’est tout particulièrement le cas en Slovénie avec la « Gauche Unie » (Združena Levica, aujourd’hui Levica), un parti de gauche radicale né de l’alliance de mouvements de la société civile s’opposant d’abord au gouvernement de Janez Janša et siégeant aujourd’hui dans le gouvernement de centre-gauche de Robert Golob. En Croatie, Možemo! (Nous pouvons!), fondé à partir de mouvements écologistes d’opposition citoyenne contre le mayorat controversé de Milan Bandić à Zagreb, occupe aujourd’hui pas loin de la majorité  des sièges de l’assemblée municipale de la capitale croate, ainsi que le poste du maire, tenu par Tomislav Tomašević (voir notre article à ce sujet ici). Au Kosovo, le parti arrivé au pouvoir en 2020, Vetëvendosje! (Autodétermination!), fondé et mené encore aujourd’hui par le militant radical devenu Premier Ministre Albin Kurti, a lui aussi réussi à se structurer à partir de mouvements de protestation civile et à gagner en popularité sur une ligne faite à la fois d’anti-corruption et de promesses d’extension de l’État-providence. Bien que tous ces partis aient récemment chuté dans les sondages ou au cours des dernières élections slovènes malgré leur forte popularité initiale, ils partagent tous un point commun assez inhabituel dans  les Balkans occidentaux : leur origine et ancrage locaux, à partir de contestations développées par la base de la société, qui leur permet de maintenir une base politique forte ainsi qu’une certaine légitimité, contrairement à d’autres nouveaux venus ou « étoiles filantes » comme le  Mouvement patriotique (Domovinski pokret, extrême-droite) en Croatie ou la Liste de Marjan Šarec (LMŠ, libéraux) en Slovénie.

Ainsi, si la mort brutale de la Yougoslavie socialiste et le dévoilement progressif des crimes perpétrés par le régime titiste ont été souvent instrumentalisés par les élites post-communistes pour discréditer toute idée liée de près ou de loin à la sociale-démocratie même la plus modérée, il est difficile de prétendre que la gauche post-yougoslave a véritablement « passé l’arme à gauche ». Elle est au contraire très vivante, le plus souvent sous le radar médiatique et à l’extérieur des institutions politiques et étatiques, et en particulier sous la forme de mouvements spontanés ou d’organisations de la société civile. Mais sa viabilité et le succès de ses politiques sur le long-terme restent pour le moins incertains.

Version étendue d’un article originellement écrit en anglais par l’auteur dans le cadre d’un projet non-abouti de revue universitaire au University College London. Remerciements à mon très cher ami Walter Kovač pour ses relectures attentives et son aide précieuse.

Pour aller plus loin :

Période yougoslave socialiste :

BOCKMANN, Johanna (2011), Markets in the Name of Socialism. The Left-Wing Origins of Neoliberalism (Stanford: Stanford University Press).

JOVIĆ, Dejan (2011), Yugoslavia. A State that Withered Away (West Lafayette: Purdue University Press).

KLASIĆ, Hrvoje (2012), Jugoslavija i svijet 1968. (Zagreb: Naklada Ljevak).

LORAND, Zsofia (2018) The Feminist Challenge to the Socialist State in Yugoslavia (London: Palgrave MacMillan).

MERDŽANOVIĆ, Adis (2020), Liberalism in Yugoslavia: before and after the disintegration. In: Anastasakis, Othon, et al., (eds.), The Legacy of Yugoslavia. Politics, Economics and Society in the Modern Balkans (London: I.B. Tauris): 15-37.

MOČNIK, Rastko (2016), Što je značio izraz civilno društvo: jugoslavenska alternativa. In: Spisi o suvremenom kapitalizmu (Zagreb: Srpski Narodni Vijeć, Aktiv, Arkzin): 298-306.

SHER, Gerson (1978) Marxist Criticism and Dissent in Socialist Yugoslavia (Bloomington, London: Indiana University Press).

Période contemporaine :

ARSENIJEVIĆ, Damir (ed.) (2014), Unbribable Bosnia and Herzegovina. The Fight for the Commons (Baden-Baden: Nomos Verlag).

BAJRUŠI, Robert (2021), Možemo! Kako je nastala nova hrvatska ljevica (Zagreb: Profil).

CRNKOVIĆ, Gordana P. (2013), Nenacionalistička kultura, u podzemlju i na površini. In: Lukić, Renéo, Ramet, Sabrina P., Clewing, Konrad (eds.), Hrvatska od osamostaljenja. Rat, politika, društvo, vanjski odnosi (Zagreb: Tehnička knjiga): 223-240.

GORDY, Eric (1999), The Culture of Politics in Serbia. Nationalism and the Destruction of Alternatives (University Park, PA: The Pennsylvania University Press).

MORAČA, Tijana (2016), Between defiance and compliance: a new civil society in the post-Yugoslav space?, Osservatorio balcani e caucaso (Occasional Paper).

MUJANOVIĆ, Jasmin (2018), The Hunger and the Fury. The Crisis of Democracy in the Balkans (London: Hurst Publishers).

PAVELIĆ, Boris (2018), Smijeh slobode. Uvod u Feral Tribune (Zagreb: Naklada Val).

Réforme du Code du Travail en Croatie : mission impossible ?

Ce lundi 28 novembre, le Ministre du Travail croate Marin Piletić a annoncé les premières mesures qui seraient  comprises dans le renouvellement complet du Code du travail (ZOR, Zakon o radu). La mouture actuellement sur la table prévoirait ainsi notamment un « droit à la déconnexion » ainsi qu’une majoration de 50 % des salaires pour le travail le dimanche qui n’était jusqu’à ce jour pas régulé sur ce point mais s’élevait de facto à une majoration moyenne de 37 %. Pour la première fois ce sont principalement les syndicats qui ont exprimé leur satisfaction alors que l’organisation patronale croate, la HUP, a quant à elle souligné les complications que ces mesures entraîneraient pour les employeurs.

La partie n’était pourtant pas jouée d’avance. Au contraire, le gouvernement mené par le HDZ du Premier Ministre Andrej Plenković, malgré un tournant relativement social durant la pandémie, est principalement connu pour sa politique économique libérale : il s’est par exemple illustré en 2020 avec une réforme de l’imposition, accusée par l’opposition et les syndicats de favoriser les ménages les plus aisés au détriment des plus modestes. Plus encore, ce gouvernement avait dû retirer deux tentatives, l’une de suspension partielle et l’autre de révision complète du Code du Travail (ZOR) en 2020 et début 2022, suite à d’importantes polémiques et réactions de l’opposition et de la société civile. Comment comprendre alors ce retournement de situation relativement satisfaisant principalement les syndicats « au détriment » des organisations patronales ?

Pertes et fracas

L’histoire des réformes du Code du Travail en Croatie est aussi longue que mouvementée, comme elle l’est d’ailleurs dans toute la région. Rapidement libéralisé « au forceps » à l’indépendance par le régime de Franjo Tuđman (HDZ) en 1992 et surtout 1995, le ZOR a constamment été le sujet de fortes contestations suite aux libéralisations continues menées par les deux partis historiques du pays, le SDP et HDZ, au sein des gouvernements et coalitions alternativement sociaux-démocrates et libéraux-conservateurs. Suivra la réforme du gouvernement de coalition entre sociaux-démocrates et libéraux du Premier Ministre Ivica Račan, qui réussira bon gré mais surtout mal gré à passer ses amendements, toujours dans le même sens, sous prétexte d’obligations envers le FMI. En revanche, la coalition de la Première Ministre Jadranka Kosor menée par le HDZ passera elle aussi des révisions en 2009 et 2011, mais se verra obligée en 2012 de retirer sa proposition de réforme complète. Aussi bien les révisions passées que la réforme échouée ont eu pour prétexte l’harmonisation avec l’Union européenne, que la Croatie travaillait alors à rejoindre. (Sur l’histoire du ZOR voir les articles en croate de Lupiga.com et de Faktograf.)

Mais c’est la réforme de 2014 qui a laissé la marque la plus durable sur la politique croate. Présentée fin 2013 par la coalition sociale-démocrate et libérale du Premier Ministre (et aujourd’hui Président) Zoran Milanović dont les promesses de campagne tournaient pourtant autour d’une augmentation de la protection des travailleurs, elle apportera d’importantes flexibilisations du marché du travail. Entre autres : augmentation de l’âge de la retraite, extension du nombre d’heures de travail possibles jusqu’à 60 heures hebdomadaires, augmentation de la durée pendant laquelle un employé peut être embauché en contrat à durée déterminée sans accéder à un contrat à durée indéterminée, simplification du processus de transfert des employés d’une branche à une autre aussi bien sur le territoire national que hors de celui-ci, et enfin une simplification générale du processus de licenciement.

La réaction est immédiate, aussi bien dans les syndicats, qui appellent à une grève générale (d’une durée de deux heures en février 2014), que par l’opposition menée alors par le HDZ du très nationaliste Tomislav Karamarko, qui reprendra de manière surprenante, mot pour mot, le vocabulaire « anti-néolibéral » des syndicats. Le gouvernement Milanović, assailli de toutes parts et alors que les sondages indiquent un soutien important de la population aux syndicats, argumente pourtant que la mesure n’est pas « si radicale » et qu’elle est un prérequis européen. Il passe ainsi la loi en force au Parlement en 2014, sans négociations avec les syndicats ni concessions à l’opposition dont il rejette les amendements. A peine la loi passée, le gouvernement tombe en chute libre dans les sondages, avant de perdre coup-sur-coup les élections générales de 2015 et celles anticipées de 2016 – au profit du HDZ de Tomislav Karamarko, lui-même rapidement remplacé par Andrej Plenković.

Le bon dos européen

Un point commun important de toutes ces réformes jusqu’à ce jour, a été la stratégie de légitimation : au-delà de l’argument de nécessité absolue, les gouvernements successifs ont tous joués la carte de l’obligation européenne comme justificatif. Si l’argument est partiellement recevable, certaines des directives résultant effectivement d’une harmonisation de la législation croate avec les standards et directives européens, il n’en reste pas moins que tous les gouvernements ont essayé d’y ajouter discrètement des réformes de libéralisation très poussées, absentes desdites directives européennes.

Cette tendance à une « hyper-libéralisation », poussée au-delà des standards européens ou internationaux et souvent à rebours des recommandations (et parfois même malgré l’opposition) d’institutions comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, a fait l’objet d’une excellente analyse d’Hilary Appel et Mitchell Orenstein, qui y voient une stratégie concurrentielle des pays de l’ex-Bloc communiste, résultant de leur forte dépendance aux capitaux étrangers (à ce sujet, voir les travaux de Jan Drahokoupil).

La menace référendaire

Les deux gouvernements successifs d’Andrej Plenković, au pouvoir sans discontinuation depuis 2016, ne font pas exception : la dernière proposition de 2021 a provoqué une forte opposition pour les mêmes raisons. Néanmoins, le « traumatisme » du passage au forceps de la loi de 2014 et la chute du gouvernement de Zoran Milanović, n’explique pas tout, et un autre événement doit être pris en compte : l’échec de la réforme des retraites de 2018-2019. Alors qu’il venait de faire passer une loi augmentant l’âge de la retraite à 67 ans, le gouvernement Plenković s’est vu confronté à la menace d’un référendum pour lequel les syndicats ont réussi à récolter 700’000 signatures sur les 400’000 nécessaires, dans un pays de moins de 4 millions de personnes au total (une baisse du nombre de signatures nécessaire est d’ailleurs en cours d’étude au Parlement). Le gouvernement, dos au mur, s’est alors empressé d’annuler la réforme, non sans fustiger « l’irresponsabilité » des syndicats. S’en sont suivies la tentative de suspension partielle du ZOR au début de la pandémie puis la proposition de réforme avortée de 2021-2022, suite auxquelles le nouvellement nommé Ministre du Travail Marin Piletić a déclaré qu’il souhaitait désormais être « le meilleur interlocuteur possible pour les syndicats ».

Difficile, à ce jour, de dire ce à quoi ressemblera le texte final qui sera adopté par le Parlement. Une chose est néanmoins sûre, c’est que le gouvernement Plenković, qui fait face aux conséquences de la pandémie sur l’économie, à la crise du coût de la vie, ainsi qu’à l’introduction de l’Euro, ne peut pas se permettre le scénario de contestation exacerbée auquel a fait face le gouvernement de Zoran Milanović. Une crise de légitimité, alors que le HDZ, tout comme son rival historique, le SDP, sont en crise, avec des sondages peu mirobolants et d’importants scandales de corruption à la chaîne, risquerait d’être un coup fatal à Plenković. Stratégie politique ou tournant social ? Seul le temps nous le dira.

Élections en Bosnie-Herzégovine : une réforme de la « treizième heure »

Ce dimanche 2 octobre 2022 se sont tenues des élections générales en Bosnie-Herzégovine. Ont alors été renouvelés les Parlements des deux entités, le Parlement et la Présidence tripartite du pays, ainsi que la Présidence de l’entité Republika Srpska (RS). Une élection majeure donc, en particulier au vu des tensions qui l’ont précédée : le Haut-Représentant, envoyé plénipotentiaire de la Communauté internationale, a été au centre de l’attention, ayant dû imposer les moyens financiers nécessaires aux élections par décret suite à la tentative de blocage de la part des partis ethno-nationalistes croates et serbes, mais surtout en tentant d’imposer une réforme électorale très polémique. Le principal parti ethno-nationaliste croate, la Communauté Démocratique Croate (HDZ BiH), a par ailleurs menacé jusqu’à la onzième heure d’un boycott des élections si ses revendications concernant la modification de la législation électorale n’étaient pas adoptées.

    Élections bosniennes : une révolution électorale ?

Les résultats de l’élection présidentielle auront été au bas mot surprenants, du moins en ce qui concerne l’entité voisine de la RS, la Fédération (FBiH). Ont ainsi été élus aux sièges bosniaque et croate de la Présidence tripartite du pays deux candidats n’appartenant pas aux principaux partis ethno-nationalistes. Denis Bećirović, candidat social-démocrate bosniaque, a ainsi remporté haut-la-main son duel avec près de 57 % des voix contre le leader du Parti d’Action Démocratique (SDA), principal parti ethno-nationaliste bosniaque et ancien membre de la Présidence, Bakir Izetbegović, fils du fondateur de ce même parti, Alija Izetbegović, qui n’en obtient que 37,5 %. Reste à savoir si l’élection de Bećirović tient d’une popularité personnelle ou d’un ras-le-bol électoral généralisé à l’encontre d’Izetbegović, constamment embourbé dans des polémiques pour ses déclarations fréquemment absurdes (il a ainsi déclaré qu’il fallait remplacer tous les jeunes partant par des robots, provoquant l’hilarité générale et générant une avalanche de memes) mais aussi pour de très récurrents scandales liés à des accusations de corruption et népotisme.

Du côté du membre croate de la Présidence, c’est le sortant de centre-gauche Željko Komšić (Front Démocratique, DF) qui remporte avec 54,6 % des voix son quatrième (!) mandat face à Borjana Krišto candidate du principal parti ethnonationaliste croate bosnien aux tendances sécessionnistes ambiguës, le HDZ BiH. Celle-ci n’a d’ailleurs pas reconnu la victoire de son concurrent, voire n’a tout simplement pas reconnu son existence-même, déclarant qu’elle « se sentait comme la vainqueure [au nom] du peuple croate » et qu’elle était la « seule candidate du peuple croate ». L’attaque fait référence l’une des grandes et douteuses théories du HDZ BiH selon laquelle Komšić aurait chaque fois été élu par les bosniaques et non par les croates, sous-entendant ainsi que le HDZ BiH détiendrait le monopole de la « représentation légitime » de la population croate de Bosnie-Herzégovine. Les réactions ne se sont d’ailleurs pas faites attendre de Croatie, où le très polémique Président Zoran Milanović a appelé le Haut-Représentant en Bosnie-Herzégovine à refuser à Komšić son élection et à l’écarter du poste auquel il a pourtant été démocratiquement élu, tandis que le parti conservateur croate Most (Pont des listes indépendantes) cherche quant à lui à déclarer Komšić persona non grata dans le pays.

Si l’autre entité bosnienne, la Republika Srpska, aura créé moins de surprise avec l’élection à 52 % des voix de Željka Cvijanović de l’Alliance des Sociaux-Démocrates Indépendants (SNSD) dont le le chef est le membre sortant de la Présidence tripartite, le leader sécessionniste Milorad Dodik, c’est la presque non-élection de ce dernier à la Présidence de l’entité RS qui n’était en revanche pas attendue. Moins de trente mille de voix l’auront ainsi séparé de la candidate de l’opposition unie, Jelena Trivić (Parti du Progrès Démocratique, PDP), confirmant un certain ras-le-bol de la population face à la corruption et la situation de crise permanente qui prévaut dans cette entité depuis l’arrivée au pouvoir de Dodik et du SNSD. Trivić n’en est pas un changement total de paradigme pour autant, et s’inscrit dans la continuité de la rhétorique ethno-nationaliste de Dodik, avec un rapport néanmoins moins franc à la question d’une « indépendance » de la RS ou de son rattachement à la Serbie. L’opposition n’a cependant pas dit son dernier mot, et, accusant le SNSD d’avoir « volé » l’élection de Dodik, a appelé à un recompte des voix voire de nouvelles élections pour la présidence de l’entité.

Révolution électorale en Bosnie-Herzégovine ? Pas vraiment. Aux résultats de la Présidence tripartite et de la Présidence de l’entité RS, fonctions fortement personnalisées, s’opposent ceux des élections parlementaires. C’est ainsi le trio habituel des partis ethno-nationalistes bosniaque (SDA), croate (HDZ BiH) et serbe (SNSD) qui sortent largement en tête. Le SNSD garde ainsi la main-haute en Republika Srpska avec près de 40 % des voix, tandis que le HDZ se profile en faiseur de roi en FBiH entre le SDA, toujours premier parti de l’entité et du pays, et les oppositions de centre-gauche (Naša Stranka, Front Démocratique, Parti social-démocrate). Des analyses estiment néanmoins que le SNSD et le HDZ BiH pourraient être exclus du gouvernement bosnien au niveau national.

    Christian Schmidt, le retour

Et pourtant les résultats des élections ont été rapidement éclipsés par un autre événement : à la surprise et confusion générales, le Haut-Représentant de la Communauté internationale en Bosnie-Herzégovine Christian Schmidt a décidé d’imposer en plein décompte des résultats une réforme de la législation électorale de la FBiH. La réforme porte principalement sur l’augmentation du nombre de délégués dans la Chambre Haute du Parlement de la FBiH ainsi que sur le délai de formation d’un gouvernement, dans l’espoir – explique Christian Schmidt – de « débloquer » la situation après les élections. Le Haut-Représentant avait déjà tenté d’imposer une autre réforme législative et constitutionnelle sur les questions électorales dans un format plus radical en juillet dernier, mais avait dû la retirer après la polémique majeure provoquée par la fuite du projet dans la presse : le Haut-Représentant Schmidt, dont les liens forts avec le HDZ au pouvoir en Croatie et sa branche-sœur bosnienne le HDZ BiH sont fréquemment critiqués, avait alors été accusé de favoriser le parti ethno-nationaliste croate bosnien, seul acteur à saluer sa proposition de réforme (voir notre article à ce sujet ici). Mais aujourd’hui, personne n’est satisfait : tous les partis dénoncent le principe-même d’imposer une réforme, en particulier à ce moment précis, tandis que le HDZ BiH regrette des réformes « cosmétiques » et que les autres acteurs politiques accusent à nouveau le Haut-Représentant de jouer le jeu des ethno-nationalistes croates bosniens. Ajoutant de l’huile sur le feu, le gouvernement d’Andrej Plenković en Croatie voisine a reconnu avoir collaboré « discrètement » (sic) avec Christian Schmidt dans l’élaboration de la réforme, quelques jours avant l’annonce de celle-ci.

Au-delà de l’ingérence grave d’un pays voisin dans un État souverain et de l’imposition d’une réforme qu’aucune majorité politique ne soutient par un délégué de la Communauté internationale auquel fait défaut la légitimité démocratique, c’est surtout le timing et le décalage complet entre le résultat des élections et la décision du Haut-Représentant qui choquent, et l’entêtement de ce dernier à imposer sa réforme électorale, par ailleurs controversée au sein de la Communauté internationale-même et qui menace d’éroder encore davantage la légitimité déjà bien mise à mal de l’institution. Comme le souligne le sociologue Eric Gordy dans un récent commentaire, la décision de ce plénipotentiaire allemand non-élu va complètement à l’encontre de la complexité du choix politique exprimé par la population bosnienne ce dimanche dans les urnes. Qui plus est, le gouvernement croate d’Andrej Plenković a d’ores et déjà appelé de ses vœux des réformes plus poussées dans cette direction, montrant à quel point les réformes imposées allant dans le sens des partis ethno-nationalistes ont peu de chance d’être jamais jugées suffisantes par ces acteurs qui renforcent ainsi leur emprise sur l’espace politique bosnien.

Enfin, dans un pays où le taux de participation est déjà très bas et où la confiance dans les institutions politiques et démocratiques flirte avec le fond de l’abîme, l’imposition d’une modification de la loi électorale pendant le décompte des voix paraît totalement absurde et irrationnel, même si celle-ci n’affecte que les corps législatifs et exécutifs élus indirectement et non les sièges attribués pendant l’élection directe. La transparence et prévisibilité du processus électoral, même des chambres élues indirectement, sont des principes fondamentaux essentiels de la démocratie représentative : dans le jeu électoral, la seule incertitude qui doit régner en démocratie est celle qui entoure le nom du vainqueur, pas les règles du jeu. Imposer une réforme, même ne concernant que la désignation indirecte de délégués aux Chambres hautes, non plus à la onzième mais bien à la treizième heure et avec une communication maladroite qui a laissé beaucoup de citoyens dans le doute de ce qui avait été décidé a de quoi frustrer la population bosnienne et délégitimer un processus démocratique déjà bien mal en point – sans même parler du Bureau du Haut-Représentant lui-même.

    Problème international, institutionnel, individuel ou « all of the above » ?

Dans Democracy by Decree (2015), le politologue Adis Merdzanovic souligne que l’exercice des pouvoirs du Haut Représentant dépend en grande partie de la conception individuelle que celui-ci a de son travail et de sa mission, de sa philosophie personnelle en quelque sorte. Si notre article précédent dédié au Haut Représentant nuançait ce propos, mettant l’emphase sur la position plus encline à favoriser les partis ethno-nationalistes qui prévaut actuellement au sein de la Communauté internationale, il est ici difficile de faire plus « personnel » que la décision de Schmidt, dont la Commission européenne elle-même s’est distanciée de manière ambiguë. Quant à la « philosophie politique » du Haut-Représentant Schmidt, la forte personnalisation de son discours annonçant l’imposition des réformes, dans lequel il se présente personnellement et individuellement comme le garant du bon fonctionnement des élections et des institutions politiques bosniennes, a comme une saveur d’infantilisation, et ne présage pas forcément un avenir plus participatif, démocratique ou libéral pour la Bosnie-Herzégovine.

Les données électorales présentées dans cet article sont les résultats préliminaires au 4 octobre 2022 à plus de 90 % du dépouillement, disponibles sur izbori.ba en bosnien, croate, serbe et anglais.

Mes remerciements à Georgio Konstandi pour sa relecture attentive, ses corrections et ses commentaires approfondis sur le texte.

Europride de Belgrade : la fin du pink-washing

En 2017, alors qu’il accédait à la fonction présidentielle, le désormais ex-Premier ministre Aleksandar Vučić nommait une inconnue complète en politique comme sa successeure, Ana Brnabić, à ce jour encore en poste et mandataire pour la formation du nouveau gouvernement. Charactéristique particulièrement mise en avant au moment de sa nomination par le régime, Brnabić est ouvertement lesbienne. Avancée des droits des personnes LGBT dans un pays – et une région – plutôt conservateur en la matière ? Pas vraiment. Rapidement surnommée « le ficus » pour son inexistence politique et son manque de pouvoir effectif (bien qu’elle soit considérée comme la numéro deux du Parti progressiste de Vučić, le SNS, ce qui en dit long sur la concentration du pouvoir en Serbie), la Première ministre Brnabić tient aujourd’hui moins de l’icône LGBT que du symbole de pink-washing, et n’a en réalité peu voire pas utilisé le pouvoir et l’influence que supposent sa fonction pour promouvoir les droits des personnes LGBT. Le cas de l’annulation de la Belgrade Europride, censée se dérouler ce samedi 17 septembre, en est probablement le dernier, sinon le meilleur, exemple en date.

En effet, mi-septembre, le Président Vučić annonçait que la situation géopolitique de la région n’était soi-disant pas favorable à une telle manifestation : dans l’annulation de l’événement, c’est étrangement les tensions actuelles avec le Kosovo qui ont été évoquées – et ce malgré le fait qu’un nouvel accord concernant la circulation des personnes ait été trouvé entre les deux États, une première avancée après une longue période de blocage. Les organisateurs et organisatrices de l’Europride ont malgré tout annoncé que la manifestation serait maintenue malgré l’interdiction présidentielle.

Le ton monte alors rapidement. Lors d’une intervention où il fustige l’association organisant l’événement en expliquant qu’il « comprend l’Église, qui a ses dogmes » mais qu’il ne « comprend pas les p*dés [pedere] » qui ne comprennent pas les « intérêts supérieurs de la Serbie », Vučić conclut par un sobre : « Pas de p*dés, Vive la Serbie » [Nema pedera, živela Srbija]. Dans les médias de grande audience, en particulier pro-gouvernementaux, des « spécialistes » prétendent également que l’homosexualité est « contre-nature ». Des débats télévisuels sont organisés entre des membres de la communauté LGBT et des membres de la frange ultra-conservatrice de la politique serbe, où ces dernières réitèrent ad nauseam de similaires accusations. Le Patriarche Porfirije, chef de l’Église orthodoxe serbe (SPC) et figure ô combien influente en Serbie, a quant à lui appelé à l’annulation de la manifestation, condamnant « l’idéologie LGBT » qui ne serait « pas acceptable pour les Chrétiens orthodoxes » et en accusant la communauté queer de « mener une croisade » : « D’autres sont venus dans notre maison et nous propagent leurs idées, les imposent. Ils veulent nous dire ce que nous devons être et comment nous devons être. C’est nous dans cette histoire qui sommes exposés à la violence. Ils violent notre esprit, ils violent notre âme », a-t-il déclaré, tout en condamnant fermement l’usage de la violence et de la haine à l’encontre de cette communauté. Des propos que les tabloïds proches du régime, lorsqu’ils daignent mentionner l’Europride (ce qu’ils ne font presque pas), relaient sans pour autant donner la voix au point de vue opposé.

L’Église orthodoxe serbe a d’ailleurs été l’un des principaux soutiens d’une manifestation attrape-tout d’extrême-droite, nommée « Liturgie pour le Salut de la Serbie » [Litija za spas Srbije], qui a réuni entre 10’000 et 20’000 personnes dimanche 11 septembre. Pouvaient y être vus et entendu pêle-mêle des symboles religieux orthodoxes – le cortège est d’ailleurs mené par une partie du clergé de l’Eglise orthodoxe serbe et se dirige vers le Hram de Saint Sava –, des cris « Le Kosovo, c’est la Serbie », un gigantesque drapeau serbo-russe de plus de 500 mètres, et d’importantes figures politiques d’extrême-droite à l’instar des présidents de Zavetnici et Dveri Milica Đurđević Stamenkovski et Boško Obradović. Les manifestants appelaient explicitement à l’annulation de l’Europride, accusant celle-ci de « menacer les valeurs familiales », et ont menacé d’organiser une contre-manifestation le samedi 17 si la marche de l’Europride devait être maintenue malgré l’interdiction présidentielle.

Le 13 septembre, enfin, le Ministère de l’Intérieur a officiellement interdit la tenue de la manifestation du 17 septembre. Le communiqué du Ministère argumente ainsi qu’un « risque élevé existe que la sécurité des participants […] sur les tracés annoncés est menacée, de même que la sécurité des autres citoyens. » Le ministre de l’Intérieur Aleksandar Vulin a quant à lui à nouveau évoqué la « situation géopolitique » comme facteur empêchant une manifestation qui entraînerait, selon lui, des bagarres de rue. Suite aux fortes réactions des organisateurs et après avoir reçue les huées du public, la Première Ministre Ana Brnabić s’est posée en victime de la situation lors de la conférence sur les droits humains organisée dans le cadre de l’Europride, déclarant qu’elle était « probablement la seule personne discriminée par les deux communautés. »

Les organisateurs ont malgré tout appelé à manifester ce samedi 17 septembre, bravant à la fois l’interdiction d’un Ministère de l’Intérieur connu pour ses excès de zèle policier et l’opposition agressive d’une potentielle contre-manifestation des milieux ultra-conservateurs, elle aussi interdite par le Ministère de l’Intérieur. Reste à espérer que ne se répètent pas les violences des manifestations écologistes de l’an dernier, ni le scénario de la première Pride serbe de 2001, où des groupes ultraviolents avaient tabassés les manifestants – des événements portés à l’écran par Srđan Dragojević dans l’excellent Parada (2011).

Une telle rhétorique LGBT-phobe n’est néanmoins pas particulière à la seule Serbie : lors de l’organisation de la première Marche des fiertés à Sarajevo en 2019, les trois principales organisations religieuses du pays – catholique, musulmane, orthodoxe – s’étaient opposées en choeur à la tenue de l’événement. Un communiqué du Conseil des muftis de la Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine [islamska zajednica] signé par le reis-ul-ulema (grand mufti), déclarait par exemple clairement que « les sources du Coran qualifient sans ambiguïté l’homosexualité de grand péché, et que les croyants ne s’en approchent pas [des homosexuels] ». De même, les mouvements anti-LGBT sont particulièrement forts en Croatie, souvent groupés autour de l’Église catholique : dans un pays où voter sur un texte est aussi rare que difficile, l’un des seuls référendums largement acceptés par la population avait été celui sur une prohibition du mariage pour toutes et tous, dans une campagne agressivement anti-LGBT. Le clergé catholique est d’ailleurs lui-même bien connu pour ses dérapages en la matière, de même que les milieux de centre-droit à l’instar de Nikola Grmoja du parti Most (pont des listes indépendantes), qui fustigeait l’an dernier « l’idéologie LGBT » et la « propagande » de celle-ci auprès des enfants, assimilant de manière ambiguë l’homosexualité à la pédophilie.

Néanmoins, la situation actuelle en Serbie a cela de particulier que le régime en place, dont les déclarations de Vučić et Vulin laissent peu de doute sur l’orientation, tente – ou du moins tentait – depuis des années de se présenter auprès de l’Union européenne comme des progressistes dignes du nom de leur parti, notamment à travers une politique extérieure de pink-washing. Ce que montre l’annulation de la Marche des fiertés de l’Europride de Belgrade, c’est que la Serbie du régime d’Aleksandar Vučić s’éloigne chaque jour un peu plus d’une perspective européenne à laquelle peu de pays des Balkans occidentaux croient encore. L’annulation de l’Europride et les discours LGBT-phobes qui l’entourent sont non seulement une violation des droits humains des personnes LGBT, notamment celui de manifester, mais également le symptôme du tournant illibéral et au bas-mot eurosceptique du régime porté par le Parti progressiste serbe au pouvoir.

À cet égard, ce nouveau visage du régime serbe – ou du moins le visage qu’il offre désormais ouvertement à l’Occident – n’est pas sans rappeler le rapprochement de la Serbie avec la Chine, et les abus sur les droits humains qui en ont découlé, mais aussi et surtout avec la Russie depuis l’invasion russe de l’Ukraine : la Serbie a pendant longtemps été l’un des seuls pays européen à ne condamner aucunement l’invasion armée, et n’a toujours pas introduit de sanction contre le régime de Poutine, avec lequel il a au contraire renforcé des liens qui étaient pourtant devenus tièdes ces dernières années. Enfin, de la même manière que les manifestations pro-russes du début de cette année, les démonstrations à l’instar de la « Liturgie pour le Salut de la Serbie » servent avant tout « d’idiots utiles » au régime pour légitimer si besoin ses décisions auprès de l’Occident comme les prenant sous la contrainte, mais permettent également selon certains au gouvernement, par un jeu de crises, de « suspendre le cour » de la politique normale, et ainsi d’éviter le débat sur des questions plus polémiques auprès des électeurs.

Bosnie-Herzégovine : Le Haut Représentant a-t-il fait son temps ?

À quelques mois des élections générales en Bosnie-Herzégovine, le Haut Représentant de la Communauté internationale a tenté d’imposer sans succès une réforme de la législation électorale. Celle-ci a généré une vive polémique, de nombreux acteurs accusant celle-ci de favoriser les partis ethno-nationalistes. Alors que le Haut Représentant est critiqué pour son manque d’impartialité et la négation des valeurs de son institution, y a-t-il encore un sens à l’existence d’une telle fonction pouvant imposer des lois par décret en Bosnie-Herzégovine ?

Mercredi 20 juillet, l’antenne bosnienne du média N1 annonçait une nouvelle fracassante : le Haut Représentant de la Communauté internationale en Bosnie-Herzégovine Christian Schmidt aurait décidé d’imposer une réforme de la législation électorale. Cette législation fait en effet débat depuis plusieurs années et le sujet a connu un regain polémique suite à la proposition l’an dernier du parti ethno-nationaliste croate bosnien, le HDZ BiH, d’une réforme renforçant la séparation ethnique électorale, en vue des élections d’octobre prochain. La réforme électorale a depuis été dans l’impasse, les partis bosniens échouant à trouver un accord ; le Haut-Représentant Schmidt a alors décidé d’imposer celle-ci. Pomme de la discorde : le contenu de la réforme du Haut-Représentant reprend en principe les propositions du HDZ BiH, décriées par la majorité des autres partis du pays. Pour souffler encore sur les braises, une rumeur douteuse relayée par le média bosnien Klix.ba et pour l’instant restée sans sources ni preuves pour l’étayer prétend que Schmidt aurait reçu le texte directement du cabinet du Ministre des Affaires étrangères de la République de Croatie voisine, Gordan Grlić Radman.

Les réactions à la tentative d’imposition de la réforme par le Haut Représentant ne se sont pas faites attendre. Si le Peace Implementation Council (PIC), chargé de superviser  travail de celui-ci, est resté discret malgré le désaccord de certains de ses membres avec la décision de Christian Schmidt, la réforme imposée est à l’origine d’une controverse aussi violente qu’immédiate parmi les analystes et les politiciens de la région. En substance, les critiques venant des partis libéraux, sociaux-démocrates, et ethno-nationalistes bosniaques mais aussi de nombreux observateurs et experts dénoncent toutes la même chose : la réforme renforcerait les clivages ethniques et favoriserait les partis ethno-nationalistes, en particulier le HDZ BiH. Certains sont même allés jusqu’à parler d’une politique « d’apartheid », tandis que la crainte de voir apparaître une « Troisième Entité », annonciatrice selon certains de la fin de la Bosnie-Herzégovine, a de nouveau été exprimée – nous avions d’ailleurs publié un article à ce sujet il y a un an presque jour pour jour (en anglais). Des manifestations contre la réforme ont également eu lieu lundi 25 juillet et les jours suivants devant le bâtiment du Bureau du Haut Représentant à Sarajevo, regroupant près de 7’000 personnes le premier jour sous le slogan « Nous ne sommes pas des tribus, nous sommes des citoyens ». Le Parlement national lui-même, à l’exception du HDZ BiH, a adopté une résolution réaffirmant le caractère multiethnique du pays et s’opposant à la réforme.

A l’inverse, le leader du HDZ BiH Dragan Čović ainsi que le Premier ministre de Croatie et leader du HDZ dans ce pays, Andrej Plenković, en déplacement à Mostar en Herzégovine occidentale, une région à forte population croate, ont salué de concert la réforme ; le groupe HDZ au sein du Parlement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, l’entité concernée par la réforme, a même suggéré que seule l’implémentation de la réforme garantirait la survie de la Bosnie-Herzégovine en tant qu’État. Le leader sécessionniste serbe Milorad Dodik, de son côté, en a profité pour jeter de l’huile sur le feu en déclarant que la polémique était la preuve que la Bosnie-Herzégovine est divisée, et que plus rien ne peut l’unir.

Après de nombreuses rumeurs concernant l’abandon ou le maintien de la réforme, le Haut Représentant a annoncé le mercredi 27 juillet au soir après dix jours de silence complet qu’il n’imposera que des éléments « techniques » de la réforme et que les éléments les plus polémiques seraient ajournés. Néanmoins, le Haut Représentant Schmidt a clairement fait comprendre que si les partis politiques bosniens n’arrivaient pas à s’entendre sur la réforme électorale, il imposerait les éléments les plus polémiques qui avaient fuités dans la presse.

    Tout le pouvoir… aux partis ethniques ?

Tout ceci demande tout d’abord de revenir rapidement sur la polémique qui entoure la réforme de la législation électorale. Pour rappel, la Bosnie-Herzégovine reconnaît dans sa Constitution trois « peuples constitutifs » (Bosniaques, Croates, Serbes), ainsi que des « Autres » (Juifs, Roms, etc.), auxquels sont attribués des sièges et droits particuliers via un strict régime de quotas et vétos. Pour faire simple, le débat concernant la réforme de la législation électorale est principalement porté par le HDZ BiH, qui prétend depuis des années que les électeurs bosniaques élisent les représentants croates à la place de la population croate (par exemple le membre croate de la Présidence tripartite, Željko Komšić), et cherche alors à faire en sorte que seuls les électeurs croates puissent élire les représentants politiques appartenant à cette communauté. Pour plus de détails, voir notre article à ce sujet publié l’an dernier (en anglais).

La réforme proposée par le Haut Représentant porte selon N1 uniquement sur l’entité à majorité croato-bosniaque de la Fédération, et ne concerne pas l’autre entité bosnienne à majorité serbe, la Republika Srpska, ni le district autonome de Brčko. Sans entrer dans trop de détails, la polémique autour de cette proposition de réforme concerne entre autres les deux points suivants : premièrement, si un « peuple constitutif » représente moins de 3 % de la population d’un des 10 cantons de la Fédération, son délégué à la Chambre haute du Parlement de la Fédération serait apparemment transféré à un canton avec une plus grande population de cette ethnie, à rebours d’une déclaration de 2018 du Bureau du Haut Représentant lui-même ; deuxièmement, le nombre de soutiens de députés de groupes ethniques nécessaires à la nomination de candidats à la Présidence et Vice-Présidence de la Fédération passerait de six à huit. En pratique et pour faire simple, certaines analyses comme celles des média pro-bosniens Klix.ba ou Istraga.ba estiment que cela renforcerait notablement le pouvoir du HDZ BiH sur l’entité à majorité croato-bosniaque et le favoriserait dans les prises de décision.

L’entité de la Fédération et ses 10 cantons. Source : Wikicommons

Comme l’a développé le politologue Nenad Stojanović sur la base du modèle du dilemme du prisonnier issue de la théorie des jeux, l’implantation et le renforcement de logiques électorales ethniques  tend à automatiquement favoriser les partis ethniques. En effet, les électrices et électeurs, de peur que les membres de l’autre ethnie ne votent pour des candidats ethno-nationalistes qui favoriseraient leur ethnie au détriment des autres, sont ainsi incités à voter pour les partis nationalistes de leur propre ethnie, créant une sorte de cercle vicieux. L’expérience sur le terrain démontre d’ailleurs très aisément ce modèle. Alors que certains votants sont bien évidemment des nationalistes convaincus, il reste très fréquent d’entendre des électeurs libéraux ou même de gauche, s’intéressant peu aux questions ethniques voire ne soutenant pas les partis ethno-nationalistes, expliquer qu’ils votent pour ceux-ci par conviction que les votants des autres ethnies feront de de même.

La proposition de réforme soulève alors deux problèmes majeurs concernant le Haut Représentant lui-même.

    Le Haut Représentant a-t-il abandonné la démocratie libérale ?

Tout d’abord, cette proposition est en opposition complète avec les valeurs promues par la Communauté internationale, représentée par le PIC : le Bundestag allemand vient d’ailleurs tout juste de voter une résolution qui promeut la démocratie libérale en Bosnie-Herzégovine ainsi qu’un modèle politique moins ethnique pour celle-ci. Mais le Haut Représentant Schmidt est également en porte à faux vis-à-vis de jugements majeurs de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). En effet, dans pas moins de cinq verdicts tel le célèbre verdict « Sejdić et Finci » (2009), la CEDH a condamné le système électoral bosnien dans lequel certaines fonctions ne sont accessibles qu’à certaines ethnies et refusées à d’autres. Ainsi, par exemple, la Présidence tripartite, composée d’un Bosniaque, d’un Croate et d’un Serbe, ou la Chambre des Peuples au niveau national, composée de cinq représentants de chacun des trois « peuples constitutifs » précités, sont inaccessibles à ce que la Constitution bosnienne définit comme des « Autres » (Others), notamment les membres des communautés juives et romes. Jusqu’à ce jour, le Haut Représentant avait promu des réformes allant dans le sens d’une libéralisation de la vie politique, et s’était opposé aux partis ethno-nationalistes, qui préféraient ignorer les jugements de la CEDH et tenter plutôt d’implémenter les verdicts de la Cour constitutionnelle bosnienne comme dans le cas « Ljubić », qui demande en substance que seuls les électeurs d’une ethnie élisent les représentants politiques appartenant à celle-ci.

Or, si c’étaient les acteurs politiques (ethno-nationalistes) du pays qui avaient jusqu’à ce jour promu des valeurs contraires aux principes de la démocratie libérale et ignoré les jugements de la CEDH, c’est cette fois le représentant plénipotentiaire de la Communauté internationale qui impose des décisions allant dans cette direction. Il y a un côté tristement ironique à ce que ce soit un plénipotentiaire envoyé par des démocraties qui se targuent de leurs principes libéraux et anti-nationalistes qui implémente justement des réformes sapant les fondements de la démocratie libérale en renforçant des clivages ethniques que certains associent à une « balkanisation » stéréotypique.

Les détracteurs de Christian Schmidt n’ont d’ailleurs pas manqué ici de soulever ses liens avec la Croatie et particulièrement avec le HDZ, qui l’a décoré de l’Ordre d’Ante Starčević en 2020. Par ailleurs, dès sa nomination, Christian Schmidt avait été critiqué pour ses remarques ambiguës reprenant la rhétorique des partis ethno-nationalistes croates et pour sa trop grande proximité avec le leader du HDZ BiH Dragan Čović, première personnalité que Schmidt avait rencontrée immédiatement après son entrée en fonction. Le quotidien autrichien Der Standard, pour sa part, soutient que Schmidt aurait pris la décision d’implanter cette réforme sous une forte pression de diplomates américains et européens, dont certains se sont fait remarquer ces derniers mois pour leur soutien à des solutions proches de celles du HDZ BiH. La nouvelle est d’autant plus inquiétante qu’elle implique que ce ne serait pas seulement le Haut Représentant, mais bien toute une partie de la Communauté internationale et du corps diplomatique qui serait acquis à des solutions prônées par les partis ethno-nationalistes.

    Le Haut Représentant, obsolète ?

Deuxième problème, la situation remet une nouvelle fois en question le rôle et la légitimité du Haut-Représentant en Bosnie-Herzégovine. Le passé de cette institution pour le moins particulière est complexe. Le Bureau du Haut-Représentant (OHR) a été instauré suite à la signature des Accords de Dayton en 1995, dont il est la dixième annexe, comme institution ad hoc quelque peu improvisée censée superviser l’implémentation de la paix : l’histoire veut que Carl Bildt, le premier Haut-Représentant, se soit retrouvé littéralement largué dans Sarajevo sans logement et dans un bureau sans électricité ni chauffage (Merdzanovic 2015, p. 180). Lors de la Conférence de Bonn de 1997, le PIC décide d’octroyer au Haut Représentant des pouvoirs particuliers – et particulièrement flous – lui permettant d’imposer des éléments de législation ou des amendements constitutionnels aux cantons et entités, à l’exception de la Constitution nationale : ce sont les « pouvoirs de Bonn ». Comme l’explique le politologue Adis Merdzanovic dans Democracy by Decree (Ibidem Verlag, 2015), l’ouvrage issu de sa thèse consacré à l’OHR, les Hauts Représentants successifs ont au fil des années fait de moins en moins usage de ces compétences. Valentin Inzko, le Haut Représentant qui a précédé Christian Schmidt entre 2009 et 2021, n’y a que rarement fait recours jusqu’à sa dernière semaine de fonction, où il a imposé un amendement au Code pénal prohibant la négation des génocides et crimes de guerres reconnus par les instances nationales et internationales.

Passage de témoin de Valentin Inzko (droite) à Christian Schmidt (gauche), 2021. Copyright : AP Photo

Mais le mandat de Schmidt, commencé dans la polémique, semble prendre le contrepieds de ces prédécesseurs. Le nouveau Haut Représentant avait d’emblée exprimé qu’il était prêt à faire davantage usage des « pouvoirs de Bonn ». Ceci a soulevé de nombreuses questions de la part des experts de la région, soucieux de savoir quelle est la légitimité de ces décrets : le Haut Représentant était initialement pensé comme une institution temporaire, censée assurer l’implémentation des accords de Dayton, mais qui n’était pas destinée à durer près de trente ans. Plus encore, comme mentionné, les Haut Représentants ont progressivement délaissé les « pouvoirs de Bonn », considérés comme de moins en moins légitimes (le Haut Représentant n’est après tout pas élu, mais nommé par des gouvernements étrangers), pour laisser sa place au jeu démocratique et responsabiliser les élites politiques domestiques. Par ailleurs, certains experts ont exprimé des doutes quant à savoir si les « pouvoirs de Bonn » permettent véritablement au Haut Représentant d’imposer une réforme telle que celle que Christian Schmidt propose. En bref, l’imposition de la réforme électorale par Christian Schmidt paraît ainsi non seulement contraire aux valeurs promues par la Communauté internationale mais également anachronique, posant la question de la légitimité de l’institution dans le contexte actuel.

    Quo Vadis, Bosno i Hercegovino ?

Une chose est sûre, la Bosnie-Herzégovine n’avait pas besoin d’une telle situation. Si on qualifie souvent la situation prévalant en Bosnie-Herzégovine d’impasse (stalemate), il semblerait bien que non seulement celle-ci ne soit pas sur le point de se débloquer mais bien qu’elle se verrouille chaque jour davantage. Rappelons que le pays connaît depuis un an une grave crise institutionnelle du fait des velléités sécessionnistes serbes portées par Milorad Dodik dans l’entité de la Republika Srpska. La réforme proposée par le Haut Représentant, dans ce contexte et alors que les revendications du camp ethno-nationaliste croate se font de plus en plus virulentes avec le soutien et la bénédiction de Dodik, revient à jeter un bon litre d’huile sur le feu.

Près de trente ans après sa création, et alors qu’on ne pensait qu’il n’existerait que pour une décennie, il devient clair que l’OHR a plus que jamais besoin de redéfinir ses objectifs et ses priorités, mais surtout de reconsidérer sérieusement son existence même. Sans soutenir l’opposition de principe de la Chine et de la Russie concernant la non-reconduction du mandat du Haut Représentant – opposition principalement guidée par leur soutien à la politique sécessionniste de Dodik et par le rejet croissant par les deux puissances des institutions jugées « occidentales » –, il est néanmoins clair que les « pouvoirs de Bonn » ne peuvent plus être  utilisés sans générer de crise de légitimité, comme le démontre tout particulièrement le cas de Christian Schmidt. Si la place du Haut Représentant est elle-même à questionner, c’est aussi plus largement le cas pour le système politique issu des Accords de Dayton : depuis l’échec des réformes constitutionnelles générales du « paquet d’avril » de 2006, il est aujourd’hui clair face au blocage total et à l’envenimement du « conflit gelé » qui prévaut en Bosnie-Herzégovine, il y a plus que jamais un urgent besoin de repenser ce système de Dayton dans son intégralité avec des objectifs clairs. Le Haut Représentant Christian Schmidt ne représente ainsi pas tant – ou pas seulement – un pouvoir arbitraire, comme certains l’affirment, mais est bien au contraire un symptôme d’une Communauté internationale qui non seulement ne s’intéresse plus que marginalement à la Bosnie-Herzégovine, mais qui surtout semble elle-même perdre ses repères et être confuse sur les valeurs qu’elle souhaite défendre et promouvoir.

Pour aller plus loin : Adis Merdzanovic (2015), Democracy by Decree. Prospects and Limits of Imposed Consociational Democracy in Bosnia and Herzegovina, Ibidem Verlag.

Conseil européen. Source : domaine public.

Balkans occidentaux : requiem pour la perspective européenne ?

Les 23 et 24 juin derniers a eu lieu le Conseil européen, regroupant les dirigeants des États-membres de l’Union européenne. Ceux-ci ont décidé d’accorder à l’Ukraine et à la Moldavie le statut d’États candidats quelques mois seulement après le dépôt de leur candidature. Les Balkans occidentaux, quant à eux, n’ont rien obtenu et restent toujours dans les limbes du processus d’adhésion. Commentaire.

Au sortir du Conseil européen tenu les 23 et 24 juin derniers, les dirigeants des pays des Balkans occidentaux ne mâchaient pas leurs mots. On a ainsi entendu le Président serbe Aleksandar Vučić affirmer son manque d’optimisme quant à la perspective européenne de son pays, tandis que le Président croate Zoran Milanović dénonçait le fait que la Bosnie-Herzégovine n’avait pas obtenu le statut d’État candidat de concert avec l’Ukraine,  qu’il juge moins fonctionnelle que la première. Mais c’est probablement au Premier ministre albanais Edi Rama que revient la palme d’or de l’analogie, quand celui-ci a mis en garde les dirigeants européens contre le risque que la rencontre du Conseil européen ne devienne similaire à celle des docteurs de l’Église discutant du sexe des anges pendant que Constantinople tombait.

Le cœur de la question réside dans l’obtention du statut d’État candidat à l’adhésion à l’Union européenne par l’Ukraine et la Moldavie, ainsi que la promesse de ce statut pour la Géorgie, lors de ce même Conseil européen. Ces pays, qui ont déposé leur candidature en mars dernier suite à l’invasion russe en Ukraine, ont en effet bénéficié d’un processus accéléré, qu’aucun des chefs d’État des Balkans occidentaux n’a remis en question. Le sujet de toutes les tensions, en revanche, est qu’aucune concession ni percée majeure n’a été réalisée concernant le processus d’accession des Balkans occidentaux : de nombreux analystes, experts et politiciens de la région avaient en effet exprimé l’espoir que l’Union européenne saisirait de l’occasion pour revitaliser le processus. Il n’en a rien été.

En effet, en dépit des conclusions du Conseil européen qui affirme « son attachement total et sans équivoque à la perspective de l’adhésion des Balkans occidentaux à l’UE et appelle à accélérer le processus d’adhésion », le statu quo de blocage général de la région demeure. Le Kosovo, que cinq États européens ne reconnaissent toujours pas et qui reste dans les balbutiements du processus d’adhésion, n’a ainsi rien obtenu concernant la tant attendue libéralisation des visas (obtenue par tous les autres pays entre 2009 et 2010), tandis que la Bosnie-Herzégovine, qui a signé son accord de stabilisation et d’association (ASA / SAA) il y a près d’une décennie et a déposé sa candidature en 2016, ne s’est vue offrir que de vagues et maigres promesses concernant l’obtention du statut de candidat, malgré la crise majeure qui la secoue depuis bientôt deux ans. Les deux seuls pays ayant débuté les négociations sur l’acquis communautaire il y a près d’une décennie, la Serbie et le Monténégro, ne se sont pas vu fixer de date d’accession claire, alors que la dynamique de réforme mais aussi le soutien à la perspective européenne s’amenuise d’année en année.

Mais le cas qui a le plus fait parler de lui, c’est celui de la Macédoine du Nord et, indirectement, de l’Albanie. Les deux pays sont en effet liés dans le processus d’adhésion et, si tous deux ont obtenu leur statut de candidat respectivement en 2005 et en 2013, ils n’ont toujours pas ouvert le processus de négociation de l’acquis. La Grèce, la France, et aujourd’hui la Bulgarie ont coup sur coup bloqué l’ouverture des négociations : si la France a demandé (et obtenu) une révision de la méthodologie de négociation dans le processus d’accession, la Grèce et la Bulgarie ont opposé leur veto pour des considérations nationales sinon nationalistes totalement étrangères à l’acquis, aux critères de Copenhague ou à l’UE de manière générale. Ainsi, la Grèce exigeait que la Macédoine du Nord change son nom (chose faite avec les accords de Prespa en 2018) et la Bulgarie qu’elle reconnaisse la prétendue « origine bulgare » de sa langue et de son histoire, et qu’elle inscrive la minorité bulgare (estimée à quelques 3’500 personnes) dans le Préambule de sa constitution.

Lors du Conseil européen dont elle avait la présidence pour six mois, la France a alors tenté de régler la situation en soumettant à la Bulgarie une proposition qui prévoit l’intégration d’une partie de ses revendications dans la structure-même du processus d’intégration européenne, les institutionnalisant de fait. Si le Parlement bulgare, alors que le gouvernement réformiste de Kiril Petkov vient de tomber, a largement accepté la proposition, la situation a généré d’importantes tensions et une forte opposition en Macédoine du Nord, où des manifestations continues accompagnées de quelques épisodes de violence ont eu lieu en amont du vote du Parlement macédonien sur la proposition. Celui-ci l’a finalement acceptée en principe ce samedi 16 juillet, et ce malgré le fait qu’il n’a que peu voire pas de chance d’obtenir la majorité des deux-tiers nécessaire à l’implémentation concrète et définitive des changements constitutionnels proposés, au vu de la maigre majorité absolue possédée par le gouvernement et de l’opposition en bloc des partis non-gouvernementaux.

Un tweet du média satirique Le Chou après le vote du 16 juillet
Un tweet du média satirique Le Chou après le vote du 16 juillet

De nombreuses voix de journalistes, d’analystes et d’universitaires se sont également élevées contre ce qui est désormais appelé la « proposition française ». Certains ont ainsi souligné qu’elle n’avait rien d’un compromis mais qu’elle ne faisait au contraire que contenter les demandes de la Bulgarie, tandis que d’autres ont mis l’emphase sur le fait qu’une telle institutionnalisation de revendications nationales sans rapport aucun avec l’acquis communautaire reviendrait à mettre en jeu la crédibilité-même de l’Union européenne et de son processus d’accession. Comme l’écrivent le politologue Florian Bieber et le politicien et diplomate macédonien Nikola Dimitrov dans un éditorial commun, l’institutionnalisation par l’UE des revendications de la Bulgarie signifierait en effet que la Commission européenne devrait pour la première fois rapporter sur des questions d’histoire et d’identité nationales, créant ce que les auteurs estiment être un « dangereux précédent ».

Dans le tout premier article publié sur le présent blog en octobre dernier, nous soulignions le risque que représente l’impasse dans laquelle se trouve actuellement la politique d’élargissement européenne, et les quelques mois qui se sont écoulés depuis n’ont fait que confirmer ce « dépérissement » de la perspective européenne pour certains pays. L’exemple de la politique étrangère de la Serbie depuis l’invasion de l’Ukraine est particulièrement parlant : bien qu’ayant soutenu certaines résolutions plutôt symboliques aux Nations Unies, le régime d’Aleksandar Vučić est ainsi l’un des seuls pays d’Europe à avoir catégoriquement refusé d’instaurer des sanctions contre la Russie et à continuer une proche collaboration avec le régime de Vladimir Poutine, avec lequel il a très récemment renouvelé un nouvel accord préférentiel concernant l’importation de gaz. Pour la première fois depuis le début du processus d’accession, la perspective européenne aurait d’ailleurs perdu le soutien de la majorité de la population serbe selon certains sondages, qui restent à prendre avec une certaine prudence.

Mais le processus accéléré d’adhésion dont ont bénéficié l’Ukraine et la Moldavie, s’il se justifie par l’état d’urgence absolue qui prévaut actuellement, pose également de nouvelles questions. Comme le soulignait l’ancien Directeur Général à la Commission européenne Pierre Mirel en mars dernier déjà, l’Union européenne, depuis l’adhésion de l’État divisé de Chypre, a fait de l’intégrité territoriale – c’est-à-dire de l’absence de contestation intérieure ou extérieure des frontières du pays candidat – une condition non-négociable : c’est pour cette même raison que l’un des principaux obstacles pour la Serbie dans le processus d’accession est l’absence de résolution concernant la question du statut du Kosovo. Or, comme l’écrit Mirel, une adhésion accélérée de l’Ukraine et de la Moldavie malgré leurs territoires contestés changerait totalement la donne pour les pays des Balkans occidentaux, créant un précédent qui réduirait les motivations des États à régler leurs disputes territoriales et pourrait être manipulé par les autocrates de la région pour décrédibiliser l’UE et promouvoir la coopération avec des partenaires « alternatifs » moins regardant quant aux processus de démocratisation, à l’instar de la Chine ou de la Russie.

Dans une analyse publiée en 2014, le think-tank BiEPAG prévoyait quatre scénarii possibles concernant le processus d’intégration européenne des Balkans occidentaux. En parallèle d’un scénario « business as usual » qui supposait la continuation de la politique d’élargissement actuelle et d’un scénario de revitalisation « Big Bang » basé sur l’élargissement oriental de 2004 et 2007 que le groupe appelait de ses vœux, les experts de BiEPAG mettaient en garde contre deux scénarii particuliers : dans les deux cas, la perspective européenne serait de facto abandonnée, et les Balkans occidentaux connaîtraient un recul démocratique accompagné d’une collaboration accrue avec d’autres acteurs géopolitiques comme la Russie, la Chine ou les Émirats arabes unis au détriment de l’Union européenne. Au vu des développements des dernières années et à en croire les commentaires désabusés qu’a suscité le Conseil européen des 23 et 24 juin, il semblerait bien que ce soient ces scénarii d’un « enterrement » de la perspective européenne et de la recherche de nouvelles alternatives qui se concrétisent aujourd’hui.

L’octroi du statut de candidats à la Moldavie et à l’Ukraine était une nécessité. Néanmoins, comme l’affirme le politologue Hamza Karčić dans une opinion récente, l’Europe ne devrait pas oublier que les Balkans occidentaux ne sont pas moins stratégiques, en particulier à l’heure où les tensions montent entre les démocraties libérales et les puissances autoritaires comme la Chine et la Russie, qui ont agressivement renforcé leur présence en Europe du Sud-Est depuis une décennie. Mais plus encore, du point de vue de la seule crédibilité de l’Union européenne, cette absence de considération envers les Balkans occidentaux voire leur délaissement continu envoie un message ambigu aux nouveaux venus : si la prompte attribution du statut de candidat tient à leur situation géopolitique actuelle, la Moldavie et l’Ukraine s’apprêtent-elles à entrer à leur tour dans les limbes d’un processus d’élargissement interminable ?

Quatre lectures balkaniques pour l’été

Si la littérature slave et surtout russe tient une place importante dans la culture littéraire francophone, il n’en va malheureusement pas de même pour ses petites sœurs plus discrètes, les littératures slave du Sud et albanaise. Notre connaissance de celles-ci se limite en effet le plus souvent à la seule œuvre d’Ivo Andrić, lauréat yougoslave du prix Nobel de littérature en 1961, voire à son œuvre la plus célèbre, Le Pont sur la Drina, fresque historique relatant l’histoire ottomane de Višegrad, ville bosnienne traversée par la rivière qui donna son nom au livre. Les plus curieux connaîtront peut-être Le Derviche et la Mort, grand-oeuvre de Meša Selimović, ou plus généralement les œuvres d’auteurs comme Miroslav Krleža, Danilo Kiš ou Ismail Kadaré, qui ont tout trois connu, dès les années 1950 pour le premier et 1960-1970 pour les deux autres, une certaine reconnaissance en francophonie. Mais force est de constater, comme l’autrice croate Dubravka Ugrešić au début des années 1990, que mieux vaut être tchèque et s’appeler Kundera que yougoslave et Kiš pour se voir ouvrir les voies de la gloire internationale. La génération précédant la mienne aura tout de même eu l’immense chance de bénéficier du travail titanesque des Éditions de l’Âge d’Homme à Lausanne et de leur fondateur Vladimir Dimitrijević, dit Dimitri, qui a édité un nombre impressionnant d’auteurs slaves, notamment du sud, souvent pour la toute première fois en français, Ivo Andrić en tête. Aujourd’hui, si les Éditions Noir sur Blanc fondées par Jan Michalski et Vera Michalski-Hoffman ont repris le flambeau et surtout le fond slave de l’Âge d’Homme pour un travail de réédition aussi monumental qu’inespéré en plus de nouvelles traductions, c’est sur un marché très éparpillé qu’entrent ces œuvres, à la différence des marchés anglophone et surtout germanophone, bien mieux dotés en la matière.

Alors que l’été approche, et pour contribuer un peu à combler ce décalage, j’ai choisi de  publier un article moins axé « histoire et politique » pour suggérer la lecture de quatre romans, que ce soit pour des vacances à la plage, à la montagne, à la ville, pour le chemin du retour après le travail, ou tout simplement pour se changer les idées à la terrasse d’un café ou au lit avant de dormir. Mon choix reste évidemment subjectif, mais se fonde en partie sur des avis de libraires ou de lectrices et lecteurs avec lesquels j’ai pu discuter, qui abordaient pour la plupart ces œuvres sans connaissances préalables ni sur la région, ni sur l’autrice ou l’auteur. Vous trouverez donc ci-dessous quatre œuvres aussi variées dans leurs styles littéraires que passionnantes, chacune à sa manière propre. Elles sont toutes disponibles en français, car j’ai  exclu les ouvrages disponibles seulement en traductions allophones : je ne pourrai ainsi malheureusement que mentionner l’exceptionnel roman de Lana Bastašić Attrape le lapin (Uhvati zeca), que j’ai récemment lu et que j’invite avec enthousiasme celles et ceux qui parlent le naški, l’anglais (Catch the Rabbit) ou l’allemand (Fang der Hase) à lire dès que possible.

               1. La comédie : Miracle à la Combe aux Aspics (2009), d’Ante Tomić

Ante Tomić, c’est l’une des grandes références humoristiques croates contemporaines en termes de littérature comme de cinéma. Auteur d’un nombre faramineux de textes, Tomić enchaîne les romans, pièces de théâtre, scenarii, et colonnes journalistiques aussi drôles qu’acerbes, allant de la comédie satirique de Qu’est-ce qu’un homme sans moustaches (Šta je muškarac bez brkova), à la critique acide du bigotisme de La Constitution de la République de Croatie (Ustav Republike Hrvatske) en passant par l’incontournable Miracle de la Combe aux Aspics qu’on vous propose ici.

Miracle à la Combe aux Aspics, premier roman de Tomić traduit en français, aux Éditions Noir sur Blanc, se présente comme une comédie assez classique, partant de prémices dérisoires qui prennent des proportions absurdes. Ainsi, alors que la matrone des Aspics (Poskok en VO) vient de mourir, laissant derrière elle un mari et des fils plus aptes à renvoyer tout intrus à coup de lance-roquettes qu’aux tâches du quotidien et incapables de faire le linge sans mélanger le blanc et la couleur ou de cuisiner autre chose que des dizaines de variantes de la même polenta, l’aîné Krešimir – dit Krešo – décide de partir « chercher femme » en ville. Il espère y retrouver son amour de jeunesse qu’il a laissé pour partir à la guerre – plus de quinze ans plus tôt et sans jamais plus lui donner de nouvelles. Alors qu’il retrouve sa Lovorka bien-aimée et que celle-ci ne l’a contre toute attente pas oublié, Krešo et ses frères se retrouvent face au tout-puissant chef de la police locale Goran Kapulica qui venait de convaincre Lovorka de le marier malgré le mépris total qu’elle a pour lui. Et Kapulica est prêt à mettre la ville à feu et à sang pour la garder. S’ensuit une histoire improbable de de course-poursuite, de kidnapping d’électriciens, de docteur pinochiste passionné de moineaux et de stratégies « dignes de West Point », jusqu’à l’imprenable Combe, défendue de la civilisation becs et ongles depuis des siècles par une famille Aspics quand même un peu dérangée.

Au-delà de la comédie somme toute assez classique malgré ses éruptions sporadiques de violence, l’intérêt du livre de Tomić, c’est à la fois un grand génie du dialogue et des situations improbables ainsi qu’une verve iconoclaste assez remarquable. Dans ses romans, ce sont toutes les institutions de la société croate qui y passent sur le mode carnavalesque, de l’Église à l’État en passant par les médias et leurs experts qui s’élancent dans de grandiloquentes analyses absurdes et dénuées de fondement : après un coup d’éclat contre Kapulica, Krešo se voit coller par un éminent expert l’étiquette de « taliban adopté dans son jeune âge par un combattant tchétchène marié à une séparatiste basque », rien que ça. Une jolie lecture rapide et sans prise de tête pour commencer l’été !

Lire : Ante Tomić, Miracle à la Combe aux Aspics, Éditions Noir sur Blanc, 2021, 208 pages.

En langue originale : Ante Tomić, Čudo u Poskokovoj Dragi, Ljevak, 2009.

               2. Le drame historique : Parfum de pluie sur les Balkans (1986), de Gordana Kuić

Succès immédiat dès sa sortie en ex-Yougoslavie avant d’être adapté en série en Serbie, Parfum de pluie sur les Balkans de Gordana Kuić est un drame familial et historique qui suit la destinée de la sororie des 5 filles de la famille Salom de Sarajevo. Descendantes de réfugiés juifs séfarades expulsés d’Espagne, les cinq filles de cette famille de Sarajevo attestent au fil des pages des transformations des sociétés d’Europe du Sud-Est au fil du XXème siècle, que ce soit les changements de régime, la sécularisation progressive d’une société fondée sur l’appartenance religieuse, ou l’émancipation graduelle mais pas toujours linéaire des femmes. Comme se lamente leur mère Estera, les cinq sœurs seront ainsi « toujours les premières pour tout », que ce soit l’ouverture de leur propre commerce, l’union avec des hommes de foi différente, orthodoxe ou catholique, le choix de mener une vie d’artiste en tant que prima ballerina, ou celle de ne pas s’unir avec l’homme qu’elle fréquente.

Le roman de Gordana Kuić, inspiré de sa propre histoire familiale, propose une vision multiculturelle du XXème siècle yougoslave à travers le regard des personnes ordinaires, à rebours de la mythologie malheureusement persistante chez beaucoup d’Occidentaux de haines inter-ethniques ancestrales : détail inévitablement perdu à la traduction, l’œuvre, narrée en standard serbe, mélange néanmoins à travers ses personnages les différents standards, variantes et dialectes des divers confins et communautés de l’ex-Yougoslavie sans affecter la lisibilité du roman, en plus d’y ajouter des expressions en ladino – le parler des juifs séfarades d’Espagne. Alors que le roman s’ouvre sur l’assassinat de l’Archiduc Franz Ferdinand, l’histoire politique de la région n’est pour une bonne moitié du roman qu’un vague arrière-fond du récit qui se concentre sur les liens personnels que développent les personnages – jusqu’à l’invasion allemande et l’établissement du régime totalitaire de l’Ustaša en 1941, quand l’histoire de la famille Salom bascule vers le pire. On regrettera néanmoins une certaine idéalisation de la Yougoslavie royale, dans laquelle s’est pourtant rapidement imposée la dictature répressive et la politique de « yougoslavisation » agressive du roi Aleksandar Karađorđević, ainsi qu’une tendance à frauduleusement assimiler tout ce qui est croate à l’Ustaša. Un personnage va même jusqu’à affirmer que « toute la Croatie est derrière eux » (i.e. les oustachis), une vision des choses tout bonnement fausse : si le régime oustachi a en effet très brièvement bénéficié d’un certain soutien au sein de la population croate lors de la proclamation « d’indépendance » de son État fantoche, il l’a rapidement perdu au fur et à mesure que le conflit avançait, que l’Ustaša imposait ses décrets antisémites, antiserbes, et antiroms, et que les actions génocidaires perpétrées par ses milices étaient révélées.

Roman-fleuve en partie biographique et première partie de la « trilogie balkanique » de Kuić, Parfum de pluie sur les Balkans peint une fresque kaléidoscopique d’une société en plein bouleversement, inconsciente du basculement à venir dans l’horreur de l’Holocauste, portée par une mosaïque de personnages chacun parfaitement construit et attachant. Et l’épaisseur du volume ne doit pas effrayer, car l’écriture fluide et le talent de narratrice de Kuić fait d’un roman au développement pourtant complexe un feuilleton accessible et on ne peut plus agréable à lire.

Lire : Gordana Kuić, Parfum de pluie sur les Balkans, Éditions Noir sur Blanc, 2022, 560 pages.

En langue originale : Gordana Kuić, Miris kiše na Balkanu, Šahinpašić, 2008, 540 pages.

               3. Le grand classique : Le dictionnaire khazare (1984), de Milorad Pavić

« L’auteur actuel de ce livre assure le lecteur qu’il ne sera pas condamné à mourir après l’avoir lu, comme ce fut le sort de ses prédécesseurs » – c’est par cette locution étrange que l’anonyme narrateur-compilateur du Dictionnaire khazare invite le lecteur ou la lectrice à entrer dans son « roman-lexique en 100’000 mots ». Lisible dans l’ordre que l’on veut, en commençant par l’entrée que l’on souhaite sans devoir le finir, tout en se trouvant presque obligé de le recommencer sans cesse, le Dictionnaire khazar de Milorad Pavić est probablement l’une des œuvres les plus étranges, originales et injustement méconnues de la littérature XXème siècle. Le livre raconte, chronique voire conte sous forme de trois « lexiques » distincts aussi différents que complémentaires le récit de la conversion du peuple khazar à l’une des trois religions monothéistes, suite à l’étrange songe du kagan, le roi des khazars visité par  un ange qui  lui annonce : « Tes intentions plaisent au Seigneur, mais pas tes actes ». Celui-ci convoque alors un représentant de chacune des trois grandes religions monothéistes – et à partir de là, tout se confond.

Artefact narratif complexe plus ardu que les entrées précédentes, le livre se construit ainsi comme une myriade de récits courts s’entre-référençant à l’infini et donnant une perspective chorale à l’œuvre, sans que rien ne soit jamais tout à fait établi, au croisement du mystique et de l’onirique, sans jamais pourtant gêner la lecture. A l’instar de la Princesse khazare Ateh, première entrée du premier lexique dans la version originale (car l’ordre des entrée doit « logiquement » changer avec les traductions), le livre offre à chaque nouvelle lecture un visage différent qu’on ne retrouvera plus à l’identique à la lecture suivante, faisant croître l’aura de mystère de l’œuvre. Comme l’avance d’ailleurs le narrateur-compilateur à la clôture son introduction, le livre s’oppose à l’idée d’un auteur tout-puissant qui, par un sens de lecture, imposerait un sens à l’œuvre : il s’agit ainsi de mettre le lecteur ou la lectrice face à sa propre responsabilité, celle de construire sa propre lecture d’une œuvre dans laquelle il ou elle navigue à vue, d’une entrée à l’autre, sans jamais véritablement savoir quand (ni si) le récit se terminera, ou quand il ou elle rencontrera l’étrange figure d’Adam Ruhani, debout aux confins de l’œuvre. Une lecture certes plus exigeante, mais ô combien originale et surtout passionnante.

Et encore, une fois votre première lecture terminée, il vous restera à vous procurer l’exemplaire de l’autre genre, puisque le livre existe en exemplaires masculin et féminin, avec une simple différence qui peut changer encore une fois le sens que vous lui donnerez.

Lire : Milorad Pavić, Le dictionnaire khazar, Éditions Le Nouvel Attila, 2015, 285 pages. // Éditions Belfond, 1988, 258 pages.

En langue originale : Milorad Pavić, Hazarski rečnik, Prosveta, 1989, 296 pages.

               4. Le coup de cœur personnel : Le palais des rêves (1981), d’Ismaïl Kadaré

Quelles sont les limites du totalitarisme ? C’est la question fondamentale qu’adresse ce court mais poignant roman d’Ismaïl Kadaré, écrivain albanais le plus célébré et traduit. Dans un univers où tout tombe sous la surveillance de l’État – ici ottoman mais figurant l’Albanie communiste d’Enver Hoxha – n’est-ce pas d’une logique implacable qu’on en vienne à vouloir surveiller ce qu’il y a de plus intime, subjectif, et à ce titre versatile – les rêves ? Kadaré, à travers le vécu d’un jeune homme introduit par lettre de recommandation familiale, symbole du népotisme de la nomenklatura, décrit la machinerie bureaucratique du Ministère des Rêves, qui se transforme d’une structure mystérieuse en un implacable outil de répression arbitraire. On y découvre les ramifications complexes d’un Empire surdimensionné qui visent à  connaître jusqu’au rêve du paysan le plus reculé afin de  produire le Maître-Rêve, ce songe d’importance primordiale pour la destinée de l’Empire présenté chaque semaine au Sultan pour lui permettre non seulement de prévenir les malheurs, mais surtout de réprimer ses ennemis personnels.

Persécuté par le régime communiste albanais pour cette description minutieuse de la machinerie totalitaire et de son exercice arbitraire du pouvoir, Kadaré offre ici un livre aussi poignant dans son intrigue que prenant dans son style, où l’onirisme quasi Magrittéen du premier chapitre laisse lentement place à l’angoisse existentielle et à la résignation distanciée. Une lecture aussi prenante qu’agréable.

Lire : Ismaïl Kadaré, Le palais des rêves, Le Livre de Poche, 1993, 224 pages.

En langue originale : Ismail Kadare, Pallati i ëndrrave, 1981.

Kevin Spacey fait son cinéma croate

Iriez-vous voir un film croate avec Kevin Spacey dans le rôle principal ? C’est la question – a priori improbable – que vous pouvez dès à présent vous poser : la star d’Hollywood tombée en disgrâce suite à plusieurs accusations d’agression sexuelle a été castée il y a quelques mois pour jouer le premier président croate Franjo Tuđman dans un biopic documentaire réalisé par Jakov Sedlar à l’occasion du centenaire de la naissance du politicien aujourd’hui décédé.

Début mai, un jour avant le centenaire de la naissance de Franjo Tuđman (que le hasard fait coïncider avec l’ouverture du Festival de Cannes), les premières images de Il était une fois en Croatie ont été dévoilées à la télévision, en parallèle de l’avant-première du film dans un cinéma de Zagreb. Et ça s’annonce mal. Alors que la « Twittosphère » croule sous les quolibets, la journaliste Una Hajdari synthétise : « Les premières images de Kevin Spacey jouant le président croate Franjo Tudjman sont sorties et c’est un désastre. Outre le fait qu’il [le film] soit filmé et promu par l’extrême-droite, son jeu [de Kevin Spacey] n’est tout simplement pas bon – il ne sonne pas comme Tudjman et l’évoque mal. Juste terrible. » (notre traduction)

Et il y a de quoi grincer des dents : annoncé à l’origine comme une fiction historique, le film se présente finalement comme un documentaire biographique bâclé dans lequel ont été incrustées des séquences de Spacey prononçant des discours de Tuđman en face-caméra. Ces séquences en anglais se superposent à des images et discours d’archives en croate de l’ancien président, créant un méli-mélo linguistique et visuel qui souligne constamment l’inadéquation totale non seulement du format mais également de l’acteur américain : celui-ci ne ressemble en rien à Tuđman et l’incarne bien piètrement. Le film se présente par ailleurs dès le trailer comme une hagiographie maladroite de celui qu’il introduit d’emblée comme le « Père de l’État croate », sans s’encombrer de nuances dans la présentation d’une des figures les plus mythifiées et pourtant controversées de l’histoire croate contemporaine.

Pour comprendre ce qui est en jeu de manière plus large, il faut souligner en premier lieu que s’il a été rapidement diffusé en masse sur les réseaux sociaux, ce n’est ni sur le service public croate HRT ni sur d’autres médias plus populaires qu’a été diffusé le clip de promotion, mais sur l’émission Bujica de Vladimir Bujanec, un journaliste controversé proche des courants les plus farouchement ultranationalistes en Croatie. L’émission est constamment décriée pour ses gaffes, sa publicité de l’extrême droite, sa diffusion de théories du complot, et plus généralement ses incessantes tentatives de réhabilitation de l’État indépendant croate (un État fantoche entre 1941 et 1945 aux mains du Troisième Reich) ainsi que de l’Ustaša, un groupuscule clérico-fasciste croate mis au pouvoir par Hitler en 1941. L’émission de Bujanec reste certes marginale – elle est d’ailleurs au bord de la faillite –, mais est bien représentative de comment s’annonce Il était une fois en Croatie.

Le réalisateur, Jakov Sedlar, n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. En 2016, il présentait Jasenovac – la vérité, un film pseudo-documentaire très décrié qui prétendait « rétablir la vérité » sur le camp de concentration et d’extermination oustachi de Jasenovac où ont été exécutées entre 80’000 et 100’000 personnes, lieu de mémoire central de l’Holocauste dans les pays d’ex-Yougoslavie et point de contentieux majeur des milieux politiques croates contemporains (Odak & Benčić 2016). Dans ce film, Sedlar suit les thèses révisionnistes et négationnistes promues par des auteurs comme Igor Vukić et clame faussement que Jasenovac n’aurait au fond pas été aussi terrible qu’on le prétend, et que le véritable génocide serait celui subi par les croates à Bleiburg et lors des marches de la mort à la fin de la Seconde Guerre mondiale – nous avons d’ailleurs déjà eu l’occasion de discuter de ces thèses négationistes et révisionistes dans un précédent article. Jasenovac – la vérité faisait déjà la part belle aux thèses révisionnistes de Franjo Tuđman, le représentant dans sa lutte binaire de nationaliste inspiré et animé par un « amour profond et véritable » pour la Croatie contre des « Serbo-communistes » qui auraient œuvré depuis toujours à la destruction de la nation croate.

Près de vingt ans plus tôt, Sedlar avait déjà développé ces discours dans un autre film, Četverored (En rang par quatre, 1999). Le film adaptait un roman de l’écrivain ultranationaliste Ivan Aralica, célèbre en Croatie, pour relater l’histoire des marches de la mort de Bleiburg, dans une version dont le romantisme cliché n’a que peu à envier aux moment d’héroïsme stéréotypique les plus mièvres du cinéma hollywoodien : s’y opposent des Croates blonds, civilisés, raffinés, musculeux, héroïques, par moment même christiques, au brushing parfait malgré le calvaire qu’ils subissent, et des « Serbocommunistes » laids, bêtes, décadents, sauvages, sanguinaires et ultraviolents, qui massacrent à tour de bras dans leurs accès de folie et ne savent pour la plupart pas lire. Dans un plagiat historique invraisemblable, le film représente ces marches de la mort comme le « véritable Holocauste » en copiant-collant l’imagerie de la Shoah : déportation en train, victimes entassées, camps de concentration et fosses communes où s’empilent les cadavres, toutes bien trop familières au spectateur occidental. Le film, en revanche, ne mentionne que des victimes croates et « omet » toute mention du génocide des juifs, serbes et roms par l’Ustaša. Il ose même se conclure sur l’image d’un général partisan – dont on comprend rapidement qu’il est juif et a survécu aux camps de concentration (hors de l’État indépendant croate, s’entend) – qui serre avec force masculinité la main du héros croate pour lui annoncer avec commisération que commence aujourd’hui l’ère du « mutisme croate » [hrvatska šutnja].

En parallèle de ces digressions révisionnistes sur la Second Guerre mondiale, Sedlar s’est également attelé au culte de la personnalité de Franjo Tuđman : à la fin des années 1990, alors que le HDZ au pouvoir fait face à une importante crise suite à la victoire à Zagreb de l’opposition lors des  élections municipales et que l’Occident se montre de moins en moins enclin à tolérer l’autoritarisme croissant du président croate, Sedlar réalise Tudjman (1997), pseudo-documentaire où le président est pompeusement qualifié de « Georges Washington croate ». Réalisé en anglais, narré par un Martin Sheen alors en perte de vitesse à Hollywood, le film est une pièce de propagande en bonne et due forme, destinée à redorer l’image du régime au pouvoir en Croatie auprès du public occidental : le président est présenté comme le vénéré père de l’État croate tandis que sont laissés de côté tous les aspects polémiques de sa biographie politique. Nihil novi sub sole, sauf qu’à l’époque, Sedlar était considéré comme une sorte de propagandiste officiel – il passera d’ailleurs quelques années aux Etats-Unis comme attaché culturel de la Croatie –, et que son film a bénéficié du soutien de l’État.

Et la question du soutien, notamment financier, est centrale ici : sa survie financière, Sedlar la doit en partie à certaines sympathies au sein de l’État, parfois même dans des institutions telles que l’université, et surtout à la diaspora croate, dont certaines franges, notamment celles qui ont quitté le pays aux alentours de mai 1945, sont historiquement d’un nationalisme fervent. Aux côtés de Tudjman, l’exemple de Četverored est à cet égard particulièrement significatif : en parallèle de sa projection en salles, il a été directement diffusé sous forme de série en quatre épisodes sur la principale chaîne du service public croate, HRT. Ces démarches, directement entreprises par le le HDZ de Tuđman, s’inscrivent alors dans un contexte où le régime est menacé par une victoire de l’opposition aux élections prochaines (Pavičić 2011, p. 38). Tentant de capitaliser sur les douloureux souvenirs de la guerre de 1990 – 1995 encore récente et sur le narratif très répandu de son analogie avec la Seconde Guerre mondiale, le film dénonce clairement l’opposition menée par le Parti social-démocrate (SDP), successeur de la Ligue des Communistes de Croatie, qui fait figure d’héritière des sanguinaires « serbocommunistes » dans le film de Sedlar. Si la situation a changé à partir des années 2000, et si les films récents du réalisateur controversé ne bénéficient plus de financements étatiques (ce que fustige Sedlar), ils restent encore largement et généreusement financés par les mécènes de la diaspora.

Enfin, une hagiographie à la limite de la propagande telle que Il était une fois en Croatie ne fait qu’exacerber la polarisation mémorielle qui prévaut aujourd’hui en Croatie, et ne rend compte ni de la complexité ni des aspects plus ambigus de l’histoire du premier président croate. Avant d’être un fervent nationaliste, il ne faut pas négliger que Tuđman a commencé sa carrière comme un fervent partisan yougoslave, arguant la dimension universelle de la lutte partisane, défendant avec ardeur la « révolution » yougoslave et cherchant par là-même à légitimer le système dictatorial titiste, tout particulièrement répressif à cette époque, et qui finira d’ailleurs par l’envoyer lui-même en prison (Goldstein 2019). Plus encore, le temps de Tuđman au pouvoir marque une époque autoritaire profondément illibérale en Croatie, au point que le pays tombe dans l’isolationnisme en Europe dès 1996, une époque où Tuđman et son parti, le HDZ, contrôlent tous les ressorts démocratiques, allant des médias aux institutions judiciaires (Boduszynski 2010) Enfin, le rôle décisif du premier président croate dans le conflit en Bosnie-Herzégovine voisine est aujourd’hui encore disputé, avec des interprétations souvent diamétralement opposées malgré l’appui sur les documents récoltés par le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie. Nul doute que la représentation de Tuđman et de son époque par Sedlar, basée sur les biographies hagiographiques préexistantes, au mieux tait et au pire calomnie les voix dissonantes à son grand récit national. Une telle représentation se fait dans tous les cas au détriment de la population croate, qui mérite un travail enfin sérieux sur une époque complexe de son histoire, hors du registre glorificateur nationaliste (Jović 2017).

On peut, pour conclure, noter une touche d’intertextualité involontaire particulièrement ironique dans le casting de Spacey : dans sa volonté de faire à tout prix incarner Tuđman par une grande figure du cinéma américain qui donnerait ainsi à son icône un prestige international, Sedlar a choisi un acteur dont la dernière gloire en date repose sur son incarnation d’un politicien véreux, fourbe et corrompu dans la fameuse série House of Cards avec un jeu dont Spacey semble s’être largement inspiré pour Il était une fois en Croatie.

    Sources citées

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GOLDSTEIN, Ivo (2019), « Franjo Tuđman – otac domovine ili otac ovakve Hrvatske? », in Kontroverze hrvatske povijesti 20. stoljeća, Profil, pp. 231-260.

JOVIĆ, Dejan (2017), Rat i mit, Fraktura.

PAVIČIĆ, Jurica (2011), Postjugoslavenski film. Stil i ideologija, Hrvatski filmski savez.

Zoran Milanović, retour à l’anormal

Début avril, les étudiants du cours de relations internationales donné par la Professeure Micheline Calmy-Rey à l’Université de Genève recevaient le Président croate, Zoran Milanović. Parfois simpliste voire à la limite du grossier, son discours a pu en surprendre plus d’un, mais probablement pas les habitués de la politique croate. Portrait.

Jeudi 7 avril dernier, le Président croate Zoran Milanović était reçu par l’Université de Genève à l’invitation de Micheline Calmy-Rey, ancienne conseillère fédérale et Professeure invitée à l’Université de Genève, pour dialoguer avec l’actuel Président de la Confédération et Ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis. Autant dire que l’audience à pu être quelque peu surprise : alors que le long passé de diplomate de Milanović et de sa stature de Chef d’État, laissait attendre un discours mesuré, nuancé et rodé aux normes diplomatiques, le président croate a préféré une rhétorique qu’il qualifie de « plus franche » [blunt]. Se revendiquant d’un « réalisme » « plus propre à un Chef d’État » que le « moralisme cosmopolitain » qui l’aurait selon lui qualifié à l’époque de sa présidence du Parti social-démocrate croate (SDP), Milanović n’a  pas hésité à marteler des mots-clés simples, à prendre directement ses interlocuteurs et interlocutrices à parti (« right? »), voire à interrompre l’ancienne conseillère fédérale et à répondre de manière assez grossière et paternaliste à la question d’une étudiante. Par ailleurs, si ses propos n’ont rien d’outrancier sur le fond et s’il n’hésite pas à exhiber ses connaissances juridiques, le président croate propose des analyses étonnement binaires, voire simplistes et excessivement généralisantes en comparaison du discours de son interlocuteur Ignazio Cassis : Milanović affirme ainsi que « l’égoïsme » fait partie des « leçons fondamentales de toute nation » ou que les allemands sont « plus civilisés » [sic] que les russes. Cette « franchise » autorevendiquée de la part d’un invité de marque que la Prof. Calmy-Rey louait d’emblée comme un diplomate de renom en aura peut-être surpris certains. Mais probablement pas la délégation croate présente ce jour-là.

En effet, si le Président Milanović n’est pas la personnalité la plus médiatisée des Balkans occidentaux, il se passe rarement plus d’une semaine sans qu’il ne suscite la polémique. Ancien Premier Ministre social-démocrate plutôt impopulaire, défait au terme d’un seul mandat par la Communauté démocratique croate (HDZ) de l’actuel Premier Ministre conservateur Andrej Plenković, Milanović avait construit sa campagne présidentielle fin 2019 autour d’un slogan simple : « Normalno. ». Traduisible comme « normal » ou « normalement », le slogan promettait une Croatie respectueuse de tous, au-delà des clivages nationalistes, mais aussi exempte des frasques parfois étranges de la présidente sortante Kolinda Grabar-Kitarović. Celle-ci, rendue célèbre au-delà des frontières de son pays par son soutien médiatisé à l’équipe de Croatie arrivée en finale du mondial de football de 2018, avait eu un mandat présidentiel mouvementé, agrémenté de nombreuses remarques maladroites, clamant par exemple qu’elle irait en personne « apporter des gâteaux en prison » au maire de Zagreb allié au HDZ, Milan Bandić, empêtré dans d’interminables affaires de corruption. Mais alors que la droite semblait partie pour gagner l’élection présidentielle, c’est Milanović qui fut élu à la surprise générale, devenant président en cohabitation avec son rival d’antan, le Premier Ministre Andrej Plenković. Malgré cette cohabitation, le Président Milanović se sera moins conformé à sa promesse de « normalité » qu’à son second slogan : « Un président avec du caractère ».

            Les petites guerres de Plenki et Zoki

Son mandat avait pourtant commencé sous des auspices certes polémiques, mais qui restaient assez cohérents avec son parcours social-démocrate. Dès son intronisation en février 2020 Zoran Milanović avait par exemple déclaré sa volonté de replacer le buste en bronze du dictateur communiste yougoslave Josip Broz Tito dans le palais présidentiel du Pantovčak, dont l’avait bruyamment banni sa prédécesseure. Fait plus marquant, il avait brutalement quitté en 2020 les manifestations commémorant l’une des opérations militaires les plus importantes de la guerre de 1991-1995, l’opération Bljesak (éclair), du fait de la présence de symboles du HOS, unité paramilitaire active pendant la guerre des années 1990 et héritière d’une unité militaire oustachie de la Seconde Guerre mondiale. Ce geste avait créé la polémique sur la droite de l’échiquier politique, le président se voyant taxé d’antipatriotisme dans un pays où la mémoire de la guerre des années 1990 est un fondement essentiel de l’identité nationale (Jović 2017).

Ces éléments rapprochant Milanović de son héritage social-démocrate passent cependant rapidement au second plan : désormais, ce sont les « petites guerres » entre le Président (surnommé « Zoki ») et le gouvernement d’Andrej Plenković (surnommé « Plenki ») qui sont sous le feu des projecteurs. Comme dit ci-dessus, la rivalité entre le Premier Ministre et le Président actuels remonte à la défaite du gouvernement Milanović aux élections générales de 2015 puis à sa nouvelle défaite aux élections anticipées de 2016 au profit de la coalition menée par Andrej Plenković, nouvellement élu à la tête du HDZ après la débâcle de son prédécesseur, l’ultranationaliste Tomislav Karamarko. Mais si le Premier Ministre Plenković était connu déjà avant 2019 pour son ras-le-bol à peine dissimulé vis-à-vis de la Présidente Grabar-Kitarović dont il était pourtant collègue de parti, ce n’était là qu’un tour de chauffe : les coups-bas et autres provocations à venir entre lui-même et Zoran Milanović se sont faits pressentir dès le début de la campagne présidentielle de 2019. Répertorier l’ensemble des disputes serait une tâche aussi titanesque que futile au vu de leur fréquent manque d’intérêt malgré leur caractère haut en couleur, si ce n’est diffamatoire. On peut néanmoins noter que Milanović, dans un contexte politique de délitement croissant des oppositions traditionnelles, a utilisé sa fonction de président pour tenir le rôle de critique hyper-médiatisé du gouvernement, parfois sur des éléments non négligeables à l’instar du choix d’une présidence pour la Cour suprême croate. En revanche, avec des polémiques dont le sens a parfois été un peu difficile à cerner et qui ont souvent tourné aux simples attaques ad hominem, la promesse électorale de Milanović qu’il « travaillerait avec le gouvernement autant que faire se peut » est largement tombée en fadaises et galimatias.

Ces incessantes confrontations ont été mises à profit par le Président Milanović, pour  construire un portrait rhétorique fait de deux images.

            « Un Président avec du caractère »

La première image, c’est celle d’un président « populaire », qui « dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». Au-delà de sa capitalisation sur un ras-le-bol généralisé vis-à-vis des incessantes affaires de corruption du HDZ devenues presque mensuelles (le gouvernement Plenković avait perdu pas moins de 15 Ministres lors de son premier mandat en majorité à cause d’affaires de corruption), le Président Milanović s’est  illustré par son utilisation foisonnante d’expressions et formulations informelles, incongrues ou archaïques, alternant le « parlé populaire » ou dialectal avec le jargonnage grossier, testant parfois les limites du compréhensible au point de flirter avec l’erratique.

L’idée n’est évidemment pas nouvelle, et les politiciens, dans leur volonté de se montrer « proche des gens », n’hésitent pas à placer un juron modéré par-ci ou une expression toute faite par-là, parfois saupoudrés de vocabulaire quotidien : dans le contexte francophone contemporain, on pensera directement aux déclarations de certains candidats aux élections présidentielles françaises telles les charcuteries ou la pompe à essence du communiste Fabien Roussel ou la volonté « d’emmerder » les non-vaccinés du président sortant Emmanuel Macron. Mais là où ces cas sont circonscrits à quelques expressions ponctuelles, c’est sa systématicité qui fait de Zoran Milanović un cas particulier. Les exemples sont foison et vont de l’amusant à l’indécent. Ainsi, on trouve d’une part la confirmation assez amusante du Président Milanović qu’il avait bien accueilli son homologue français Emmanuel Macron et que celui-ci n’avait pas eu besoin de « venir avec son petit thermos et son petit café » ; d’autre part on trouve des commentaires constamment décriés pour leur indécence, le Président croate traitant le Premier Ministre Plenković « d’hippopotame » (tout en se comparant lui-même à un aigle) puis « d’héritier de l’UDBA » (la police secrète yougoslave), qualifiant Milorad Pupovac, leader du principal parti serbe en Croatie, de « pleurnichard » [plačibaba] et ajoutant que « les enfants ont peur de toi, pas de moi, sombre Milorad », ou enfin déclarant que la Bosnie-Herzégovine voisine « n’est pas au bord du conflit » car les gens « n’ont pas de pain à manger » et qu’ils « ne peuvent plus se battre qu’avec des châtaignes ». Le comble de l’abject a probablement été atteint très récemment, lors de la commémorations des victimes du camp d’extermination oustachi de Jasenovac, que Milanović a une nouvelle fois utilisé comme plateforme pour ses polémiques personnelles : il y a non seulement renouvelé ses invectives contre Plenković, mais a enchaîné en déclarant que le refus de la communauté juive de participer à la cérémonie du gouvernement pouvait se comprendre du fait que cette communauté était composée de gens « indépendants » qui pouvaient l’être parce car « peu nombreux et ayant de l’argent ».

Amusantes, indécentes ou abjectes, les déclarations du Président Milanović sont dans tous les cas devenues virales au point d’être compilées dans des vidéos youtube ou des articles « best off » ;  les disputes entre Président et Premier Ministre font quant à elles l’objet de compilations et parodies virales sur Tik Tok.

Dans un article récent, le politologue Théo Aiolfi montre comment l’utilisation stratégique de la transgression, c’est-à-dire de violation des normes établies (relationnelles, rhétoriques, politiques) par exemple par l’exhibition de « mauvaises manières » ou d’un « discours de comptoir » cru, est centrale dans la performance qu’offrent les politiciens populistes pour faire la démonstration de leur « authenticité » et de leur proximité avec le « peuple » par opposition aux « élites » – dont il font pourtant pleinement partie (Aiolfi 2022). On note d’ailleurs que la rhétorique de Zoran Milanović trouve une sorte de précurseur dans celle, étonnamment similaire, de  Milan Bandić, ex-Maire de Zagreb récemment décédé et figure populiste majeure de la scène politique croate depuis l’indépendance du pays que Milanović avait dû lui-même bannir du SDP en 2009 (voir Zakošek 2010). En retour, le jargonnage dialectal de Milanović n’était pas non plus inconnu de Bandić, qui infusait à profusion son discours d’expressions vétustes et de termes issus du dialecte de son Herzégovine natale. Au-delà de stratégies rhétoriques parfois quasi identiques ainsi que d’une emphase particulière sur des arguments reposant moins sur l’argumentation logique et raisonnée que sur le pathos ou sur l’attaque ad hominem (Rogulj et Kišiček 2018, p. 30, Kišiček 2021, p.144), Milanović et Bandić partagent des caractéristiques dans leur identité narrative (ethos) de politiciens à la franchise unique « qui disent tout haut ce que la majorité pense tout bas » et qui « disent avec “courage” et “détermination” ce qu’ils ont à l’esprit » pour construire un sentiment de proximité avec leur audience (Kišiček 2018, pp. 106-107, voir aussi Rogulj et Kišiček 2018, pp. 31-32). Ainsi, si, comme l’avance la linguiste Gabrijela Kišiček (2018) de manière un brin tautologique, c’est la fréquence de l’utilisation d’élocutions jugées « populistes » qui fait le populiste, le Président Milanović en est non seulement un parangon, mais également une variation particulière sur le thème bien connu et élaboré pendant plus de deux décennies par des figures comme Milan Bandić.

            « Le Président de tous les Croates »

Le second élément constitutif du portrait rhétorique de Zoran Milanović, particulièrement crucial dans sa stratégie, est son tournant vertement nationaliste. Lors de l’élection présidentielle de 2019 déjà, Milanović s’était vendu comme un « patriote progressiste », chose peu étonnante dans un pays où l’idée de fierté nationale est un élément central de la culture politique ; selon les mots de l’écrivaine « postyougoslave » (selon ses propres termes) Dubravka Ugrešić, très critique des tendances chauvines : « Les Croates sont particulièrement sensibles à leur Croatitude [Hrvatstvo]. La fouler, c’est mettre le pied sur une mine » (Ugrešić 2019, p. 127). Le précédent et seul autre social-démocrate à avoir réussi à briguer la fonction présidentielle – pour un seul mandat de 2010 à 2015 –, Ivo Josipović, avait lui aussi dû se conformer au discours nationaliste mainstream, compromis très critiqué par l’opposition de gauche radicale (voir Markovina 2018, pp. 161-172).

Mais l’emphase nationaliste dans la rhétorique actuelle du Président Milanović est d’un tout autre niveau. Au point que l’’historien et fondateur du parti d’opposition Nouvelle Gauche Dragan Markovina a même avancé qu’il ne tentait ni plus ni moins que d’être un « nouveau Tuđman », en référence au premier président croate Franjo Tuđman, cheville ouvrière de l’indépendance du pays, souvent qualifié de « père de la nation », auquel un  culte mémoriel est encore voué aujourd’hui malgré ses tendances autocratiques (voir Goldstein 2019, pp. 231-260). Les actes et déclarations polémiques de Milanović sont aussi nombreux et variés qu’a priori relativement ad hoc et aléatoires : ils vont de la décoration des derniers survivants du Printemps Croate, un important mouvement national croate réprimé par le régime communiste yougoslave au début des années 1970 (voir Batović 2017), à de de douteux commentaires relativistes sur le génocide de Srebrenica en passant par son opposition  aux commémorations organisées par la Ville de Zagreb en hommage aux Zec, famille serbe de Croatie assassinée par des paramilitaires durant la guerre de 1990, selon l’argument que les survivants aient reçu de l’argent, ce qui « devrait suffir ». Mais un sujet autrement plus réminiscent de la politique de Franjo Tuđman et traité de manière plus systémique par l’actuel président croate, a particulièrement créé la polémique : la question des Croates de Bosnie-Herzégovine.

Ces derniers sont l’un des trois peuples constitutifs établis par la Constitution bosnienne, aux côtés des Bosniaques et des Serbes. Dans le système rigide de quotas et de veto ethniques, ils sont représentés par un membre de la présidence tripartite du pays, élu dans la même circonscription électorale que le membre bosniaque de cette présidence, mais également par les mêmes électeurs, majoritairement croates et bosniaques. Ainsi, le représentant d’un de ces deux peuples constitutifs peut en théorie être élu sur les voix de l’autre ethnie. La polémique est alors survenue avec l’élection répétée de Željko Komšić face au candidat de la branche bosnienne du HDZ, qui a alors accusé ce premier d’avoir été élu avec des voix bosniaques (voir Merdzanovic 2015). La question d’une réforme électorale permettant l’élection du membre croate de la présidence « par les Croates eux-mêmes » est justement débattue en ce moment-même, avec des propositions de nouvelles circonscriptions territoriales sur des lignes ethniques, perçues par certains comme un nouveau pas vers une sécession croate, réminiscente du projet d’État avorté de Herceg-Bosna durant les années 1990 (voir notre article à ce sujet ici).

Dans ce contexte, Zoran Milanović s’est à répétition présenté comme le défenseur des intérêts, sinon comme le représentant légitime, des Croates de Bosnie-Herzégovine. Il s’est par exemple opposé aux conclusions d’une séance du Conseil de l’Union européenne qui appelaient à la continuation des réformes en Bosnie-Herzégovine dans l’optique d’une implémentation des verdicts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) relatifs à la discrimination des minorités dans la vie politique. Il a également récemment accusé les partis ethniques bosniaques de « travailler consciemment dans le but de faire dommage à la Bosnie-Herzégovine » par leur opposition « à tout possible compromis » sur une réforme de la loi électorale bosnienne susmentionnée. Plus polémique encore, il a déclaré aux journalistes, en parallèle de l’Assemblée Générale des Nations-Unies, qu’il était « également le Président des Croates en Bosnie-Herzégovine », à rebours de son titre pourtant constitutionnel de Président de la seule République croate et non de représentant d’une nation au sens transfrontalier du terme.

Ces mots, qui s’ajoutaient alors à d’autres remises en questions explicites de la légitimité du membre croate de la présidence bosnienne Željko Komšić par le passé, avaient généré une importante polémique, de nombreux analystes, journalistes et politiciens accusant le Président croate de remettre en question de manière inconséquente la légitimité d’institutions bosniennes déjà mises à mal par les crises successives et cumulatives qu’elles traversent en ce moment. La déclaration n’était pour certains pas sans rappeler les projets grand-croates du Président Tuđman, qui rêvait d’une Bosnie-Herzégovine croate ou a minima d’une province croate autonome en Bosnie-Herzégovine similaire à la Banovina de 1939 (voir Goldstein 2019, pp. 211-229) : à l’époque, c’était d’ailleurs Tuđman lui-même qui, tout comme Slobodan Milošević pour les forces serbes de Bosnie-Herzégovine, signa au nom des forces croates en Bosnie-Herzégovine les accords de Dayton qui mirent fin au conflit bosnien, à l’exclusion des représentants de ces forces sur le terrain.

            « Après moi, le déluge »

Or, ces frasques présidentielles ne sont de loin pas des maladresses aléatoires : Zoran Milanović est un politicien rodé aux us et coutumes de la politique croate, dans laquelle il navigue depuis près de trente ans. Son tournant particulièrement véhément et nationaliste tient d’un calcul assez simple : les élections qu’il a remportées en décembre 2019, il les doit principalement à une division temporaire de la droite qui prévalait alors. En effet, lors du premier tour de scrutin, si Milanović, candidat des sociaux-démocrates (SDP), est arrivé premier avec 29,57 % des voix, la Présidente conservatrice sortante Kolinda Grabar-Kitarović (HDZ) et le candidat d’extrême-droite (alors apartisan) Miroslav Škoro ont remporté respectivement 26,65 % et 24,42 % des voix, soit une claire majorité de droite à laquelle s’ajoutaient encore près de 10 % des voix remportées par d’autres candidats mineurs clairement situés à droite. Sa victoire au second tour Milanović l’a due principalement à l’inattendue absence d’un report vers la candidate conservatrice Grabar-Kitarović des voix de l’électorat d’extrême-droite, déçu par la politique nouvellement modérée du HDZ sous Plenković. A cela s’ajoute le délitement complet du SDP dont est issu Milanović, qui a fait un mauvais résultat aux élections parlementaires de juillet 2020 où il comptait reprendre le pouvoir, en contraste avec l’inattendu très bon résultat du HDZ de Plenković et de la nouvelle plateforme nationaliste Mouvement Patriotique (Domovinski Pokret) de Miroslav Škoro. Pire, depuis ces élections, le SDP est en proie à d’incessants conflits intestins et même de scissions majeures, et a sombré à son plus bas niveau dans les sondages depuis le début des années 2000, au profit de la plateforme de gauche écologiste Možemo! [Nous pouvons !] nouvellement arrivée sur la scène nationale.

En bref, s’il souhaite survivre, Milanović doit attirer un électorat mobilisé principalement autour de questions nationalistes, ressource dont les autocrates et populistes des Balkans occidentaux de tous bords n’hésitent jamais à jouer pour se maintenir au pouvoir coûte-que-coûte (voir Bieber 2020). Les manoeuvres de Milanović vis-à-vis des Croates en Bosnie-Herzégovine sont à cet effet loin d’être anodines : dans le contexte électoral, les voix de la diaspora, et en particulier celles des Croates bosniens (qui ont droit de vote en Croatie !), sont essentielles. Mais cet électorat vote de préférence pour les candidats les plus chauvins, jugés plus à même de défendre leurs intérêts sur la scène bosnienne. Durant les élections présidentielles de 2019, Milanović s’était d’ailleurs largement fait devancer en Bosnie Herzégovine par la Présidente sortante, déclarant lui-même que, en ce qui concerne les voix croates bosniennes, il n’avait « rien reçu ».

Et il semblerait que la stratégie de Milanović paye, grassement même : le sondage national mensuel Crobarometar donne depuis des mois le Président en tête des sondages concernant la personnalité politique la plus populaire de Croatie, loin devant ses éventuels challengers, Plenković y compris. Si les plus cyniques diront que la politique n’est jamais à une promesse brisée près, il n’en reste pas moins que Zoran Milanović, loin d’amener une quelconque « normalité » nouvelle en Croatie comme il le promettait en 2019, n’a fait que reconduire, sinon attiser, la normalité d’un nationalisme décomplexé qui lui préexistait, en polarisant encore davantage la politique croate par ses commentaires insultants et d’une grande violence symbolique (rappelons qu’il s’agit ici du Chef de l’État) envers certains acteurs politiques et la société civile : dans les mots du Premier Ministre lui-même, qui soit dit en passant n’hésite jamais à répondre à l’invective par l’invective, « il faudra des années [à la Croatie] pour se remettre » des dommages causés par la rhétorique de l’actuel Président. Mais pour ce dernier, ce statu quo qu’il nourrit sans cesse, aussi volatile et polarisé qu’il devienne, n’est rien de plus que le prix à payer pour se garantir quatre ans de plus au Pantovčak, le palais présidentiel croate. « Après moi, le déluge ».

            Articles et ouvrages cités

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ZAKOŠEK, Nenad (2010), Zauzdani populizam: fenomen Milana Bandića, Političke analize, 1(1), 6-10.

De l’ex-Yougoslavie à l’Ukraine, les sirènes révisionnistes de la gauche radicale

Depuis le début des tensions puis de l’invasion russe en Ukraine, divers tenants de la gauche dite « radicale », de Jean-Luc Mélenchon et Nathalie Arthaud en France à Solidarités ou au Parti du Travail en Suisse, font entendre un discours relativement similaire : l’OTAN, et par extension l’Occident, serait au moins en partie responsable pour la guerre en Ukraine. Si ce genre de discours n’est pas l’apanage de la gauche radicale – un discours de 2015 du Professeur en sciences politiques John Mearsheimer, où celui-ci accuse l’Occident de la situation en Crimée, a d’ailleurs connu un soudain regain de popularité sur Youtube – ce sont néanmoins les tenants de celle-ci qui vont le plus loin dans leur critique, en appelant à « dénoncer tous les impérialismes », avec des slogans à l’instar de « Stop Poutine, Stop OTAN ». Dans ce genre de discours, l’OTAN est parfois ouvertement et vertement critiqué comme un « instrument de l’impérialisme américain ». Or, à titre d’exemple, ce sont les guerres de dissolution de l’ex-Yougoslavie, et tout particulièrement le conflit kosovar, qui sont inlassablement convoqués. Un certain nombre de médias plutôt ancrés à gauche, à l’instar du Monde Diplomatique, se sont fait les relais d’une version plus mesurée de cette thèse, comme le montre bien un article du quotidien romand Le Courrier paru le 22 février dernier intitulé « Défaites de Russie » :

« [Si] Vladimir Poutine a bel et bien pris le risque de porter un nouveau coup de canif aux frontières issues de la fin de l’URSS, le camp occidental, faut-il le rappeler, lui avait montré l’exemple à plusieurs reprises. De la reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie par l’Allemagne en 1991 jusqu’à celle, étasunienne, en 2019, de l’annexion du Golan par Israël, en passant par l’indépendance du Kosovo ou encore le démembrement de l’Irak et de la Syrie en protectorats US et turc, on constatera que la souveraineté à géométrie variable est un concept largement partagé. Quand on veut s’armer de principes, il faut d’abord se les appliquer à soi-même. »

Si Le Courrier n’invoque pas ici explicitement le concept d’impérialisme, c’est bien celui-ci qui est au cœur de ces différents discours de gauche radicale critiquant un « impérialisme » occidental dans les Balkans, et popularisés dès les années 1990 notamment par l’intellectuel américain Noam Chomsky. Ces discours se construisent en partie autour de deux grandes narrations, partiellement relayées ici par Le Courrier : la première postule que la reconnaissance de l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie par l’Allemagne en 1991 aurait été arbitraire et illégitime, et aurait fait partie d’une stratégie plus large de l’Allemagne capitaliste visant à la destruction volontaire de la Yougoslavie socialiste ; la seconde narration affirme que l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 et la reconnaissance de la jeune République par la majorité des pays occidentaux en 2008 seraient des décisions également arbitraires, injustifiées, illégitimes. Or, ces deux affirmations sont fausses, et l’ensemble du discours concernant l’histoire récente des Balkans occidentaux peut difficilement être qualifié autrement que de révisionnisme historique, c’est-à-dire une lecture historique révisée au profit d’un positionnement idéologique.

        1991 : Bonn reconnaît l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie

L’indépendance de la Slovénie et de la Croatie n’était de loin pas une fatalité. Si des figures comme le premier président croate Franjo Tuđman s’étaient très tôt ouvertement faites avocates de l’indépendance, les revendications initiales de l’élite politique des deux républiques appelaient principalement, au tournant des années 1970, à davantage de décentralisation. Ces revendications étaient notamment liées à des questions économiques : la Croatie et la Slovénie étaient alors de loin les deux républiques les plus prospères de la fédération yougoslave, et voyaient une grande partie de leurs revenus drainés vers d’autres régions du pays, moins développées (Bombelles 1991). Reprises par une partie de l’intelligentsia croate pour avancer un agenda nationaliste, ces revendications mèneront notamment au « Printemps croate » de 1971, réprimé dans la violence par le pouvoir communiste yougoslave. Néanmoins, en guise de concession, une nouvelle Constitution fédérale sera draftée et introduite en 1974, qui fera de la Yougoslavie une « confédération de facto », donnant des pouvoirs extrêmement étendus aux républiques, et gardant peu de portefeuilles au niveau de l’État commun (Silber et Little 1995, p. 32).

Néanmoins, avec l’arrivée au pouvoir de Slobodan Milošević en Serbie à la fin des années 1980, les choses vont changer. Suite à sa « révolution anti-bureaucratique », Milošević s’empare du pouvoir dans une majorité des républiques et provinces autonomes, ce qui lui assure une majorité dans tous les votes fédéraux et lui permet alors d’avancer son agenda centralisateur. C’est exactement ce qui se passe lors du XIVème (et dernier) congrès de la Ligue des communistes de Yougoslavie, où, voyant ses amendements constitutionnels promouvant un modèle de Yougoslavie décentralisée rejetés coup-sur-coup sans discussion, la délégation slovène s’en va, suivie de la délégation croate, signant la mort de facto de la Ligue (Ramet 2006). Dès lors, diverses propositions de sauvegarde de l’État commun yougoslave seront mises sans succès sur la table jusqu’aux déclarations officielles des indépendance slovène et croate en juin 1991, dont notamment un modèle de « fédération asymétrique » avec des niveaux de souveraineté différents en fonction des entités (voir Silber and Little 1995, p. 162). C’est avec les déclarations d’indépendance croate et slovène le 25 juin 1991 que débute un conflit qui, s’il durera seulement dix jours en Slovénie, ne finira qu’en 1995 pour la Croatie, après avoir également embrasé la Bosnie-Herzégovine en 1992.

La politique de Bonn, alors capitale de l’Allemagne, n’est de loin pas, comme certains l’affirment, « anti-yougoslave ». Au contraire, jusqu’à l’été 1991, l’Allemagne ainsi que tous les autres pays de ce qui constitue alors la Communauté européenne (CE) vont principalement chercher à préserver l’État commun yougoslave pour éviter un effet boule-de-neige (Martens 2022, Caplan 2002, p. 158). C’est l’éclatement puis l’escalade du conflit durant l’été 1991 qui amène d’abord l’Allemagne puis le reste des États européens à progressivement réaliser qu’il n’y a plus, dans les faits, d’État yougoslave fonctionnel – une prise de conscience qui sera confirmée par la première opinion de la Commission Badinter. Par ailleurs, avec la déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie en juin 1991, Bonn, comme le reste de l’Europe, est mise face au fait accompli : la Slovénie et la Croatie sont désormais indépendantes et, au vu de la violence des combats sur le territoire croate, il n’y a plus aucune chance d’une quelconque « réintégration » à la Yougoslavie, sous contrôle total de Milošević et de ses associés comme le démontre l’instrumentalisation de l’Armée populaire yougoslave (JNA).

La Communauté européenne cherche alors à coordonner ses États-membres en proposant un principe de conditionnalité auquel doivent se plier les républiques yougoslaves qui souhaitent voir leur indépendance reconnue. Celles-ci, qui ne peuvent par ailleurs revendiquer leur indépendance que dans leurs frontières administratives préexistantes en tant que « républiques socialistes » (uti possidetis juris), doivent non seulement organiser un référendum qui obtienne une majorité des voix mais également offrir des garanties suffisantes pour la protection des minorités sur leur territoire (Caplan 2002). Or, si la Slovénie (et, par ailleurs, la Macédoine) remplissent ces deux critères, ce n’est pas le cas de la Croatie, où la protection de la population serbe est alors jugée insuffisante. L’Allemagne reconnaît malgré tout la Croatie comme État indépendant aux côtés de la Slovénie le 23 décembre 1991.

Preuve d’une politique hyper-idéologique profondément anticommuniste et antiyougoslave de l’Allemagne ? Pas du tout. La logique de la diplomatie allemande est la suivante : reconnaître la Croatie comme État indépendant transforme la nature du conflit, qui passe de dispute interne à conflit interétatique, légitimant une intervention d’États-tiers. Une internationalisation du conflit permet en outre de garantir aux nouveaux États une personnalité et donc des droits. Certains espéraient alors que la reconnaissance dissuaderait Belgrade d’utiliser la force ou de poursuivre l’escalade, et amènerait même le gouvernement de Milošević à retirer ses troupes (Caplan 2002, pp. 163 et seq.). Ce ne sera malheureusement pas le cas.

On le voit, l’Allemagne n’a pas expressément cherché la destruction de l’État commun yougoslave, qu’elle a au contraire essayé de préserver jusqu’à la dernière heure. Plus encore, sa reconnaissance de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie se légitime pleinement : pour la première, des critères difficilement contestables ont été mis en place, tandis que la seconde relevait d’une tentative raisonnée d’apaisement d’un conflit déjà particulièrement horrible. La reconnaissance de l’indépendance croate advient en effet à peine quelques semaines après la sanglante chute de Vukovar, dont les choquantes images avaient été relayées par les médias européens.

        1999 – 2008 : intervention de l’OTAN au Kosovo et indépendance kosovare

L’histoire du Kosovo, et tout particulièrement l’histoire du Kosovo au sein des deux Yougoslavies successives, est avant tout l’histoire d’une région qui s’est développée sous le joug de l’impérialisme. La plaine de Kosovo Polje (Champ du Merle) est au centre de la mythologie nationale serbe : selon celle-ci, le Prince Lazar, s’apprêtant à affronter l’armée ottomane en 1389, y aurait fait le choix du « Royaume céleste » au prix du royaume terrestre pour son peuple (voir Djokić 2009). Sous égide ottomane jusqu’aux guerres balkaniques de 1913, la région passe définitivement sous contrôle serbe après 1918 et ce pour le reste du XXème siècle, exception faite d’une courte période durant la Seconde Guerre mondiale. Sous le régime yougoslave royaliste (1918-1941), toute expression de culture ou d’identité albanaise est discriminée et réprimée, et une véritable politique de colonisation est entreprise par le pouvoir central, provoquant d’importantes rébellions de la population albanaise (voir Malcolm 1998, pp. 264-288). Durant les premières années du régime communiste, la politique de Belgrade s’inscrit dans la continuité de celle de la Yougoslavie royale en garantissant une surreprésentation serbe dans les institutions kosovares, tandis que les individus identifiés comme albanais sont soumis à d’incessantes persécutions de la part de la police politique, l’UDBa, sous l’influence de son autoritaire directeur et Ministre de l’Intérieur, Aleksandar Ranković (Ramet 2006, pp. 293-295). C’est uniquement après la chute de Ranković en 1966 que l’étau commence à se desserrer autour de la province autonome socialiste, malgré une persistance des violences interethniques. Enfin, avec la Constitution yougoslave de 1974, fortement décentralisatrice, le Kosovo gagne un statut de quasi république, de facto sinon de jure (voir Ramet 2006, Malcolm 1998, Silber et Little 1995, p. 32).

Avec l’arrivée au pouvoir de Milošević et suite à d’importantes manifestations albanaises dans la province qui réclament l’indépendance vis-à-vis de la Serbie et l’obtention du statut de république au sein de la Yougoslavie (Silber et Little 1995, p. 33), une répression brutale s’abat sur la population albanaise, accusée par l’intelligentsia de Belgrade de « génocide démographique » envers les serbes du fait que le taux de natalité albanais est supérieur à celui de ces derniers (voir Sindbaek 2012). Suite à l’abolition de l’autonomie de la province en 1989, c’est un véritable système d’appartheid qui se met alors en place au Kosovo, les albanais devenant des « citoyens de seconde classe » et étant sans autre licenciés de leurs postes et de leurs logements, les poussant à créer des institutions parallèles, officieuses (Ramet 2006, Independent International Commission on Kosovo [IICK] 2000). Plus encore, le gouvernement Milošević cherche à recoloniser la région, s’engageant dans une véritable politique colonialiste où des terres possédées par des ménages albanais sont tout simplement données à des ménages serbes, avec le plein soutien de l’État (Ramet 2006, p. 511).

Difficile, donc, de ne pas parler d’impérialisme lorsqu’il est question de l’histoire du Kosovo.

C’est l’éclatement du conflit armé dans la province qui amènera à une intervention militaire de l’OTAN. Celui-ci éclate progressivement à partir du milieu des années 1990, jusqu’aux premières opérations d’ampleur décidées début 1998 par le gouvernement de Milošević contre l’Armée de Libération du Kosovo (UÇK), une organisation longtemps souterraine entretenant des liens rapprochés avec le crime organisé. L’éclatement du conflit s’explique en partie par deux événements importants et liés : d’un côté, l’UÇK, qui a profité de l’effondrement de l’État albanais voisin en 1997 pour s’emparer de nombreuses armes, contrôle dès 1998 une part conséquente de la région et des villes (Ramet 2006, 513-515, IICK 2000, pp. 52-53) ; de l’autre, on assiste à une spectaculaire escalade des violences perpétrées à l’encontre de la population albanaise, allant de la répression armée et sanglante de manifestations pacifiques à Pristhinë / Priština à l’attaque du village de Likoshan / Likošan et Qirez / Ćirez à l’arme lourde en représailles à l’assassinat par l’UÇK de quatre policiers serbes (IICK 2000, pp. 67-68). Bien que Milošević ratifie en octobre 1998 un accord « de la 11ème heure » promettant la désescalade, il ne le respecte pas, et lance une opération qui vise, purement et simplement, à repousser la population albanaise du territoire kosovar, malgré d’importantes critiques au sein-même de l’armée serbe envers cette stratégie, rapidement étouffées par le pouvoir (Ramet 2006, 514-515). Après que d’ultimes tentatives de négociation de la paix entre 1998 et 1999, durant lesquelles Milošević renforce sa présence militaire au Kosovo en violant des accords antérieurs, soient tenues en échecs par la partie serbe, des frappes aériennes stratégiques de l’OTAN ont lieu entre le 24 mars et le 10 juin 1999. Si la campagne fera malheureusement près de 500 victimes civiles collatérales, elle mettra fin à un conflit qui aura causé entre 10’000 et 12’000 victimes dans la population albanaise, ainsi que le déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes majoritairement albanaises (Ramet 2006, 515-517, IICK 2000, p. 90).

L’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo apparaît donc comme l’ultime solution adoptée  par une communauté internationale déjà largement éprouvée par le nettoyage ethnique et le génocide qu’elle n’avait su ni pu prévenir en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, quelques années plus tôt. Or, l’objectif clair du gouvernement de Milošević n’était ni plus ni moins que de « nettoyer » le Kosovo de sa population albanaise (IICK 2000, p. 88). Le choix de l’intervention armée, en violation du droit international, a été un ultime recours face à l’échec de l’intervention diplomatique et face à une situation déjà devenue intenable, dans un conflit où s’affrontaient des forces totalement asymétriques, et où l’une des parties prenantes refusait de négocier ou de respecter les accords signés (IICK 2000, pp. 163-164, Sulyok 2003, p. 156). L’objectif principal de la campagne de bombardements de l’OTAN était avant tout une stratégie de frappes ciblées pour ramener la partie réticente à la table des négociations (IICK 2000, p. 86).

Ce sont des arguments similaires qui donnent sa validité à la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo en 2008. Comme nous l’avons expliqué dans un précédent article, l’argument d’un cas unique kosovar au regard du droit international est justifiable. Tout d’abord, après l’établissement d’une administration internationale au Kosovo (UNMIK) dans l’immédiat après-guerre, il est tout simplement impossible d’imaginer la réintégration de cette région constituée à 90 % d’Albanais dans un État qui a mené envers eux une politique de nettoyage ethnique et d’apartheid. Par ailleurs, la Constitution serbe adoptée en 2006, qui mentionne le Kosovo comme territoire serbe dans son préambule-même, ne garantit absolument aucune autonomie claire à ce que la Constitution persiste à qualifier de « province autonome ». A l’inverse, et c’est un élément fondamental, la Constitution kosovare, issue d’une proposition établie sous la direction de l’ex-président finlandais Martti Ahtisaari, garantit des droits et protections extrêmement étendus à toutes les minorités, et tout particulièrement à la minorité serbe : elle attribue à cette dernière un nombre conséquent de sièges au Parlement, mais également des sièges obligatoires au sein-même du Gouvernement. Un dernier argument, plus discutable, est le fait que, par le statut de quasi république que lui avait octroyé la Constitution yougoslave de 1974, le Kosovo pourrait effectivement tomber sous le coup de l’opinion de la Commission Badinter selon laquelle seules les républiques peuvent prendre leur indépendance, dans le tracé de leurs frontières administratives (pour discussion, voir Ker-Lindsay 2013).

Tous ces arguments nous amènent à une situation similaire à celle qui prévaut en Croatie et en Slovénie au moment de la reconnaissance des deux États par la Communauté européenne. Difficile dès lors de faire plus cohérent pour les démocraties occidentales. Peut-on alors véritablement parler de reconnaissance arbitraire par une partie (cinq pays de l’Union européenne ne reconnaissent pas le Kosovo) de l’Occident, quand d’aussi importantes garanties constitutionnelles d’inclusion et de protection de toutes les minorités au sein des institutions et de l’administration sont données, et que la simple réintégration de la région est simplement impossible ?

        L’OTAN, « puissance impérialiste » à l’Est ?

Enfin, au-delà de l’image faussée  d’un « Occident impérialiste » qui appliquerait dans les Balkans occidentaux un principe de souveraineté « à géométrie variable », selon les termes du Courrier, on peut encore répondre aux accusations régulièrement portées par divers représentants de la « gauche radicale » d’une « provocation » de l’OTAN, par son expansion à l’Est, envers le pouvoir de Vladimir Putin. Ici aussi, le raisonnement est discutable, alors que l’expansion de l’OTAN dans les pays postcommunistes s’explique notamment par une logique de sécurité face à l’expansion impérialiste de la Russie de Vladimir Putin par laquelle ces pays se sentent à juste titre menacés. Car, si la conception actuelle de l’adhésion à l’OTAN comme premier pas du processus d’accession européenne est questionnable, il est indiscutable que l’adhésion des États baltes, par exemple, ou, dans une perspective d’avenir, de l’Ukraine, est une décision nullement imposée à ces jeunes républiques, dont le but principal est précisément d’éviter l’actuel scénario ukrainien. N’oublions pas que Putin s’est largement construit politiquement autour du concept d’intégration et d’unification du « monde russe » (Русский мир), c’est-à-dire des communautés russophones en situation de diaspora, notamment dans les États baltes ou en Ukraine (voir Plokhy 2018).

Parler « d’impérialisme » de la part de l’OTAN ou « d’hypocrisie » des démocraties occidentales en pointant du doigt de prétendus exemples tirés de l’histoire récente des Balkans occidentaux ou de l’Europe de l’Est en général ne tient tout simplement pas debout. Ni l’intervention au Kosovo, ni la reconnaissance des indépendances croate, kosovare et slovène n’ont quoi que ce soit d’illégitime ou d’injustifiable. Elles sont au contraire soutenues par des arguments fondés, à considérer dans leur contexte, pour qui est prêt à les écouter – ou à les lire, en l’occurrence. On peut pour finir se demander  si, à instrumentaliser l’histoire d’une région qu’ils ne connaissent que trop peu et à y sélectionner sans plus de recherche des informations partielles ou partiales qui vont dans le sens de leurs idées avant d’aller dans le sens des faits, certains représentants de la gauche « radicale », grands critiques d’un impérialisme qu’on peine ici à percevoir, ne seraient pas paradoxalement eux-même dans une logique impérialiste, culturelle cette fois. Ainsi, comme l’avançait la citation du Courrier produite dans les premiers paragraphes du présent article : « Quand on veut s’armer de principes, il faut d’abord se les appliquer à soi-même. »

        Sources citées

BOMBELLES, Joseph T. (1991), Federal Aid to the Less Developed Areas of Yugoslavia, East European Politics and Society, 5(3), 439-465.

CAPLAN, Richard (2002), Conditional Recognition as an Instrument of Ethnic Conflict Regulation: the European Community and Yugoslavia, Nations and Nationalisms, 8(2), 157-177.

DJOKIĆ, Dejan (2009), Whose Myth? Which Nation? The Serbian Kosovo Myth Revisited. In Janos Bak, Jörg Jarnut, Pierre Monet, Bernd Schneidmueller (Eds.), Uses and Abuses of the Middle Ages: 19th-21st Century (pp. 215-233), Wilhelm Fink.

Independent International Commission on Kosovo [IICK] (2000), The Kosovo Report. Conflict, International Response, Lessons Learned, Oxford University Press.

KER-LINDSAY, James (2013), Preventing the Emergence of Self-Determination as a Norm of Secession: An Assessment of the Kosovo ‘Unique Case’ Argument, Europe-Asia Studies, 65(5), 837-856.

MALCOLM, Noel (1998), Kosovo. A Short History, New York University Press.

MARTENS, Mihael (2022), Tajna nemačka dokumenta o raspadu Jugoslavije, Deutsche Welle, online: https://p.dw.com/p/47gbx (lien consulté le 3 mars 2022).

PLOKHY, Serhii (2018), Lost Kingdom. A History of Russian Nationalism from Ivan the Great to Vladimir Putin, Penguin.

RAMET, Sabrina Petra (2006), The Three Yugoslavias. State-Building and Legitimation, 1918-2005, Woodrow Wilson Center Press / Indiana University Press.

SILBER, Laura, LITTLE, Alan (1995), The Death of Yugoslavia, BBC / Penguin.

SINDBÆK, Tea (2012), Usable History? Representations of Yugoslavia’s Difficult Past from 1945 to 2002, Aarhus University Press.

SULYOK, Gábor (2003), The Theory of Humanitarian Intervention with Special Regard to NATO’s Kosovo Mission. In Florian Bieber, Židas Daskalovski (Eds.), Understanding the War in Kosovo (pp. 143-161), Frank Cass.