Ce dimanche 2 octobre 2022 se sont tenues des élections générales en Bosnie-Herzégovine. Ont alors été renouvelés les Parlements des deux entités, le Parlement et la Présidence tripartite du pays, ainsi que la Présidence de l’entité Republika Srpska (RS). Une élection majeure donc, en particulier au vu des tensions qui l’ont précédée : le Haut-Représentant, envoyé plénipotentiaire de la Communauté internationale, a été au centre de l’attention, ayant dû imposer les moyens financiers nécessaires aux élections par décret suite à la tentative de blocage de la part des partis ethno-nationalistes croates et serbes, mais surtout en tentant d’imposer une réforme électorale très polémique. Le principal parti ethno-nationaliste croate, la Communauté Démocratique Croate (HDZ BiH), a par ailleurs menacé jusqu’à la onzième heure d’un boycott des élections si ses revendications concernant la modification de la législation électorale n’étaient pas adoptées.
Élections bosniennes : une révolution électorale ?
Les résultats de l’élection présidentielle auront été au bas mot surprenants, du moins en ce qui concerne l’entité voisine de la RS, la Fédération (FBiH). Ont ainsi été élus aux sièges bosniaque et croate de la Présidence tripartite du pays deux candidats n’appartenant pas aux principaux partis ethno-nationalistes. Denis Bećirović, candidat social-démocrate bosniaque, a ainsi remporté haut-la-main son duel avec près de 57 % des voix contre le leader du Parti d’Action Démocratique (SDA), principal parti ethno-nationaliste bosniaque et ancien membre de la Présidence, Bakir Izetbegović, fils du fondateur de ce même parti, Alija Izetbegović, qui n’en obtient que 37,5 %. Reste à savoir si l’élection de Bećirović tient d’une popularité personnelle ou d’un ras-le-bol électoral généralisé à l’encontre d’Izetbegović, constamment embourbé dans des polémiques pour ses déclarations fréquemment absurdes (il a ainsi déclaré qu’il fallait remplacer tous les jeunes partant par des robots, provoquant l’hilarité générale et générant une avalanche de memes) mais aussi pour de très récurrents scandales liés à des accusations de corruption et népotisme.
Du côté du membre croate de la Présidence, c’est le sortant de centre-gauche Željko Komšić (Front Démocratique, DF) qui remporte avec 54,6 % des voix son quatrième (!) mandat face à Borjana Krišto candidate du principal parti ethnonationaliste croate bosnien aux tendances sécessionnistes ambiguës, le HDZ BiH. Celle-ci n’a d’ailleurs pas reconnu la victoire de son concurrent, voire n’a tout simplement pas reconnu son existence-même, déclarant qu’elle « se sentait comme la vainqueure [au nom] du peuple croate » et qu’elle était la « seule candidate du peuple croate ». L’attaque fait référence l’une des grandes et douteuses théories du HDZ BiH selon laquelle Komšić aurait chaque fois été élu par les bosniaques et non par les croates, sous-entendant ainsi que le HDZ BiH détiendrait le monopole de la « représentation légitime » de la population croate de Bosnie-Herzégovine. Les réactions ne se sont d’ailleurs pas faites attendre de Croatie, où le très polémique Président Zoran Milanović a appelé le Haut-Représentant en Bosnie-Herzégovine à refuser à Komšić son élection et à l’écarter du poste auquel il a pourtant été démocratiquement élu, tandis que le parti conservateur croate Most (Pont des listes indépendantes) cherche quant à lui à déclarer Komšić persona non grata dans le pays.
Si l’autre entité bosnienne, la Republika Srpska, aura créé moins de surprise avec l’élection à 52 % des voix de Željka Cvijanović de l’Alliance des Sociaux-Démocrates Indépendants (SNSD) dont le le chef est le membre sortant de la Présidence tripartite, le leader sécessionniste Milorad Dodik, c’est la presque non-élection de ce dernier à la Présidence de l’entité RS qui n’était en revanche pas attendue. Moins de trente mille de voix l’auront ainsi séparé de la candidate de l’opposition unie, Jelena Trivić (Parti du Progrès Démocratique, PDP), confirmant un certain ras-le-bol de la population face à la corruption et la situation de crise permanente qui prévaut dans cette entité depuis l’arrivée au pouvoir de Dodik et du SNSD. Trivić n’en est pas un changement total de paradigme pour autant, et s’inscrit dans la continuité de la rhétorique ethno-nationaliste de Dodik, avec un rapport néanmoins moins franc à la question d’une « indépendance » de la RS ou de son rattachement à la Serbie. L’opposition n’a cependant pas dit son dernier mot, et, accusant le SNSD d’avoir « volé » l’élection de Dodik, a appelé à un recompte des voix voire de nouvelles élections pour la présidence de l’entité.
Révolution électorale en Bosnie-Herzégovine ? Pas vraiment. Aux résultats de la Présidence tripartite et de la Présidence de l’entité RS, fonctions fortement personnalisées, s’opposent ceux des élections parlementaires. C’est ainsi le trio habituel des partis ethno-nationalistes bosniaque (SDA), croate (HDZ BiH) et serbe (SNSD) qui sortent largement en tête. Le SNSD garde ainsi la main-haute en Republika Srpska avec près de 40 % des voix, tandis que le HDZ se profile en faiseur de roi en FBiH entre le SDA, toujours premier parti de l’entité et du pays, et les oppositions de centre-gauche (Naša Stranka, Front Démocratique, Parti social-démocrate). Des analyses estiment néanmoins que le SNSD et le HDZ BiH pourraient être exclus du gouvernement bosnien au niveau national.
Christian Schmidt, le retour
Et pourtant les résultats des élections ont été rapidement éclipsés par un autre événement : à la surprise et confusion générales, le Haut-Représentant de la Communauté internationale en Bosnie-Herzégovine Christian Schmidt a décidé d’imposer en plein décompte des résultats une réforme de la législation électorale de la FBiH. La réforme porte principalement sur l’augmentation du nombre de délégués dans la Chambre Haute du Parlement de la FBiH ainsi que sur le délai de formation d’un gouvernement, dans l’espoir – explique Christian Schmidt – de « débloquer » la situation après les élections. Le Haut-Représentant avait déjà tenté d’imposer une autre réforme législative et constitutionnelle sur les questions électorales dans un format plus radical en juillet dernier, mais avait dû la retirer après la polémique majeure provoquée par la fuite du projet dans la presse : le Haut-Représentant Schmidt, dont les liens forts avec le HDZ au pouvoir en Croatie et sa branche-sœur bosnienne le HDZ BiH sont fréquemment critiqués, avait alors été accusé de favoriser le parti ethno-nationaliste croate bosnien, seul acteur à saluer sa proposition de réforme (voir notre article à ce sujet ici). Mais aujourd’hui, personne n’est satisfait : tous les partis dénoncent le principe-même d’imposer une réforme, en particulier à ce moment précis, tandis que le HDZ BiH regrette des réformes « cosmétiques » et que les autres acteurs politiques accusent à nouveau le Haut-Représentant de jouer le jeu des ethno-nationalistes croates bosniens. Ajoutant de l’huile sur le feu, le gouvernement d’Andrej Plenković en Croatie voisine a reconnu avoir collaboré « discrètement » (sic) avec Christian Schmidt dans l’élaboration de la réforme, quelques jours avant l’annonce de celle-ci.
Au-delà de l’ingérence grave d’un pays voisin dans un État souverain et de l’imposition d’une réforme qu’aucune majorité politique ne soutient par un délégué de la Communauté internationale auquel fait défaut la légitimité démocratique, c’est surtout le timing et le décalage complet entre le résultat des élections et la décision du Haut-Représentant qui choquent, et l’entêtement de ce dernier à imposer sa réforme électorale, par ailleurs controversée au sein de la Communauté internationale-même et qui menace d’éroder encore davantage la légitimité déjà bien mise à mal de l’institution. Comme le souligne le sociologue Eric Gordy dans un récent commentaire, la décision de ce plénipotentiaire allemand non-élu va complètement à l’encontre de la complexité du choix politique exprimé par la population bosnienne ce dimanche dans les urnes. Qui plus est, le gouvernement croate d’Andrej Plenković a d’ores et déjà appelé de ses vœux des réformes plus poussées dans cette direction, montrant à quel point les réformes imposées allant dans le sens des partis ethno-nationalistes ont peu de chance d’être jamais jugées suffisantes par ces acteurs qui renforcent ainsi leur emprise sur l’espace politique bosnien.
Enfin, dans un pays où le taux de participation est déjà très bas et où la confiance dans les institutions politiques et démocratiques flirte avec le fond de l’abîme, l’imposition d’une modification de la loi électorale pendant le décompte des voix paraît totalement absurde et irrationnel, même si celle-ci n’affecte que les corps législatifs et exécutifs élus indirectement et non les sièges attribués pendant l’élection directe. La transparence et prévisibilité du processus électoral, même des chambres élues indirectement, sont des principes fondamentaux essentiels de la démocratie représentative : dans le jeu électoral, la seule incertitude qui doit régner en démocratie est celle qui entoure le nom du vainqueur, pas les règles du jeu. Imposer une réforme, même ne concernant que la désignation indirecte de délégués aux Chambres hautes, non plus à la onzième mais bien à la treizième heure et avec une communication maladroite qui a laissé beaucoup de citoyens dans le doute de ce qui avait été décidé a de quoi frustrer la population bosnienne et délégitimer un processus démocratique déjà bien mal en point – sans même parler du Bureau du Haut-Représentant lui-même.
Problème international, institutionnel, individuel ou « all of the above » ?
Dans Democracy by Decree (2015), le politologue Adis Merdzanovic souligne que l’exercice des pouvoirs du Haut Représentant dépend en grande partie de la conception individuelle que celui-ci a de son travail et de sa mission, de sa philosophie personnelle en quelque sorte. Si notre article précédent dédié au Haut Représentant nuançait ce propos, mettant l’emphase sur la position plus encline à favoriser les partis ethno-nationalistes qui prévaut actuellement au sein de la Communauté internationale, il est ici difficile de faire plus « personnel » que la décision de Schmidt, dont la Commission européenne elle-même s’est distanciée de manière ambiguë. Quant à la « philosophie politique » du Haut-Représentant Schmidt, la forte personnalisation de son discours annonçant l’imposition des réformes, dans lequel il se présente personnellement et individuellement comme le garant du bon fonctionnement des élections et des institutions politiques bosniennes, a comme une saveur d’infantilisation, et ne présage pas forcément un avenir plus participatif, démocratique ou libéral pour la Bosnie-Herzégovine.
Les données électorales présentées dans cet article sont les résultats préliminaires au 4 octobre 2022 à plus de 90 % du dépouillement, disponibles sur izbori.ba en bosnien, croate, serbe et anglais.
Mes remerciements à Georgio Konstandi pour sa relecture attentive, ses corrections et ses commentaires approfondis sur le texte.