Ce lundi 28 novembre, le Ministre du Travail croate Marin Piletić a annoncé les premières mesures qui seraient comprises dans le renouvellement complet du Code du travail (ZOR, Zakon o radu). La mouture actuellement sur la table prévoirait ainsi notamment un « droit à la déconnexion » ainsi qu’une majoration de 50 % des salaires pour le travail le dimanche qui n’était jusqu’à ce jour pas régulé sur ce point mais s’élevait de facto à une majoration moyenne de 37 %. Pour la première fois ce sont principalement les syndicats qui ont exprimé leur satisfaction alors que l’organisation patronale croate, la HUP, a quant à elle souligné les complications que ces mesures entraîneraient pour les employeurs.
La partie n’était pourtant pas jouée d’avance. Au contraire, le gouvernement mené par le HDZ du Premier Ministre Andrej Plenković, malgré un tournant relativement social durant la pandémie, est principalement connu pour sa politique économique libérale : il s’est par exemple illustré en 2020 avec une réforme de l’imposition, accusée par l’opposition et les syndicats de favoriser les ménages les plus aisés au détriment des plus modestes. Plus encore, ce gouvernement avait dû retirer deux tentatives, l’une de suspension partielle et l’autre de révision complète du Code du Travail (ZOR) en 2020 et début 2022, suite à d’importantes polémiques et réactions de l’opposition et de la société civile. Comment comprendre alors ce retournement de situation relativement satisfaisant principalement les syndicats « au détriment » des organisations patronales ?
Pertes et fracas
L’histoire des réformes du Code du Travail en Croatie est aussi longue que mouvementée, comme elle l’est d’ailleurs dans toute la région. Rapidement libéralisé « au forceps » à l’indépendance par le régime de Franjo Tuđman (HDZ) en 1992 et surtout 1995, le ZOR a constamment été le sujet de fortes contestations suite aux libéralisations continues menées par les deux partis historiques du pays, le SDP et HDZ, au sein des gouvernements et coalitions alternativement sociaux-démocrates et libéraux-conservateurs. Suivra la réforme du gouvernement de coalition entre sociaux-démocrates et libéraux du Premier Ministre Ivica Račan, qui réussira bon gré mais surtout mal gré à passer ses amendements, toujours dans le même sens, sous prétexte d’obligations envers le FMI. En revanche, la coalition de la Première Ministre Jadranka Kosor menée par le HDZ passera elle aussi des révisions en 2009 et 2011, mais se verra obligée en 2012 de retirer sa proposition de réforme complète. Aussi bien les révisions passées que la réforme échouée ont eu pour prétexte l’harmonisation avec l’Union européenne, que la Croatie travaillait alors à rejoindre. (Sur l’histoire du ZOR voir les articles en croate de Lupiga.com et de Faktograf.)
Mais c’est la réforme de 2014 qui a laissé la marque la plus durable sur la politique croate. Présentée fin 2013 par la coalition sociale-démocrate et libérale du Premier Ministre (et aujourd’hui Président) Zoran Milanović dont les promesses de campagne tournaient pourtant autour d’une augmentation de la protection des travailleurs, elle apportera d’importantes flexibilisations du marché du travail. Entre autres : augmentation de l’âge de la retraite, extension du nombre d’heures de travail possibles jusqu’à 60 heures hebdomadaires, augmentation de la durée pendant laquelle un employé peut être embauché en contrat à durée déterminée sans accéder à un contrat à durée indéterminée, simplification du processus de transfert des employés d’une branche à une autre aussi bien sur le territoire national que hors de celui-ci, et enfin une simplification générale du processus de licenciement.
La réaction est immédiate, aussi bien dans les syndicats, qui appellent à une grève générale (d’une durée de deux heures en février 2014), que par l’opposition menée alors par le HDZ du très nationaliste Tomislav Karamarko, qui reprendra de manière surprenante, mot pour mot, le vocabulaire « anti-néolibéral » des syndicats. Le gouvernement Milanović, assailli de toutes parts et alors que les sondages indiquent un soutien important de la population aux syndicats, argumente pourtant que la mesure n’est pas « si radicale » et qu’elle est un prérequis européen. Il passe ainsi la loi en force au Parlement en 2014, sans négociations avec les syndicats ni concessions à l’opposition dont il rejette les amendements. A peine la loi passée, le gouvernement tombe en chute libre dans les sondages, avant de perdre coup-sur-coup les élections générales de 2015 et celles anticipées de 2016 – au profit du HDZ de Tomislav Karamarko, lui-même rapidement remplacé par Andrej Plenković.
Le bon dos européen
Un point commun important de toutes ces réformes jusqu’à ce jour, a été la stratégie de légitimation : au-delà de l’argument de nécessité absolue, les gouvernements successifs ont tous joués la carte de l’obligation européenne comme justificatif. Si l’argument est partiellement recevable, certaines des directives résultant effectivement d’une harmonisation de la législation croate avec les standards et directives européens, il n’en reste pas moins que tous les gouvernements ont essayé d’y ajouter discrètement des réformes de libéralisation très poussées, absentes desdites directives européennes.
Cette tendance à une « hyper-libéralisation », poussée au-delà des standards européens ou internationaux et souvent à rebours des recommandations (et parfois même malgré l’opposition) d’institutions comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, a fait l’objet d’une excellente analyse d’Hilary Appel et Mitchell Orenstein, qui y voient une stratégie concurrentielle des pays de l’ex-Bloc communiste, résultant de leur forte dépendance aux capitaux étrangers (à ce sujet, voir les travaux de Jan Drahokoupil).
La menace référendaire
Les deux gouvernements successifs d’Andrej Plenković, au pouvoir sans discontinuation depuis 2016, ne font pas exception : la dernière proposition de 2021 a provoqué une forte opposition pour les mêmes raisons. Néanmoins, le « traumatisme » du passage au forceps de la loi de 2014 et la chute du gouvernement de Zoran Milanović, n’explique pas tout, et un autre événement doit être pris en compte : l’échec de la réforme des retraites de 2018-2019. Alors qu’il venait de faire passer une loi augmentant l’âge de la retraite à 67 ans, le gouvernement Plenković s’est vu confronté à la menace d’un référendum pour lequel les syndicats ont réussi à récolter 700’000 signatures sur les 400’000 nécessaires, dans un pays de moins de 4 millions de personnes au total (une baisse du nombre de signatures nécessaire est d’ailleurs en cours d’étude au Parlement). Le gouvernement, dos au mur, s’est alors empressé d’annuler la réforme, non sans fustiger « l’irresponsabilité » des syndicats. S’en sont suivies la tentative de suspension partielle du ZOR au début de la pandémie puis la proposition de réforme avortée de 2021-2022, suite auxquelles le nouvellement nommé Ministre du Travail Marin Piletić a déclaré qu’il souhaitait désormais être « le meilleur interlocuteur possible pour les syndicats ».
Difficile, à ce jour, de dire ce à quoi ressemblera le texte final qui sera adopté par le Parlement. Une chose est néanmoins sûre, c’est que le gouvernement Plenković, qui fait face aux conséquences de la pandémie sur l’économie, à la crise du coût de la vie, ainsi qu’à l’introduction de l’Euro, ne peut pas se permettre le scénario de contestation exacerbée auquel a fait face le gouvernement de Zoran Milanović. Une crise de légitimité, alors que le HDZ, tout comme son rival historique, le SDP, sont en crise, avec des sondages peu mirobolants et d’importants scandales de corruption à la chaîne, risquerait d’être un coup fatal à Plenković. Stratégie politique ou tournant social ? Seul le temps nous le dira.
Pourquoi un pays musulman paie plus cher le travail du dimanche ?
Bonjour, je ne comprends pas bien la question: en quoi un “pays musulman” (je comprends, à majorité musulmane) ne pourrait-il pas mener une telle politique? Qui plus est, la Croatie est à écrasante majorité catholique (proche de 90-95%). Bien à vous, Léon.