La stratégie sécessionniste – encore une fois

La Bosnie-Herzégovine est-elle au bord de la guerre civile ? C’est ce que la lecture des nombreux portails d’informations de la région peut laisser à penser. Chaque jour, de nouvelles brèves sont publiées avec des déclarations alarmantes de Milorad Dodik, membre serbe de la Présidence tripartite fédérale bosnienne, qui menace désormais de retirer l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine, la Republika Srpska (RS), des institutions fédérales du pays, de former une armée propre à la RS, et, in fine, de faire purement et simplement sécession de l’État fédéral.

Carte de la Bosnie-Herzégovine. En rouge, l’entité Republika Srpska (RS). (Source : Wikipedia)

Mais si la validité ou la faisabilité de la majorité des déclarations de Dodik semble douteuse à de nombreux égards (BIRN 2021), le fond de la question n’est pas là.

La situation est en réalité comparable à la récente escalation à la frontière serbo-kosovare : la révocation des plaques d’immatriculation à l’origine de celle-ci précédait de quelques semaines seulement les élections locales kosovares où le parti gouvernemental Vetëvendosje se trouvait en difficulté (Courrier des Balkans 2021), et précédait également de quelques mois les élections présidentielles ainsi que potentiellement parlementaires en Serbie, où le Président Aleksandar Vučić espère étendre et confirmer son emprise sur le pays (Danas 2021).

En Bosnie-Herzégovine, des élections générales sont en effet prévues pour 2022, malgré des difficultés à trouver un accord pour la révision de la loi électorale – et Milorad Dodik n’a, depuis sa seconde accession au pouvoir en 2006, jamais été dans une position aussi difficile. Son parti, l’Alliance des sociaux-démocrates indépendants (SNSD), perd son électorat élection après élection, et ses résultats aux élections locales de 2020 n’annoncent pour lui rien de bon pour 2022 : si le parti s’est maintenu et a même progressé dans les régions rurales, il a perdu plusieurs de ses bastions historiques et en particulier Banja Luka, capitale politique de l’entité, dont le maire est désormais la figure montante de l’opposition serbe, Draško Stanivuković (Danas 2020, Balkan Insight 2020). Les partis de ladite opposition ont par ailleurs engagé des discussions pour une alliance commune contre le SNSD, y compris avec d’autres partis bosniens au niveau de l’État fédéral, bien que la coalition s’annonce d’emblée compliquée (Klix.ba 2021a).

Mais ce n’est pas la première fois que Dodik abuse de la rhétorique sécessionniste, loin, très loin de là – c’est là le fer de lance de la stratégie politique de celui-ci depuis plus de 15 ans (Toal 2013). Comme l’a souligné le politologue Florian Bieber dans un ouvrage récent sur la montée de l’autoritarisme dans les Balkans occidentaux, les politiciens de la région, Dodik en tête, ont fréquemment généré ou instrumentalisé des crises pour « suspendre » le cours normal de la politique en leur faveur et se maintenir ainsi au pouvoir (Bieber 2020, p. 92). Ironiquement, comme nous l’avons souligné ailleurs (voir ici), ces crises profitent parfois également à des acteurs a priori rivaux, mais qui bénéficient également du système ethnocratique dont les crises garantissent la pérennité.

Une réelle sécession de la RS est ainsi pour le moment plutôt douteuse : celle-ci ne fait de loin pas l’unanimité au sein des élites politiques nationalistes de l’entité (Oslobođenje 2021), encore moins au sein des forces armées que Dodik prétend mobiliser en soutien, comme une lettre anonyme publiée par l’opposition serbe semblerait indiquer (Klix.ba 2021b).

Les conséquences d’une telle sécession seraient par ailleurs tout simplement catastrophiques pour la Republika Srpska nouvellement indépendante ou pour la Serbie à laquelle elle se serait rattachée : l’actuelle entité, qui est déjà l’une des régions les plus pauvres des Balkans occidentaux, risquerait alors d’importantes sanctions internationales, l’aide et les investissements européens restant à ce jour les principaux capitaux entrant (Uvalić 2019). Outre sa très probable transformation en périphérie négligée en cas de rattachement à la Serbie ou la douteuse viabilité de son territoire éclaté en cas d’indépendance (voire carte), la RS n’aurait alors comme principal –voire seul allié– que la Russie de Vladimir Poutine – une force politique qui, malgré les peurs qu’elle suscite et bien qu’elle sache jouer sa « main » stratégiquement, reste un acteur aux atouts faibles, tout particulièrement au niveau économique (Bechev 2017 & 2020).

Il ne faut néanmoins pas s’y tromper : c’est bien une (nouvelle) crise politique majeure qui se déroule en ce moment en Bosnie-Herzégovine, ne serait-ce que pour le fait que Milorad Dodik soit allé jusqu’à demander au Ministre des Affaires étrangères russe Sergeï Lavrov si son pays soutiendrait militairement la sécession de l’entité serbe (Istraga.ba 2021). En parallèle, le boycott des institutions par la majorité des membres de la classe politique serbe, pour des raisons tierces, reste d’actualité, contribue aux tensions, et continue de paralyser un État qui fonctionne à peine au quotidien (Balkan Insight 2021a). Enfin, comme lors de l’escalade à la frontière kosovare, il y a un réel risque d’une escalade des tensions inter-ethniques au sein-même de la population bosnienne : au Kosovo, une descente de police quelques jours à peine après le retrait des troupes de la frontière serbe a ainsi provoqué un regain brutal des tensions dans la jeune république (Balkan Insight 2021b).

Mais malgré ce clair danger, il ne faut malgré tout pas perdre de vue un point essentiel : dans l’escalade politique en cours, ce n’est pas le bien-être des citoyens de l’entité serbe que Milorad Dodik a devant les yeux, mais bien sa seule survie politique.

Sources :

AVDIĆ, Avdo, « Tokom beogradskog sastanka sa Sergejem Lavrovim: Milorad Dodik od Rusije tražio pomoć u naoružanju », Istraga.ba, 14 octobre 2021, en ligne : https://istraga.ba/tokom-beogradskog-sastanka-sa-sergejem-lavrovim-milorad-dodik-od-rusije-trazio-pomoc-u-naoruzanju/ (consulté le 18 octobre 2021).

BECHEV, Dimitar, Rival Power. Russia in Southeast Europe, London : Yale University Press, 2017.

BECHEV, Dimitar, « Russia: Playing a Weak Hand Well », in BIEBER, Florian & TZIFAKIS, Nikolaos (eds.), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, New York : Routledge, 2020, pp. 187-204.

BIEBER, Florian, The Rise of Authoritarianism in the Western Balkans, [s. lieu] : Palgrave Macmillan (coll. New Perspectives on South-East Europe), 2020.

BIRN, « BIRN Fact-Check: The Questionable Claims of Bosnia’s Dodik », Balkan Insight, 15 octobre 2021, en ligne : https://balkaninsight.com/2021/10/15/birn-fact-check-the-questionable-claims-of-bosnias-dodik/ (consulté le 18 octobre 2021).

Courrier des Balkans, « Municipales au Kosovo : scrutin test pour Vetëvendosje », Le Courrier des Balkans, 16 octobre 2021, en ligne : https://www.courrierdesbalkans.fr/Kosovo-municipales-2021 (consulté le 18 octobre 2021).

ISUFI, Perparim et alii, « Kosovo Police Clash With Serbs in Anti-Smuggling Crackdown », Balkan Insight, 13 octobre 2021 (2021b), en ligne : https://balkaninsight.com/2021/10/13/kosovo-police-clash-with-serbs-in-anti-smuggling-crackdown/ (consulté le 18 octobre 2021).

« Kako će “Državna šestorka” odgovoriti na neka “nezgodna” pitanja », Klix.ba, 30 avril 2021 (2021a), en ligne : https://www.klix.ba/vijesti/bih/kako-ce-drzavna-sestorka-odgovoriti-na-neka-nezgodna-pitanja/210430055 (consulté le 18 octobre 2021).

KOVAČEVIĆ, Danijel, « Bosnian Serbs to Boycott State Institutions over Genocide Denial Ban », Balkan Insight, 27 juillet 2021 (2021a), en ligne : https://balkaninsight.com/2021/07/27/bosnian-serbs-to-boycott-state-institutions-over-genocide-denial-ban/ (consulté le 18 octobre 2021).

LATAL, Srećko, « Drasko Stanivukovic, Pretender to Bosnian Serb Throne », Balkan Insight, 27 novembre 2020, en ligne : https://balkaninsight.com/2020/11/27/interview-drasko-stanivukovic-pretender-to-bosnian-serb-throne/ (consulté le 18 octobre 2021).

POPOVIĆ, A., « Predsednički izbori su prioritet Vučiću, rok april 2022. », Danas, 2 août 2021, en ligne : https://www.danas.rs/vesti/politika/predsednicki-izbori-su-prioritet-vucicu-rok-april-2022/ (consulté le 18 octobre 2021).

« SDA i SNSD iako su osvojili najviše glasova najveći gubitnici izbora, izgubili Sarajevo i Banjaluku », Danas, 16 novembre 2020, en ligne : https://www.danas.rs/svet/sda-i-snsd-iako-su-osvojili-najvise-glasova-najveci-gubitnici-izbora-izgubili-sarajevo-i-banjaluku/ (consulté le 18 octobre 2021).

« Šarović: Nećemo podržati Dodikove najave o povlačenju OS BiH i SIPA-e, njegova politika je najveća opasnost za RS », Oslobođenje, 17 octobre 2021, en ligne : https://www.oslobodjenje.ba/vijesti/bih/sarovic-necemo-podrzati-dodikove-najave-o-povlacenju-os-bih-i-sipa-u-njegova-politika-je-najveca-opasnost-za-rs-699692 (consulté le 18 octobre 2021).

TOAL, Gerard, « “Republika Srpska will have a referendum”: The rhetorical politics of Milorad Dodik », Democracy and Security in Southeastern Europe, Vol.12-13, pp. 7-33.

« Vukanović objavio pismo srpskog oficira u Oružanim snagama BiH: Nećemo srljati za Dodikom », Klix.ba, 17 octobre 2021 (2021b), en ligne : https://www.klix.ba/vijesti/bih/vukanovic-objavio-pismo-srpskog-oficira-u-oruzanim-snagama-bih-necemo-srljati-za-dodikom/211017073 (consulté le 18 octobre 2021).

UVALIĆ, Milica, « Economic Integration of the Western Balkans into the European Union: The Role of EU Policies », in DŽANKIĆ, Jelena, KIEL, Soeren & KMEZIĆ, Marko Kmežić (Eds.), The Europeanization of the Western Balkans. A Failure of EU Conditionality,  [s. lieu] : Palgrave McMillan, pp. 207-235.

Léon de Perrot

Ancien étudiant en Histoire à l’Université de Lausanne, Léon de Perrot est originaire de Bosnie-Herzégovine. Il poursuit actuellement ses études à l’Université de Graz en Autriche, dans un Master interdisciplinaire en Études Sud-Est européennes.