Iriez-vous voir un film croate avec Kevin Spacey dans le rôle principal ? C’est la question – a priori improbable – que vous pouvez dès à présent vous poser : la star d’Hollywood tombée en disgrâce suite à plusieurs accusations d’agression sexuelle a été castée il y a quelques mois pour jouer le premier président croate Franjo Tuđman dans un biopic documentaire réalisé par Jakov Sedlar à l’occasion du centenaire de la naissance du politicien aujourd’hui décédé.
Début mai, un jour avant le centenaire de la naissance de Franjo Tuđman (que le hasard fait coïncider avec l’ouverture du Festival de Cannes), les premières images de Il était une fois en Croatie ont été dévoilées à la télévision, en parallèle de l’avant-première du film dans un cinéma de Zagreb. Et ça s’annonce mal. Alors que la « Twittosphère » croule sous les quolibets, la journaliste Una Hajdari synthétise : « Les premières images de Kevin Spacey jouant le président croate Franjo Tudjman sont sorties et c’est un désastre. Outre le fait qu’il [le film] soit filmé et promu par l’extrême-droite, son jeu [de Kevin Spacey] n’est tout simplement pas bon – il ne sonne pas comme Tudjman et l’évoque mal. Juste terrible. » (notre traduction)
Et il y a de quoi grincer des dents : annoncé à l’origine comme une fiction historique, le film se présente finalement comme un documentaire biographique bâclé dans lequel ont été incrustées des séquences de Spacey prononçant des discours de Tuđman en face-caméra. Ces séquences en anglais se superposent à des images et discours d’archives en croate de l’ancien président, créant un méli-mélo linguistique et visuel qui souligne constamment l’inadéquation totale non seulement du format mais également de l’acteur américain : celui-ci ne ressemble en rien à Tuđman et l’incarne bien piètrement. Le film se présente par ailleurs dès le trailer comme une hagiographie maladroite de celui qu’il introduit d’emblée comme le « Père de l’État croate », sans s’encombrer de nuances dans la présentation d’une des figures les plus mythifiées et pourtant controversées de l’histoire croate contemporaine.
Pour comprendre ce qui est en jeu de manière plus large, il faut souligner en premier lieu que s’il a été rapidement diffusé en masse sur les réseaux sociaux, ce n’est ni sur le service public croate HRT ni sur d’autres médias plus populaires qu’a été diffusé le clip de promotion, mais sur l’émission Bujica de Vladimir Bujanec, un journaliste controversé proche des courants les plus farouchement ultranationalistes en Croatie. L’émission est constamment décriée pour ses gaffes, sa publicité de l’extrême droite, sa diffusion de théories du complot, et plus généralement ses incessantes tentatives de réhabilitation de l’État indépendant croate (un État fantoche entre 1941 et 1945 aux mains du Troisième Reich) ainsi que de l’Ustaša, un groupuscule clérico-fasciste croate mis au pouvoir par Hitler en 1941. L’émission de Bujanec reste certes marginale – elle est d’ailleurs au bord de la faillite –, mais est bien représentative de comment s’annonce Il était une fois en Croatie.
Le réalisateur, Jakov Sedlar, n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. En 2016, il présentait Jasenovac – la vérité, un film pseudo-documentaire très décrié qui prétendait « rétablir la vérité » sur le camp de concentration et d’extermination oustachi de Jasenovac où ont été exécutées entre 80’000 et 100’000 personnes, lieu de mémoire central de l’Holocauste dans les pays d’ex-Yougoslavie et point de contentieux majeur des milieux politiques croates contemporains (Odak & Benčić 2016). Dans ce film, Sedlar suit les thèses révisionnistes et négationnistes promues par des auteurs comme Igor Vukić et clame faussement que Jasenovac n’aurait au fond pas été aussi terrible qu’on le prétend, et que le véritable génocide serait celui subi par les croates à Bleiburg et lors des marches de la mort à la fin de la Seconde Guerre mondiale – nous avons d’ailleurs déjà eu l’occasion de discuter de ces thèses négationistes et révisionistes dans un précédent article. Jasenovac – la vérité faisait déjà la part belle aux thèses révisionnistes de Franjo Tuđman, le représentant dans sa lutte binaire de nationaliste inspiré et animé par un « amour profond et véritable » pour la Croatie contre des « Serbo-communistes » qui auraient œuvré depuis toujours à la destruction de la nation croate.
Près de vingt ans plus tôt, Sedlar avait déjà développé ces discours dans un autre film, Četverored (En rang par quatre, 1999). Le film adaptait un roman de l’écrivain ultranationaliste Ivan Aralica, célèbre en Croatie, pour relater l’histoire des marches de la mort de Bleiburg, dans une version dont le romantisme cliché n’a que peu à envier aux moment d’héroïsme stéréotypique les plus mièvres du cinéma hollywoodien : s’y opposent des Croates blonds, civilisés, raffinés, musculeux, héroïques, par moment même christiques, au brushing parfait malgré le calvaire qu’ils subissent, et des « Serbocommunistes » laids, bêtes, décadents, sauvages, sanguinaires et ultraviolents, qui massacrent à tour de bras dans leurs accès de folie et ne savent pour la plupart pas lire. Dans un plagiat historique invraisemblable, le film représente ces marches de la mort comme le « véritable Holocauste » en copiant-collant l’imagerie de la Shoah : déportation en train, victimes entassées, camps de concentration et fosses communes où s’empilent les cadavres, toutes bien trop familières au spectateur occidental. Le film, en revanche, ne mentionne que des victimes croates et « omet » toute mention du génocide des juifs, serbes et roms par l’Ustaša. Il ose même se conclure sur l’image d’un général partisan – dont on comprend rapidement qu’il est juif et a survécu aux camps de concentration (hors de l’État indépendant croate, s’entend) – qui serre avec force masculinité la main du héros croate pour lui annoncer avec commisération que commence aujourd’hui l’ère du « mutisme croate » [hrvatska šutnja].
En parallèle de ces digressions révisionnistes sur la Second Guerre mondiale, Sedlar s’est également attelé au culte de la personnalité de Franjo Tuđman : à la fin des années 1990, alors que le HDZ au pouvoir fait face à une importante crise suite à la victoire à Zagreb de l’opposition lors des élections municipales et que l’Occident se montre de moins en moins enclin à tolérer l’autoritarisme croissant du président croate, Sedlar réalise Tudjman (1997), pseudo-documentaire où le président est pompeusement qualifié de « Georges Washington croate ». Réalisé en anglais, narré par un Martin Sheen alors en perte de vitesse à Hollywood, le film est une pièce de propagande en bonne et due forme, destinée à redorer l’image du régime au pouvoir en Croatie auprès du public occidental : le président est présenté comme le vénéré père de l’État croate tandis que sont laissés de côté tous les aspects polémiques de sa biographie politique. Nihil novi sub sole, sauf qu’à l’époque, Sedlar était considéré comme une sorte de propagandiste officiel – il passera d’ailleurs quelques années aux Etats-Unis comme attaché culturel de la Croatie –, et que son film a bénéficié du soutien de l’État.
Et la question du soutien, notamment financier, est centrale ici : sa survie financière, Sedlar la doit en partie à certaines sympathies au sein de l’État, parfois même dans des institutions telles que l’université, et surtout à la diaspora croate, dont certaines franges, notamment celles qui ont quitté le pays aux alentours de mai 1945, sont historiquement d’un nationalisme fervent. Aux côtés de Tudjman, l’exemple de Četverored est à cet égard particulièrement significatif : en parallèle de sa projection en salles, il a été directement diffusé sous forme de série en quatre épisodes sur la principale chaîne du service public croate, HRT. Ces démarches, directement entreprises par le le HDZ de Tuđman, s’inscrivent alors dans un contexte où le régime est menacé par une victoire de l’opposition aux élections prochaines (Pavičić 2011, p. 38). Tentant de capitaliser sur les douloureux souvenirs de la guerre de 1990 – 1995 encore récente et sur le narratif très répandu de son analogie avec la Seconde Guerre mondiale, le film dénonce clairement l’opposition menée par le Parti social-démocrate (SDP), successeur de la Ligue des Communistes de Croatie, qui fait figure d’héritière des sanguinaires « serbocommunistes » dans le film de Sedlar. Si la situation a changé à partir des années 2000, et si les films récents du réalisateur controversé ne bénéficient plus de financements étatiques (ce que fustige Sedlar), ils restent encore largement et généreusement financés par les mécènes de la diaspora.
Enfin, une hagiographie à la limite de la propagande telle que Il était une fois en Croatie ne fait qu’exacerber la polarisation mémorielle qui prévaut aujourd’hui en Croatie, et ne rend compte ni de la complexité ni des aspects plus ambigus de l’histoire du premier président croate. Avant d’être un fervent nationaliste, il ne faut pas négliger que Tuđman a commencé sa carrière comme un fervent partisan yougoslave, arguant la dimension universelle de la lutte partisane, défendant avec ardeur la « révolution » yougoslave et cherchant par là-même à légitimer le système dictatorial titiste, tout particulièrement répressif à cette époque, et qui finira d’ailleurs par l’envoyer lui-même en prison (Goldstein 2019). Plus encore, le temps de Tuđman au pouvoir marque une époque autoritaire profondément illibérale en Croatie, au point que le pays tombe dans l’isolationnisme en Europe dès 1996, une époque où Tuđman et son parti, le HDZ, contrôlent tous les ressorts démocratiques, allant des médias aux institutions judiciaires (Boduszynski 2010) Enfin, le rôle décisif du premier président croate dans le conflit en Bosnie-Herzégovine voisine est aujourd’hui encore disputé, avec des interprétations souvent diamétralement opposées malgré l’appui sur les documents récoltés par le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie. Nul doute que la représentation de Tuđman et de son époque par Sedlar, basée sur les biographies hagiographiques préexistantes, au mieux tait et au pire calomnie les voix dissonantes à son grand récit national. Une telle représentation se fait dans tous les cas au détriment de la population croate, qui mérite un travail enfin sérieux sur une époque complexe de son histoire, hors du registre glorificateur nationaliste (Jović 2017).
On peut, pour conclure, noter une touche d’intertextualité involontaire particulièrement ironique dans le casting de Spacey : dans sa volonté de faire à tout prix incarner Tuđman par une grande figure du cinéma américain qui donnerait ainsi à son icône un prestige international, Sedlar a choisi un acteur dont la dernière gloire en date repose sur son incarnation d’un politicien véreux, fourbe et corrompu dans la fameuse série House of Cards avec un jeu dont Spacey semble s’être largement inspiré pour Il était une fois en Croatie.
Sources citées
BENČIĆ, Andriana, ODAK, Stipe (2016), Jasenovac: A Past that Does Not Pass, The Presence of Jasenovac in Croatian and Serbian Collective Memory of Conflict, East Europeans Politics and Societies and Cultures, 30(4), 805-829.
BODUSZYŃSKI, Mieczysław P. (2010), Regime Change in the Yugoslav Successor States. Divergent Paths towards a New Europe, The John Hopkins University Press.
GOLDSTEIN, Ivo (2019), « Franjo Tuđman – otac domovine ili otac ovakve Hrvatske? », in Kontroverze hrvatske povijesti 20. stoljeća, Profil, pp. 231-260.
JOVIĆ, Dejan (2017), Rat i mit, Fraktura.
PAVIČIĆ, Jurica (2011), Postjugoslavenski film. Stil i ideologija, Hrvatski filmski savez.