Zoran Milanović, retour à l’anormal

Début avril, les étudiants du cours de relations internationales donné par la Professeure Micheline Calmy-Rey à l’Université de Genève recevaient le Président croate, Zoran Milanović. Parfois simpliste voire à la limite du grossier, son discours a pu en surprendre plus d’un, mais probablement pas les habitués de la politique croate. Portrait.

Jeudi 7 avril dernier, le Président croate Zoran Milanović était reçu par l’Université de Genève à l’invitation de Micheline Calmy-Rey, ancienne conseillère fédérale et Professeure invitée à l’Université de Genève, pour dialoguer avec l’actuel Président de la Confédération et Ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis. Autant dire que l’audience à pu être quelque peu surprise : alors que le long passé de diplomate de Milanović et de sa stature de Chef d’État, laissait attendre un discours mesuré, nuancé et rodé aux normes diplomatiques, le président croate a préféré une rhétorique qu’il qualifie de « plus franche » [blunt]. Se revendiquant d’un « réalisme » « plus propre à un Chef d’État » que le « moralisme cosmopolitain » qui l’aurait selon lui qualifié à l’époque de sa présidence du Parti social-démocrate croate (SDP), Milanović n’a  pas hésité à marteler des mots-clés simples, à prendre directement ses interlocuteurs et interlocutrices à parti (« right? »), voire à interrompre l’ancienne conseillère fédérale et à répondre de manière assez grossière et paternaliste à la question d’une étudiante. Par ailleurs, si ses propos n’ont rien d’outrancier sur le fond et s’il n’hésite pas à exhiber ses connaissances juridiques, le président croate propose des analyses étonnement binaires, voire simplistes et excessivement généralisantes en comparaison du discours de son interlocuteur Ignazio Cassis : Milanović affirme ainsi que « l’égoïsme » fait partie des « leçons fondamentales de toute nation » ou que les allemands sont « plus civilisés » [sic] que les russes. Cette « franchise » autorevendiquée de la part d’un invité de marque que la Prof. Calmy-Rey louait d’emblée comme un diplomate de renom en aura peut-être surpris certains. Mais probablement pas la délégation croate présente ce jour-là.

En effet, si le Président Milanović n’est pas la personnalité la plus médiatisée des Balkans occidentaux, il se passe rarement plus d’une semaine sans qu’il ne suscite la polémique. Ancien Premier Ministre social-démocrate plutôt impopulaire, défait au terme d’un seul mandat par la Communauté démocratique croate (HDZ) de l’actuel Premier Ministre conservateur Andrej Plenković, Milanović avait construit sa campagne présidentielle fin 2019 autour d’un slogan simple : « Normalno. ». Traduisible comme « normal » ou « normalement », le slogan promettait une Croatie respectueuse de tous, au-delà des clivages nationalistes, mais aussi exempte des frasques parfois étranges de la présidente sortante Kolinda Grabar-Kitarović. Celle-ci, rendue célèbre au-delà des frontières de son pays par son soutien médiatisé à l’équipe de Croatie arrivée en finale du mondial de football de 2018, avait eu un mandat présidentiel mouvementé, agrémenté de nombreuses remarques maladroites, clamant par exemple qu’elle irait en personne « apporter des gâteaux en prison » au maire de Zagreb allié au HDZ, Milan Bandić, empêtré dans d’interminables affaires de corruption. Mais alors que la droite semblait partie pour gagner l’élection présidentielle, c’est Milanović qui fut élu à la surprise générale, devenant président en cohabitation avec son rival d’antan, le Premier Ministre Andrej Plenković. Malgré cette cohabitation, le Président Milanović se sera moins conformé à sa promesse de « normalité » qu’à son second slogan : « Un président avec du caractère ».

            Les petites guerres de Plenki et Zoki

Son mandat avait pourtant commencé sous des auspices certes polémiques, mais qui restaient assez cohérents avec son parcours social-démocrate. Dès son intronisation en février 2020 Zoran Milanović avait par exemple déclaré sa volonté de replacer le buste en bronze du dictateur communiste yougoslave Josip Broz Tito dans le palais présidentiel du Pantovčak, dont l’avait bruyamment banni sa prédécesseure. Fait plus marquant, il avait brutalement quitté en 2020 les manifestations commémorant l’une des opérations militaires les plus importantes de la guerre de 1991-1995, l’opération Bljesak (éclair), du fait de la présence de symboles du HOS, unité paramilitaire active pendant la guerre des années 1990 et héritière d’une unité militaire oustachie de la Seconde Guerre mondiale. Ce geste avait créé la polémique sur la droite de l’échiquier politique, le président se voyant taxé d’antipatriotisme dans un pays où la mémoire de la guerre des années 1990 est un fondement essentiel de l’identité nationale (Jović 2017).

Ces éléments rapprochant Milanović de son héritage social-démocrate passent cependant rapidement au second plan : désormais, ce sont les « petites guerres » entre le Président (surnommé « Zoki ») et le gouvernement d’Andrej Plenković (surnommé « Plenki ») qui sont sous le feu des projecteurs. Comme dit ci-dessus, la rivalité entre le Premier Ministre et le Président actuels remonte à la défaite du gouvernement Milanović aux élections générales de 2015 puis à sa nouvelle défaite aux élections anticipées de 2016 au profit de la coalition menée par Andrej Plenković, nouvellement élu à la tête du HDZ après la débâcle de son prédécesseur, l’ultranationaliste Tomislav Karamarko. Mais si le Premier Ministre Plenković était connu déjà avant 2019 pour son ras-le-bol à peine dissimulé vis-à-vis de la Présidente Grabar-Kitarović dont il était pourtant collègue de parti, ce n’était là qu’un tour de chauffe : les coups-bas et autres provocations à venir entre lui-même et Zoran Milanović se sont faits pressentir dès le début de la campagne présidentielle de 2019. Répertorier l’ensemble des disputes serait une tâche aussi titanesque que futile au vu de leur fréquent manque d’intérêt malgré leur caractère haut en couleur, si ce n’est diffamatoire. On peut néanmoins noter que Milanović, dans un contexte politique de délitement croissant des oppositions traditionnelles, a utilisé sa fonction de président pour tenir le rôle de critique hyper-médiatisé du gouvernement, parfois sur des éléments non négligeables à l’instar du choix d’une présidence pour la Cour suprême croate. En revanche, avec des polémiques dont le sens a parfois été un peu difficile à cerner et qui ont souvent tourné aux simples attaques ad hominem, la promesse électorale de Milanović qu’il « travaillerait avec le gouvernement autant que faire se peut » est largement tombée en fadaises et galimatias.

Ces incessantes confrontations ont été mises à profit par le Président Milanović, pour  construire un portrait rhétorique fait de deux images.

            « Un Président avec du caractère »

La première image, c’est celle d’un président « populaire », qui « dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». Au-delà de sa capitalisation sur un ras-le-bol généralisé vis-à-vis des incessantes affaires de corruption du HDZ devenues presque mensuelles (le gouvernement Plenković avait perdu pas moins de 15 Ministres lors de son premier mandat en majorité à cause d’affaires de corruption), le Président Milanović s’est  illustré par son utilisation foisonnante d’expressions et formulations informelles, incongrues ou archaïques, alternant le « parlé populaire » ou dialectal avec le jargonnage grossier, testant parfois les limites du compréhensible au point de flirter avec l’erratique.

L’idée n’est évidemment pas nouvelle, et les politiciens, dans leur volonté de se montrer « proche des gens », n’hésitent pas à placer un juron modéré par-ci ou une expression toute faite par-là, parfois saupoudrés de vocabulaire quotidien : dans le contexte francophone contemporain, on pensera directement aux déclarations de certains candidats aux élections présidentielles françaises telles les charcuteries ou la pompe à essence du communiste Fabien Roussel ou la volonté « d’emmerder » les non-vaccinés du président sortant Emmanuel Macron. Mais là où ces cas sont circonscrits à quelques expressions ponctuelles, c’est sa systématicité qui fait de Zoran Milanović un cas particulier. Les exemples sont foison et vont de l’amusant à l’indécent. Ainsi, on trouve d’une part la confirmation assez amusante du Président Milanović qu’il avait bien accueilli son homologue français Emmanuel Macron et que celui-ci n’avait pas eu besoin de « venir avec son petit thermos et son petit café » ; d’autre part on trouve des commentaires constamment décriés pour leur indécence, le Président croate traitant le Premier Ministre Plenković « d’hippopotame » (tout en se comparant lui-même à un aigle) puis « d’héritier de l’UDBA » (la police secrète yougoslave), qualifiant Milorad Pupovac, leader du principal parti serbe en Croatie, de « pleurnichard » [plačibaba] et ajoutant que « les enfants ont peur de toi, pas de moi, sombre Milorad », ou enfin déclarant que la Bosnie-Herzégovine voisine « n’est pas au bord du conflit » car les gens « n’ont pas de pain à manger » et qu’ils « ne peuvent plus se battre qu’avec des châtaignes ». Le comble de l’abject a probablement été atteint très récemment, lors de la commémorations des victimes du camp d’extermination oustachi de Jasenovac, que Milanović a une nouvelle fois utilisé comme plateforme pour ses polémiques personnelles : il y a non seulement renouvelé ses invectives contre Plenković, mais a enchaîné en déclarant que le refus de la communauté juive de participer à la cérémonie du gouvernement pouvait se comprendre du fait que cette communauté était composée de gens « indépendants » qui pouvaient l’être parce car « peu nombreux et ayant de l’argent ».

Amusantes, indécentes ou abjectes, les déclarations du Président Milanović sont dans tous les cas devenues virales au point d’être compilées dans des vidéos youtube ou des articles « best off » ;  les disputes entre Président et Premier Ministre font quant à elles l’objet de compilations et parodies virales sur Tik Tok.

Dans un article récent, le politologue Théo Aiolfi montre comment l’utilisation stratégique de la transgression, c’est-à-dire de violation des normes établies (relationnelles, rhétoriques, politiques) par exemple par l’exhibition de « mauvaises manières » ou d’un « discours de comptoir » cru, est centrale dans la performance qu’offrent les politiciens populistes pour faire la démonstration de leur « authenticité » et de leur proximité avec le « peuple » par opposition aux « élites » – dont il font pourtant pleinement partie (Aiolfi 2022). On note d’ailleurs que la rhétorique de Zoran Milanović trouve une sorte de précurseur dans celle, étonnamment similaire, de  Milan Bandić, ex-Maire de Zagreb récemment décédé et figure populiste majeure de la scène politique croate depuis l’indépendance du pays que Milanović avait dû lui-même bannir du SDP en 2009 (voir Zakošek 2010). En retour, le jargonnage dialectal de Milanović n’était pas non plus inconnu de Bandić, qui infusait à profusion son discours d’expressions vétustes et de termes issus du dialecte de son Herzégovine natale. Au-delà de stratégies rhétoriques parfois quasi identiques ainsi que d’une emphase particulière sur des arguments reposant moins sur l’argumentation logique et raisonnée que sur le pathos ou sur l’attaque ad hominem (Rogulj et Kišiček 2018, p. 30, Kišiček 2021, p.144), Milanović et Bandić partagent des caractéristiques dans leur identité narrative (ethos) de politiciens à la franchise unique « qui disent tout haut ce que la majorité pense tout bas » et qui « disent avec “courage” et “détermination” ce qu’ils ont à l’esprit » pour construire un sentiment de proximité avec leur audience (Kišiček 2018, pp. 106-107, voir aussi Rogulj et Kišiček 2018, pp. 31-32). Ainsi, si, comme l’avance la linguiste Gabrijela Kišiček (2018) de manière un brin tautologique, c’est la fréquence de l’utilisation d’élocutions jugées « populistes » qui fait le populiste, le Président Milanović en est non seulement un parangon, mais également une variation particulière sur le thème bien connu et élaboré pendant plus de deux décennies par des figures comme Milan Bandić.

            « Le Président de tous les Croates »

Le second élément constitutif du portrait rhétorique de Zoran Milanović, particulièrement crucial dans sa stratégie, est son tournant vertement nationaliste. Lors de l’élection présidentielle de 2019 déjà, Milanović s’était vendu comme un « patriote progressiste », chose peu étonnante dans un pays où l’idée de fierté nationale est un élément central de la culture politique ; selon les mots de l’écrivaine « postyougoslave » (selon ses propres termes) Dubravka Ugrešić, très critique des tendances chauvines : « Les Croates sont particulièrement sensibles à leur Croatitude [Hrvatstvo]. La fouler, c’est mettre le pied sur une mine » (Ugrešić 2019, p. 127). Le précédent et seul autre social-démocrate à avoir réussi à briguer la fonction présidentielle – pour un seul mandat de 2010 à 2015 –, Ivo Josipović, avait lui aussi dû se conformer au discours nationaliste mainstream, compromis très critiqué par l’opposition de gauche radicale (voir Markovina 2018, pp. 161-172).

Mais l’emphase nationaliste dans la rhétorique actuelle du Président Milanović est d’un tout autre niveau. Au point que l’’historien et fondateur du parti d’opposition Nouvelle Gauche Dragan Markovina a même avancé qu’il ne tentait ni plus ni moins que d’être un « nouveau Tuđman », en référence au premier président croate Franjo Tuđman, cheville ouvrière de l’indépendance du pays, souvent qualifié de « père de la nation », auquel un  culte mémoriel est encore voué aujourd’hui malgré ses tendances autocratiques (voir Goldstein 2019, pp. 231-260). Les actes et déclarations polémiques de Milanović sont aussi nombreux et variés qu’a priori relativement ad hoc et aléatoires : ils vont de la décoration des derniers survivants du Printemps Croate, un important mouvement national croate réprimé par le régime communiste yougoslave au début des années 1970 (voir Batović 2017), à de de douteux commentaires relativistes sur le génocide de Srebrenica en passant par son opposition  aux commémorations organisées par la Ville de Zagreb en hommage aux Zec, famille serbe de Croatie assassinée par des paramilitaires durant la guerre de 1990, selon l’argument que les survivants aient reçu de l’argent, ce qui « devrait suffir ». Mais un sujet autrement plus réminiscent de la politique de Franjo Tuđman et traité de manière plus systémique par l’actuel président croate, a particulièrement créé la polémique : la question des Croates de Bosnie-Herzégovine.

Ces derniers sont l’un des trois peuples constitutifs établis par la Constitution bosnienne, aux côtés des Bosniaques et des Serbes. Dans le système rigide de quotas et de veto ethniques, ils sont représentés par un membre de la présidence tripartite du pays, élu dans la même circonscription électorale que le membre bosniaque de cette présidence, mais également par les mêmes électeurs, majoritairement croates et bosniaques. Ainsi, le représentant d’un de ces deux peuples constitutifs peut en théorie être élu sur les voix de l’autre ethnie. La polémique est alors survenue avec l’élection répétée de Željko Komšić face au candidat de la branche bosnienne du HDZ, qui a alors accusé ce premier d’avoir été élu avec des voix bosniaques (voir Merdzanovic 2015). La question d’une réforme électorale permettant l’élection du membre croate de la présidence « par les Croates eux-mêmes » est justement débattue en ce moment-même, avec des propositions de nouvelles circonscriptions territoriales sur des lignes ethniques, perçues par certains comme un nouveau pas vers une sécession croate, réminiscente du projet d’État avorté de Herceg-Bosna durant les années 1990 (voir notre article à ce sujet ici).

Dans ce contexte, Zoran Milanović s’est à répétition présenté comme le défenseur des intérêts, sinon comme le représentant légitime, des Croates de Bosnie-Herzégovine. Il s’est par exemple opposé aux conclusions d’une séance du Conseil de l’Union européenne qui appelaient à la continuation des réformes en Bosnie-Herzégovine dans l’optique d’une implémentation des verdicts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) relatifs à la discrimination des minorités dans la vie politique. Il a également récemment accusé les partis ethniques bosniaques de « travailler consciemment dans le but de faire dommage à la Bosnie-Herzégovine » par leur opposition « à tout possible compromis » sur une réforme de la loi électorale bosnienne susmentionnée. Plus polémique encore, il a déclaré aux journalistes, en parallèle de l’Assemblée Générale des Nations-Unies, qu’il était « également le Président des Croates en Bosnie-Herzégovine », à rebours de son titre pourtant constitutionnel de Président de la seule République croate et non de représentant d’une nation au sens transfrontalier du terme.

Ces mots, qui s’ajoutaient alors à d’autres remises en questions explicites de la légitimité du membre croate de la présidence bosnienne Željko Komšić par le passé, avaient généré une importante polémique, de nombreux analystes, journalistes et politiciens accusant le Président croate de remettre en question de manière inconséquente la légitimité d’institutions bosniennes déjà mises à mal par les crises successives et cumulatives qu’elles traversent en ce moment. La déclaration n’était pour certains pas sans rappeler les projets grand-croates du Président Tuđman, qui rêvait d’une Bosnie-Herzégovine croate ou a minima d’une province croate autonome en Bosnie-Herzégovine similaire à la Banovina de 1939 (voir Goldstein 2019, pp. 211-229) : à l’époque, c’était d’ailleurs Tuđman lui-même qui, tout comme Slobodan Milošević pour les forces serbes de Bosnie-Herzégovine, signa au nom des forces croates en Bosnie-Herzégovine les accords de Dayton qui mirent fin au conflit bosnien, à l’exclusion des représentants de ces forces sur le terrain.

            « Après moi, le déluge »

Or, ces frasques présidentielles ne sont de loin pas des maladresses aléatoires : Zoran Milanović est un politicien rodé aux us et coutumes de la politique croate, dans laquelle il navigue depuis près de trente ans. Son tournant particulièrement véhément et nationaliste tient d’un calcul assez simple : les élections qu’il a remportées en décembre 2019, il les doit principalement à une division temporaire de la droite qui prévalait alors. En effet, lors du premier tour de scrutin, si Milanović, candidat des sociaux-démocrates (SDP), est arrivé premier avec 29,57 % des voix, la Présidente conservatrice sortante Kolinda Grabar-Kitarović (HDZ) et le candidat d’extrême-droite (alors apartisan) Miroslav Škoro ont remporté respectivement 26,65 % et 24,42 % des voix, soit une claire majorité de droite à laquelle s’ajoutaient encore près de 10 % des voix remportées par d’autres candidats mineurs clairement situés à droite. Sa victoire au second tour Milanović l’a due principalement à l’inattendue absence d’un report vers la candidate conservatrice Grabar-Kitarović des voix de l’électorat d’extrême-droite, déçu par la politique nouvellement modérée du HDZ sous Plenković. A cela s’ajoute le délitement complet du SDP dont est issu Milanović, qui a fait un mauvais résultat aux élections parlementaires de juillet 2020 où il comptait reprendre le pouvoir, en contraste avec l’inattendu très bon résultat du HDZ de Plenković et de la nouvelle plateforme nationaliste Mouvement Patriotique (Domovinski Pokret) de Miroslav Škoro. Pire, depuis ces élections, le SDP est en proie à d’incessants conflits intestins et même de scissions majeures, et a sombré à son plus bas niveau dans les sondages depuis le début des années 2000, au profit de la plateforme de gauche écologiste Možemo! [Nous pouvons !] nouvellement arrivée sur la scène nationale.

En bref, s’il souhaite survivre, Milanović doit attirer un électorat mobilisé principalement autour de questions nationalistes, ressource dont les autocrates et populistes des Balkans occidentaux de tous bords n’hésitent jamais à jouer pour se maintenir au pouvoir coûte-que-coûte (voir Bieber 2020). Les manoeuvres de Milanović vis-à-vis des Croates en Bosnie-Herzégovine sont à cet effet loin d’être anodines : dans le contexte électoral, les voix de la diaspora, et en particulier celles des Croates bosniens (qui ont droit de vote en Croatie !), sont essentielles. Mais cet électorat vote de préférence pour les candidats les plus chauvins, jugés plus à même de défendre leurs intérêts sur la scène bosnienne. Durant les élections présidentielles de 2019, Milanović s’était d’ailleurs largement fait devancer en Bosnie Herzégovine par la Présidente sortante, déclarant lui-même que, en ce qui concerne les voix croates bosniennes, il n’avait « rien reçu ».

Et il semblerait que la stratégie de Milanović paye, grassement même : le sondage national mensuel Crobarometar donne depuis des mois le Président en tête des sondages concernant la personnalité politique la plus populaire de Croatie, loin devant ses éventuels challengers, Plenković y compris. Si les plus cyniques diront que la politique n’est jamais à une promesse brisée près, il n’en reste pas moins que Zoran Milanović, loin d’amener une quelconque « normalité » nouvelle en Croatie comme il le promettait en 2019, n’a fait que reconduire, sinon attiser, la normalité d’un nationalisme décomplexé qui lui préexistait, en polarisant encore davantage la politique croate par ses commentaires insultants et d’une grande violence symbolique (rappelons qu’il s’agit ici du Chef de l’État) envers certains acteurs politiques et la société civile : dans les mots du Premier Ministre lui-même, qui soit dit en passant n’hésite jamais à répondre à l’invective par l’invective, « il faudra des années [à la Croatie] pour se remettre » des dommages causés par la rhétorique de l’actuel Président. Mais pour ce dernier, ce statu quo qu’il nourrit sans cesse, aussi volatile et polarisé qu’il devienne, n’est rien de plus que le prix à payer pour se garantir quatre ans de plus au Pantovčak, le palais présidentiel croate. « Après moi, le déluge ».

            Articles et ouvrages cités

AIOLFI, Théo (2022), Populism as Transgressive Style, Global Studies Quarterly, 2(2), 1-12.

BATOVIĆ, Ante (2017), The Croatian Spring. Nationalism, Repression and Foreign Policy Under Tito, I.B. Tauris.

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GOLDSTEIN, Ivo (2019), Kontroverze hrvatske povijesti 20. stoljeća, Profil.

JOVIĆ, Dejan (2017), Rat i Mit, Fraktura.

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Léon de Perrot

Ancien étudiant en Histoire à l’Université de Lausanne, Léon de Perrot est originaire de Bosnie-Herzégovine. Il poursuit actuellement ses études à l’Université de Graz en Autriche, dans un Master interdisciplinaire en Études Sud-Est européennes.