Quatre lectures balkaniques pour l’été

Si la littérature slave et surtout russe tient une place importante dans la culture littéraire francophone, il n’en va malheureusement pas de même pour ses petites sœurs plus discrètes, les littératures slave du Sud et albanaise. Notre connaissance de celles-ci se limite en effet le plus souvent à la seule œuvre d’Ivo Andrić, lauréat yougoslave du prix Nobel de littérature en 1961, voire à son œuvre la plus célèbre, Le Pont sur la Drina, fresque historique relatant l’histoire ottomane de Višegrad, ville bosnienne traversée par la rivière qui donna son nom au livre. Les plus curieux connaîtront peut-être Le Derviche et la Mort, grand-oeuvre de Meša Selimović, ou plus généralement les œuvres d’auteurs comme Miroslav Krleža, Danilo Kiš ou Ismail Kadaré, qui ont tout trois connu, dès les années 1950 pour le premier et 1960-1970 pour les deux autres, une certaine reconnaissance en francophonie. Mais force est de constater, comme l’autrice croate Dubravka Ugrešić au début des années 1990, que mieux vaut être tchèque et s’appeler Kundera que yougoslave et Kiš pour se voir ouvrir les voies de la gloire internationale. La génération précédant la mienne aura tout de même eu l’immense chance de bénéficier du travail titanesque des Éditions de l’Âge d’Homme à Lausanne et de leur fondateur Vladimir Dimitrijević, dit Dimitri, qui a édité un nombre impressionnant d’auteurs slaves, notamment du sud, souvent pour la toute première fois en français, Ivo Andrić en tête. Aujourd’hui, si les Éditions Noir sur Blanc fondées par Jan Michalski et Vera Michalski-Hoffman ont repris le flambeau et surtout le fond slave de l’Âge d’Homme pour un travail de réédition aussi monumental qu’inespéré en plus de nouvelles traductions, c’est sur un marché très éparpillé qu’entrent ces œuvres, à la différence des marchés anglophone et surtout germanophone, bien mieux dotés en la matière.

Alors que l’été approche, et pour contribuer un peu à combler ce décalage, j’ai choisi de  publier un article moins axé « histoire et politique » pour suggérer la lecture de quatre romans, que ce soit pour des vacances à la plage, à la montagne, à la ville, pour le chemin du retour après le travail, ou tout simplement pour se changer les idées à la terrasse d’un café ou au lit avant de dormir. Mon choix reste évidemment subjectif, mais se fonde en partie sur des avis de libraires ou de lectrices et lecteurs avec lesquels j’ai pu discuter, qui abordaient pour la plupart ces œuvres sans connaissances préalables ni sur la région, ni sur l’autrice ou l’auteur. Vous trouverez donc ci-dessous quatre œuvres aussi variées dans leurs styles littéraires que passionnantes, chacune à sa manière propre. Elles sont toutes disponibles en français, car j’ai  exclu les ouvrages disponibles seulement en traductions allophones : je ne pourrai ainsi malheureusement que mentionner l’exceptionnel roman de Lana Bastašić Attrape le lapin (Uhvati zeca), que j’ai récemment lu et que j’invite avec enthousiasme celles et ceux qui parlent le naški, l’anglais (Catch the Rabbit) ou l’allemand (Fang der Hase) à lire dès que possible.

               1. La comédie : Miracle à la Combe aux Aspics (2009), d’Ante Tomić

Ante Tomić, c’est l’une des grandes références humoristiques croates contemporaines en termes de littérature comme de cinéma. Auteur d’un nombre faramineux de textes, Tomić enchaîne les romans, pièces de théâtre, scenarii, et colonnes journalistiques aussi drôles qu’acerbes, allant de la comédie satirique de Qu’est-ce qu’un homme sans moustaches (Šta je muškarac bez brkova), à la critique acide du bigotisme de La Constitution de la République de Croatie (Ustav Republike Hrvatske) en passant par l’incontournable Miracle de la Combe aux Aspics qu’on vous propose ici.

Miracle à la Combe aux Aspics, premier roman de Tomić traduit en français, aux Éditions Noir sur Blanc, se présente comme une comédie assez classique, partant de prémices dérisoires qui prennent des proportions absurdes. Ainsi, alors que la matrone des Aspics (Poskok en VO) vient de mourir, laissant derrière elle un mari et des fils plus aptes à renvoyer tout intrus à coup de lance-roquettes qu’aux tâches du quotidien et incapables de faire le linge sans mélanger le blanc et la couleur ou de cuisiner autre chose que des dizaines de variantes de la même polenta, l’aîné Krešimir – dit Krešo – décide de partir « chercher femme » en ville. Il espère y retrouver son amour de jeunesse qu’il a laissé pour partir à la guerre – plus de quinze ans plus tôt et sans jamais plus lui donner de nouvelles. Alors qu’il retrouve sa Lovorka bien-aimée et que celle-ci ne l’a contre toute attente pas oublié, Krešo et ses frères se retrouvent face au tout-puissant chef de la police locale Goran Kapulica qui venait de convaincre Lovorka de le marier malgré le mépris total qu’elle a pour lui. Et Kapulica est prêt à mettre la ville à feu et à sang pour la garder. S’ensuit une histoire improbable de de course-poursuite, de kidnapping d’électriciens, de docteur pinochiste passionné de moineaux et de stratégies « dignes de West Point », jusqu’à l’imprenable Combe, défendue de la civilisation becs et ongles depuis des siècles par une famille Aspics quand même un peu dérangée.

Au-delà de la comédie somme toute assez classique malgré ses éruptions sporadiques de violence, l’intérêt du livre de Tomić, c’est à la fois un grand génie du dialogue et des situations improbables ainsi qu’une verve iconoclaste assez remarquable. Dans ses romans, ce sont toutes les institutions de la société croate qui y passent sur le mode carnavalesque, de l’Église à l’État en passant par les médias et leurs experts qui s’élancent dans de grandiloquentes analyses absurdes et dénuées de fondement : après un coup d’éclat contre Kapulica, Krešo se voit coller par un éminent expert l’étiquette de « taliban adopté dans son jeune âge par un combattant tchétchène marié à une séparatiste basque », rien que ça. Une jolie lecture rapide et sans prise de tête pour commencer l’été !

Lire : Ante Tomić, Miracle à la Combe aux Aspics, Éditions Noir sur Blanc, 2021, 208 pages.

En langue originale : Ante Tomić, Čudo u Poskokovoj Dragi, Ljevak, 2009.

               2. Le drame historique : Parfum de pluie sur les Balkans (1986), de Gordana Kuić

Succès immédiat dès sa sortie en ex-Yougoslavie avant d’être adapté en série en Serbie, Parfum de pluie sur les Balkans de Gordana Kuić est un drame familial et historique qui suit la destinée de la sororie des 5 filles de la famille Salom de Sarajevo. Descendantes de réfugiés juifs séfarades expulsés d’Espagne, les cinq filles de cette famille de Sarajevo attestent au fil des pages des transformations des sociétés d’Europe du Sud-Est au fil du XXème siècle, que ce soit les changements de régime, la sécularisation progressive d’une société fondée sur l’appartenance religieuse, ou l’émancipation graduelle mais pas toujours linéaire des femmes. Comme se lamente leur mère Estera, les cinq sœurs seront ainsi « toujours les premières pour tout », que ce soit l’ouverture de leur propre commerce, l’union avec des hommes de foi différente, orthodoxe ou catholique, le choix de mener une vie d’artiste en tant que prima ballerina, ou celle de ne pas s’unir avec l’homme qu’elle fréquente.

Le roman de Gordana Kuić, inspiré de sa propre histoire familiale, propose une vision multiculturelle du XXème siècle yougoslave à travers le regard des personnes ordinaires, à rebours de la mythologie malheureusement persistante chez beaucoup d’Occidentaux de haines inter-ethniques ancestrales : détail inévitablement perdu à la traduction, l’œuvre, narrée en standard serbe, mélange néanmoins à travers ses personnages les différents standards, variantes et dialectes des divers confins et communautés de l’ex-Yougoslavie sans affecter la lisibilité du roman, en plus d’y ajouter des expressions en ladino – le parler des juifs séfarades d’Espagne. Alors que le roman s’ouvre sur l’assassinat de l’Archiduc Franz Ferdinand, l’histoire politique de la région n’est pour une bonne moitié du roman qu’un vague arrière-fond du récit qui se concentre sur les liens personnels que développent les personnages – jusqu’à l’invasion allemande et l’établissement du régime totalitaire de l’Ustaša en 1941, quand l’histoire de la famille Salom bascule vers le pire. On regrettera néanmoins une certaine idéalisation de la Yougoslavie royale, dans laquelle s’est pourtant rapidement imposée la dictature répressive et la politique de « yougoslavisation » agressive du roi Aleksandar Karađorđević, ainsi qu’une tendance à frauduleusement assimiler tout ce qui est croate à l’Ustaša. Un personnage va même jusqu’à affirmer que « toute la Croatie est derrière eux » (i.e. les oustachis), une vision des choses tout bonnement fausse : si le régime oustachi a en effet très brièvement bénéficié d’un certain soutien au sein de la population croate lors de la proclamation « d’indépendance » de son État fantoche, il l’a rapidement perdu au fur et à mesure que le conflit avançait, que l’Ustaša imposait ses décrets antisémites, antiserbes, et antiroms, et que les actions génocidaires perpétrées par ses milices étaient révélées.

Roman-fleuve en partie biographique et première partie de la « trilogie balkanique » de Kuić, Parfum de pluie sur les Balkans peint une fresque kaléidoscopique d’une société en plein bouleversement, inconsciente du basculement à venir dans l’horreur de l’Holocauste, portée par une mosaïque de personnages chacun parfaitement construit et attachant. Et l’épaisseur du volume ne doit pas effrayer, car l’écriture fluide et le talent de narratrice de Kuić fait d’un roman au développement pourtant complexe un feuilleton accessible et on ne peut plus agréable à lire.

Lire : Gordana Kuić, Parfum de pluie sur les Balkans, Éditions Noir sur Blanc, 2022, 560 pages.

En langue originale : Gordana Kuić, Miris kiše na Balkanu, Šahinpašić, 2008, 540 pages.

               3. Le grand classique : Le dictionnaire khazare (1984), de Milorad Pavić

« L’auteur actuel de ce livre assure le lecteur qu’il ne sera pas condamné à mourir après l’avoir lu, comme ce fut le sort de ses prédécesseurs » – c’est par cette locution étrange que l’anonyme narrateur-compilateur du Dictionnaire khazare invite le lecteur ou la lectrice à entrer dans son « roman-lexique en 100’000 mots ». Lisible dans l’ordre que l’on veut, en commençant par l’entrée que l’on souhaite sans devoir le finir, tout en se trouvant presque obligé de le recommencer sans cesse, le Dictionnaire khazar de Milorad Pavić est probablement l’une des œuvres les plus étranges, originales et injustement méconnues de la littérature XXème siècle. Le livre raconte, chronique voire conte sous forme de trois « lexiques » distincts aussi différents que complémentaires le récit de la conversion du peuple khazar à l’une des trois religions monothéistes, suite à l’étrange songe du kagan, le roi des khazars visité par  un ange qui  lui annonce : « Tes intentions plaisent au Seigneur, mais pas tes actes ». Celui-ci convoque alors un représentant de chacune des trois grandes religions monothéistes – et à partir de là, tout se confond.

Artefact narratif complexe plus ardu que les entrées précédentes, le livre se construit ainsi comme une myriade de récits courts s’entre-référençant à l’infini et donnant une perspective chorale à l’œuvre, sans que rien ne soit jamais tout à fait établi, au croisement du mystique et de l’onirique, sans jamais pourtant gêner la lecture. A l’instar de la Princesse khazare Ateh, première entrée du premier lexique dans la version originale (car l’ordre des entrée doit « logiquement » changer avec les traductions), le livre offre à chaque nouvelle lecture un visage différent qu’on ne retrouvera plus à l’identique à la lecture suivante, faisant croître l’aura de mystère de l’œuvre. Comme l’avance d’ailleurs le narrateur-compilateur à la clôture son introduction, le livre s’oppose à l’idée d’un auteur tout-puissant qui, par un sens de lecture, imposerait un sens à l’œuvre : il s’agit ainsi de mettre le lecteur ou la lectrice face à sa propre responsabilité, celle de construire sa propre lecture d’une œuvre dans laquelle il ou elle navigue à vue, d’une entrée à l’autre, sans jamais véritablement savoir quand (ni si) le récit se terminera, ou quand il ou elle rencontrera l’étrange figure d’Adam Ruhani, debout aux confins de l’œuvre. Une lecture certes plus exigeante, mais ô combien originale et surtout passionnante.

Et encore, une fois votre première lecture terminée, il vous restera à vous procurer l’exemplaire de l’autre genre, puisque le livre existe en exemplaires masculin et féminin, avec une simple différence qui peut changer encore une fois le sens que vous lui donnerez.

Lire : Milorad Pavić, Le dictionnaire khazar, Éditions Le Nouvel Attila, 2015, 285 pages. // Éditions Belfond, 1988, 258 pages.

En langue originale : Milorad Pavić, Hazarski rečnik, Prosveta, 1989, 296 pages.

               4. Le coup de cœur personnel : Le palais des rêves (1981), d’Ismaïl Kadaré

Quelles sont les limites du totalitarisme ? C’est la question fondamentale qu’adresse ce court mais poignant roman d’Ismaïl Kadaré, écrivain albanais le plus célébré et traduit. Dans un univers où tout tombe sous la surveillance de l’État – ici ottoman mais figurant l’Albanie communiste d’Enver Hoxha – n’est-ce pas d’une logique implacable qu’on en vienne à vouloir surveiller ce qu’il y a de plus intime, subjectif, et à ce titre versatile – les rêves ? Kadaré, à travers le vécu d’un jeune homme introduit par lettre de recommandation familiale, symbole du népotisme de la nomenklatura, décrit la machinerie bureaucratique du Ministère des Rêves, qui se transforme d’une structure mystérieuse en un implacable outil de répression arbitraire. On y découvre les ramifications complexes d’un Empire surdimensionné qui visent à  connaître jusqu’au rêve du paysan le plus reculé afin de  produire le Maître-Rêve, ce songe d’importance primordiale pour la destinée de l’Empire présenté chaque semaine au Sultan pour lui permettre non seulement de prévenir les malheurs, mais surtout de réprimer ses ennemis personnels.

Persécuté par le régime communiste albanais pour cette description minutieuse de la machinerie totalitaire et de son exercice arbitraire du pouvoir, Kadaré offre ici un livre aussi poignant dans son intrigue que prenant dans son style, où l’onirisme quasi Magrittéen du premier chapitre laisse lentement place à l’angoisse existentielle et à la résignation distanciée. Une lecture aussi prenante qu’agréable.

Lire : Ismaïl Kadaré, Le palais des rêves, Le Livre de Poche, 1993, 224 pages.

En langue originale : Ismail Kadare, Pallati i ëndrrave, 1981.

Léon de Perrot

Ancien étudiant en Histoire à l’Université de Lausanne, Léon de Perrot est originaire de Bosnie-Herzégovine. Il poursuit actuellement ses études à l’Université de Graz en Autriche, dans un Master interdisciplinaire en Études Sud-Est européennes.