Conseil européen. Source : domaine public.

Balkans occidentaux : requiem pour la perspective européenne ?

Les 23 et 24 juin derniers a eu lieu le Conseil européen, regroupant les dirigeants des États-membres de l’Union européenne. Ceux-ci ont décidé d’accorder à l’Ukraine et à la Moldavie le statut d’États candidats quelques mois seulement après le dépôt de leur candidature. Les Balkans occidentaux, quant à eux, n’ont rien obtenu et restent toujours dans les limbes du processus d’adhésion. Commentaire.

Au sortir du Conseil européen tenu les 23 et 24 juin derniers, les dirigeants des pays des Balkans occidentaux ne mâchaient pas leurs mots. On a ainsi entendu le Président serbe Aleksandar Vučić affirmer son manque d’optimisme quant à la perspective européenne de son pays, tandis que le Président croate Zoran Milanović dénonçait le fait que la Bosnie-Herzégovine n’avait pas obtenu le statut d’État candidat de concert avec l’Ukraine,  qu’il juge moins fonctionnelle que la première. Mais c’est probablement au Premier ministre albanais Edi Rama que revient la palme d’or de l’analogie, quand celui-ci a mis en garde les dirigeants européens contre le risque que la rencontre du Conseil européen ne devienne similaire à celle des docteurs de l’Église discutant du sexe des anges pendant que Constantinople tombait.

Le cœur de la question réside dans l’obtention du statut d’État candidat à l’adhésion à l’Union européenne par l’Ukraine et la Moldavie, ainsi que la promesse de ce statut pour la Géorgie, lors de ce même Conseil européen. Ces pays, qui ont déposé leur candidature en mars dernier suite à l’invasion russe en Ukraine, ont en effet bénéficié d’un processus accéléré, qu’aucun des chefs d’État des Balkans occidentaux n’a remis en question. Le sujet de toutes les tensions, en revanche, est qu’aucune concession ni percée majeure n’a été réalisée concernant le processus d’accession des Balkans occidentaux : de nombreux analystes, experts et politiciens de la région avaient en effet exprimé l’espoir que l’Union européenne saisirait de l’occasion pour revitaliser le processus. Il n’en a rien été.

En effet, en dépit des conclusions du Conseil européen qui affirme « son attachement total et sans équivoque à la perspective de l’adhésion des Balkans occidentaux à l’UE et appelle à accélérer le processus d’adhésion », le statu quo de blocage général de la région demeure. Le Kosovo, que cinq États européens ne reconnaissent toujours pas et qui reste dans les balbutiements du processus d’adhésion, n’a ainsi rien obtenu concernant la tant attendue libéralisation des visas (obtenue par tous les autres pays entre 2009 et 2010), tandis que la Bosnie-Herzégovine, qui a signé son accord de stabilisation et d’association (ASA / SAA) il y a près d’une décennie et a déposé sa candidature en 2016, ne s’est vue offrir que de vagues et maigres promesses concernant l’obtention du statut de candidat, malgré la crise majeure qui la secoue depuis bientôt deux ans. Les deux seuls pays ayant débuté les négociations sur l’acquis communautaire il y a près d’une décennie, la Serbie et le Monténégro, ne se sont pas vu fixer de date d’accession claire, alors que la dynamique de réforme mais aussi le soutien à la perspective européenne s’amenuise d’année en année.

Mais le cas qui a le plus fait parler de lui, c’est celui de la Macédoine du Nord et, indirectement, de l’Albanie. Les deux pays sont en effet liés dans le processus d’adhésion et, si tous deux ont obtenu leur statut de candidat respectivement en 2005 et en 2013, ils n’ont toujours pas ouvert le processus de négociation de l’acquis. La Grèce, la France, et aujourd’hui la Bulgarie ont coup sur coup bloqué l’ouverture des négociations : si la France a demandé (et obtenu) une révision de la méthodologie de négociation dans le processus d’accession, la Grèce et la Bulgarie ont opposé leur veto pour des considérations nationales sinon nationalistes totalement étrangères à l’acquis, aux critères de Copenhague ou à l’UE de manière générale. Ainsi, la Grèce exigeait que la Macédoine du Nord change son nom (chose faite avec les accords de Prespa en 2018) et la Bulgarie qu’elle reconnaisse la prétendue « origine bulgare » de sa langue et de son histoire, et qu’elle inscrive la minorité bulgare (estimée à quelques 3’500 personnes) dans le Préambule de sa constitution.

Lors du Conseil européen dont elle avait la présidence pour six mois, la France a alors tenté de régler la situation en soumettant à la Bulgarie une proposition qui prévoit l’intégration d’une partie de ses revendications dans la structure-même du processus d’intégration européenne, les institutionnalisant de fait. Si le Parlement bulgare, alors que le gouvernement réformiste de Kiril Petkov vient de tomber, a largement accepté la proposition, la situation a généré d’importantes tensions et une forte opposition en Macédoine du Nord, où des manifestations continues accompagnées de quelques épisodes de violence ont eu lieu en amont du vote du Parlement macédonien sur la proposition. Celui-ci l’a finalement acceptée en principe ce samedi 16 juillet, et ce malgré le fait qu’il n’a que peu voire pas de chance d’obtenir la majorité des deux-tiers nécessaire à l’implémentation concrète et définitive des changements constitutionnels proposés, au vu de la maigre majorité absolue possédée par le gouvernement et de l’opposition en bloc des partis non-gouvernementaux.

Un tweet du média satirique Le Chou après le vote du 16 juillet
Un tweet du média satirique Le Chou après le vote du 16 juillet

De nombreuses voix de journalistes, d’analystes et d’universitaires se sont également élevées contre ce qui est désormais appelé la « proposition française ». Certains ont ainsi souligné qu’elle n’avait rien d’un compromis mais qu’elle ne faisait au contraire que contenter les demandes de la Bulgarie, tandis que d’autres ont mis l’emphase sur le fait qu’une telle institutionnalisation de revendications nationales sans rapport aucun avec l’acquis communautaire reviendrait à mettre en jeu la crédibilité-même de l’Union européenne et de son processus d’accession. Comme l’écrivent le politologue Florian Bieber et le politicien et diplomate macédonien Nikola Dimitrov dans un éditorial commun, l’institutionnalisation par l’UE des revendications de la Bulgarie signifierait en effet que la Commission européenne devrait pour la première fois rapporter sur des questions d’histoire et d’identité nationales, créant ce que les auteurs estiment être un « dangereux précédent ».

Dans le tout premier article publié sur le présent blog en octobre dernier, nous soulignions le risque que représente l’impasse dans laquelle se trouve actuellement la politique d’élargissement européenne, et les quelques mois qui se sont écoulés depuis n’ont fait que confirmer ce « dépérissement » de la perspective européenne pour certains pays. L’exemple de la politique étrangère de la Serbie depuis l’invasion de l’Ukraine est particulièrement parlant : bien qu’ayant soutenu certaines résolutions plutôt symboliques aux Nations Unies, le régime d’Aleksandar Vučić est ainsi l’un des seuls pays d’Europe à avoir catégoriquement refusé d’instaurer des sanctions contre la Russie et à continuer une proche collaboration avec le régime de Vladimir Poutine, avec lequel il a très récemment renouvelé un nouvel accord préférentiel concernant l’importation de gaz. Pour la première fois depuis le début du processus d’accession, la perspective européenne aurait d’ailleurs perdu le soutien de la majorité de la population serbe selon certains sondages, qui restent à prendre avec une certaine prudence.

Mais le processus accéléré d’adhésion dont ont bénéficié l’Ukraine et la Moldavie, s’il se justifie par l’état d’urgence absolue qui prévaut actuellement, pose également de nouvelles questions. Comme le soulignait l’ancien Directeur Général à la Commission européenne Pierre Mirel en mars dernier déjà, l’Union européenne, depuis l’adhésion de l’État divisé de Chypre, a fait de l’intégrité territoriale – c’est-à-dire de l’absence de contestation intérieure ou extérieure des frontières du pays candidat – une condition non-négociable : c’est pour cette même raison que l’un des principaux obstacles pour la Serbie dans le processus d’accession est l’absence de résolution concernant la question du statut du Kosovo. Or, comme l’écrit Mirel, une adhésion accélérée de l’Ukraine et de la Moldavie malgré leurs territoires contestés changerait totalement la donne pour les pays des Balkans occidentaux, créant un précédent qui réduirait les motivations des États à régler leurs disputes territoriales et pourrait être manipulé par les autocrates de la région pour décrédibiliser l’UE et promouvoir la coopération avec des partenaires « alternatifs » moins regardant quant aux processus de démocratisation, à l’instar de la Chine ou de la Russie.

Dans une analyse publiée en 2014, le think-tank BiEPAG prévoyait quatre scénarii possibles concernant le processus d’intégration européenne des Balkans occidentaux. En parallèle d’un scénario « business as usual » qui supposait la continuation de la politique d’élargissement actuelle et d’un scénario de revitalisation « Big Bang » basé sur l’élargissement oriental de 2004 et 2007 que le groupe appelait de ses vœux, les experts de BiEPAG mettaient en garde contre deux scénarii particuliers : dans les deux cas, la perspective européenne serait de facto abandonnée, et les Balkans occidentaux connaîtraient un recul démocratique accompagné d’une collaboration accrue avec d’autres acteurs géopolitiques comme la Russie, la Chine ou les Émirats arabes unis au détriment de l’Union européenne. Au vu des développements des dernières années et à en croire les commentaires désabusés qu’a suscité le Conseil européen des 23 et 24 juin, il semblerait bien que ce soient ces scénarii d’un « enterrement » de la perspective européenne et de la recherche de nouvelles alternatives qui se concrétisent aujourd’hui.

L’octroi du statut de candidats à la Moldavie et à l’Ukraine était une nécessité. Néanmoins, comme l’affirme le politologue Hamza Karčić dans une opinion récente, l’Europe ne devrait pas oublier que les Balkans occidentaux ne sont pas moins stratégiques, en particulier à l’heure où les tensions montent entre les démocraties libérales et les puissances autoritaires comme la Chine et la Russie, qui ont agressivement renforcé leur présence en Europe du Sud-Est depuis une décennie. Mais plus encore, du point de vue de la seule crédibilité de l’Union européenne, cette absence de considération envers les Balkans occidentaux voire leur délaissement continu envoie un message ambigu aux nouveaux venus : si la prompte attribution du statut de candidat tient à leur situation géopolitique actuelle, la Moldavie et l’Ukraine s’apprêtent-elles à entrer à leur tour dans les limbes d’un processus d’élargissement interminable ?

Léon de Perrot

Ancien étudiant en Histoire à l’Université de Lausanne, Léon de Perrot est originaire de Bosnie-Herzégovine. Il poursuit actuellement ses études à l’Université de Graz en Autriche, dans un Master interdisciplinaire en Études Sud-Est européennes.

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