De l’ex-Yougoslavie à l’Ukraine, les sirènes révisionnistes de la gauche radicale

Depuis le début des tensions puis de l’invasion russe en Ukraine, divers tenants de la gauche dite « radicale », de Jean-Luc Mélenchon et Nathalie Arthaud en France à Solidarités ou au Parti du Travail en Suisse, font entendre un discours relativement similaire : l’OTAN, et par extension l’Occident, serait au moins en partie responsable pour la guerre en Ukraine. Si ce genre de discours n’est pas l’apanage de la gauche radicale – un discours de 2015 du Professeur en sciences politiques John Mearsheimer, où celui-ci accuse l’Occident de la situation en Crimée, a d’ailleurs connu un soudain regain de popularité sur Youtube – ce sont néanmoins les tenants de celle-ci qui vont le plus loin dans leur critique, en appelant à « dénoncer tous les impérialismes », avec des slogans à l’instar de « Stop Poutine, Stop OTAN ». Dans ce genre de discours, l’OTAN est parfois ouvertement et vertement critiqué comme un « instrument de l’impérialisme américain ». Or, à titre d’exemple, ce sont les guerres de dissolution de l’ex-Yougoslavie, et tout particulièrement le conflit kosovar, qui sont inlassablement convoqués. Un certain nombre de médias plutôt ancrés à gauche, à l’instar du Monde Diplomatique, se sont fait les relais d’une version plus mesurée de cette thèse, comme le montre bien un article du quotidien romand Le Courrier paru le 22 février dernier intitulé « Défaites de Russie » :

« [Si] Vladimir Poutine a bel et bien pris le risque de porter un nouveau coup de canif aux frontières issues de la fin de l’URSS, le camp occidental, faut-il le rappeler, lui avait montré l’exemple à plusieurs reprises. De la reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie par l’Allemagne en 1991 jusqu’à celle, étasunienne, en 2019, de l’annexion du Golan par Israël, en passant par l’indépendance du Kosovo ou encore le démembrement de l’Irak et de la Syrie en protectorats US et turc, on constatera que la souveraineté à géométrie variable est un concept largement partagé. Quand on veut s’armer de principes, il faut d’abord se les appliquer à soi-même. »

Si Le Courrier n’invoque pas ici explicitement le concept d’impérialisme, c’est bien celui-ci qui est au cœur de ces différents discours de gauche radicale critiquant un « impérialisme » occidental dans les Balkans, et popularisés dès les années 1990 notamment par l’intellectuel américain Noam Chomsky. Ces discours se construisent en partie autour de deux grandes narrations, partiellement relayées ici par Le Courrier : la première postule que la reconnaissance de l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie par l’Allemagne en 1991 aurait été arbitraire et illégitime, et aurait fait partie d’une stratégie plus large de l’Allemagne capitaliste visant à la destruction volontaire de la Yougoslavie socialiste ; la seconde narration affirme que l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 et la reconnaissance de la jeune République par la majorité des pays occidentaux en 2008 seraient des décisions également arbitraires, injustifiées, illégitimes. Or, ces deux affirmations sont fausses, et l’ensemble du discours concernant l’histoire récente des Balkans occidentaux peut difficilement être qualifié autrement que de révisionnisme historique, c’est-à-dire une lecture historique révisée au profit d’un positionnement idéologique.

        1991 : Bonn reconnaît l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie

L’indépendance de la Slovénie et de la Croatie n’était de loin pas une fatalité. Si des figures comme le premier président croate Franjo Tuđman s’étaient très tôt ouvertement faites avocates de l’indépendance, les revendications initiales de l’élite politique des deux républiques appelaient principalement, au tournant des années 1970, à davantage de décentralisation. Ces revendications étaient notamment liées à des questions économiques : la Croatie et la Slovénie étaient alors de loin les deux républiques les plus prospères de la fédération yougoslave, et voyaient une grande partie de leurs revenus drainés vers d’autres régions du pays, moins développées (Bombelles 1991). Reprises par une partie de l’intelligentsia croate pour avancer un agenda nationaliste, ces revendications mèneront notamment au « Printemps croate » de 1971, réprimé dans la violence par le pouvoir communiste yougoslave. Néanmoins, en guise de concession, une nouvelle Constitution fédérale sera draftée et introduite en 1974, qui fera de la Yougoslavie une « confédération de facto », donnant des pouvoirs extrêmement étendus aux républiques, et gardant peu de portefeuilles au niveau de l’État commun (Silber et Little 1995, p. 32).

Néanmoins, avec l’arrivée au pouvoir de Slobodan Milošević en Serbie à la fin des années 1980, les choses vont changer. Suite à sa « révolution anti-bureaucratique », Milošević s’empare du pouvoir dans une majorité des républiques et provinces autonomes, ce qui lui assure une majorité dans tous les votes fédéraux et lui permet alors d’avancer son agenda centralisateur. C’est exactement ce qui se passe lors du XIVème (et dernier) congrès de la Ligue des communistes de Yougoslavie, où, voyant ses amendements constitutionnels promouvant un modèle de Yougoslavie décentralisée rejetés coup-sur-coup sans discussion, la délégation slovène s’en va, suivie de la délégation croate, signant la mort de facto de la Ligue (Ramet 2006). Dès lors, diverses propositions de sauvegarde de l’État commun yougoslave seront mises sans succès sur la table jusqu’aux déclarations officielles des indépendance slovène et croate en juin 1991, dont notamment un modèle de « fédération asymétrique » avec des niveaux de souveraineté différents en fonction des entités (voir Silber and Little 1995, p. 162). C’est avec les déclarations d’indépendance croate et slovène le 25 juin 1991 que débute un conflit qui, s’il durera seulement dix jours en Slovénie, ne finira qu’en 1995 pour la Croatie, après avoir également embrasé la Bosnie-Herzégovine en 1992.

La politique de Bonn, alors capitale de l’Allemagne, n’est de loin pas, comme certains l’affirment, « anti-yougoslave ». Au contraire, jusqu’à l’été 1991, l’Allemagne ainsi que tous les autres pays de ce qui constitue alors la Communauté européenne (CE) vont principalement chercher à préserver l’État commun yougoslave pour éviter un effet boule-de-neige (Martens 2022, Caplan 2002, p. 158). C’est l’éclatement puis l’escalade du conflit durant l’été 1991 qui amène d’abord l’Allemagne puis le reste des États européens à progressivement réaliser qu’il n’y a plus, dans les faits, d’État yougoslave fonctionnel – une prise de conscience qui sera confirmée par la première opinion de la Commission Badinter. Par ailleurs, avec la déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie en juin 1991, Bonn, comme le reste de l’Europe, est mise face au fait accompli : la Slovénie et la Croatie sont désormais indépendantes et, au vu de la violence des combats sur le territoire croate, il n’y a plus aucune chance d’une quelconque « réintégration » à la Yougoslavie, sous contrôle total de Milošević et de ses associés comme le démontre l’instrumentalisation de l’Armée populaire yougoslave (JNA).

La Communauté européenne cherche alors à coordonner ses États-membres en proposant un principe de conditionnalité auquel doivent se plier les républiques yougoslaves qui souhaitent voir leur indépendance reconnue. Celles-ci, qui ne peuvent par ailleurs revendiquer leur indépendance que dans leurs frontières administratives préexistantes en tant que « républiques socialistes » (uti possidetis juris), doivent non seulement organiser un référendum qui obtienne une majorité des voix mais également offrir des garanties suffisantes pour la protection des minorités sur leur territoire (Caplan 2002). Or, si la Slovénie (et, par ailleurs, la Macédoine) remplissent ces deux critères, ce n’est pas le cas de la Croatie, où la protection de la population serbe est alors jugée insuffisante. L’Allemagne reconnaît malgré tout la Croatie comme État indépendant aux côtés de la Slovénie le 23 décembre 1991.

Preuve d’une politique hyper-idéologique profondément anticommuniste et antiyougoslave de l’Allemagne ? Pas du tout. La logique de la diplomatie allemande est la suivante : reconnaître la Croatie comme État indépendant transforme la nature du conflit, qui passe de dispute interne à conflit interétatique, légitimant une intervention d’États-tiers. Une internationalisation du conflit permet en outre de garantir aux nouveaux États une personnalité et donc des droits. Certains espéraient alors que la reconnaissance dissuaderait Belgrade d’utiliser la force ou de poursuivre l’escalade, et amènerait même le gouvernement de Milošević à retirer ses troupes (Caplan 2002, pp. 163 et seq.). Ce ne sera malheureusement pas le cas.

On le voit, l’Allemagne n’a pas expressément cherché la destruction de l’État commun yougoslave, qu’elle a au contraire essayé de préserver jusqu’à la dernière heure. Plus encore, sa reconnaissance de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie se légitime pleinement : pour la première, des critères difficilement contestables ont été mis en place, tandis que la seconde relevait d’une tentative raisonnée d’apaisement d’un conflit déjà particulièrement horrible. La reconnaissance de l’indépendance croate advient en effet à peine quelques semaines après la sanglante chute de Vukovar, dont les choquantes images avaient été relayées par les médias européens.

        1999 – 2008 : intervention de l’OTAN au Kosovo et indépendance kosovare

L’histoire du Kosovo, et tout particulièrement l’histoire du Kosovo au sein des deux Yougoslavies successives, est avant tout l’histoire d’une région qui s’est développée sous le joug de l’impérialisme. La plaine de Kosovo Polje (Champ du Merle) est au centre de la mythologie nationale serbe : selon celle-ci, le Prince Lazar, s’apprêtant à affronter l’armée ottomane en 1389, y aurait fait le choix du « Royaume céleste » au prix du royaume terrestre pour son peuple (voir Djokić 2009). Sous égide ottomane jusqu’aux guerres balkaniques de 1913, la région passe définitivement sous contrôle serbe après 1918 et ce pour le reste du XXème siècle, exception faite d’une courte période durant la Seconde Guerre mondiale. Sous le régime yougoslave royaliste (1918-1941), toute expression de culture ou d’identité albanaise est discriminée et réprimée, et une véritable politique de colonisation est entreprise par le pouvoir central, provoquant d’importantes rébellions de la population albanaise (voir Malcolm 1998, pp. 264-288). Durant les premières années du régime communiste, la politique de Belgrade s’inscrit dans la continuité de celle de la Yougoslavie royale en garantissant une surreprésentation serbe dans les institutions kosovares, tandis que les individus identifiés comme albanais sont soumis à d’incessantes persécutions de la part de la police politique, l’UDBa, sous l’influence de son autoritaire directeur et Ministre de l’Intérieur, Aleksandar Ranković (Ramet 2006, pp. 293-295). C’est uniquement après la chute de Ranković en 1966 que l’étau commence à se desserrer autour de la province autonome socialiste, malgré une persistance des violences interethniques. Enfin, avec la Constitution yougoslave de 1974, fortement décentralisatrice, le Kosovo gagne un statut de quasi république, de facto sinon de jure (voir Ramet 2006, Malcolm 1998, Silber et Little 1995, p. 32).

Avec l’arrivée au pouvoir de Milošević et suite à d’importantes manifestations albanaises dans la province qui réclament l’indépendance vis-à-vis de la Serbie et l’obtention du statut de république au sein de la Yougoslavie (Silber et Little 1995, p. 33), une répression brutale s’abat sur la population albanaise, accusée par l’intelligentsia de Belgrade de « génocide démographique » envers les serbes du fait que le taux de natalité albanais est supérieur à celui de ces derniers (voir Sindbaek 2012). Suite à l’abolition de l’autonomie de la province en 1989, c’est un véritable système d’appartheid qui se met alors en place au Kosovo, les albanais devenant des « citoyens de seconde classe » et étant sans autre licenciés de leurs postes et de leurs logements, les poussant à créer des institutions parallèles, officieuses (Ramet 2006, Independent International Commission on Kosovo [IICK] 2000). Plus encore, le gouvernement Milošević cherche à recoloniser la région, s’engageant dans une véritable politique colonialiste où des terres possédées par des ménages albanais sont tout simplement données à des ménages serbes, avec le plein soutien de l’État (Ramet 2006, p. 511).

Difficile, donc, de ne pas parler d’impérialisme lorsqu’il est question de l’histoire du Kosovo.

C’est l’éclatement du conflit armé dans la province qui amènera à une intervention militaire de l’OTAN. Celui-ci éclate progressivement à partir du milieu des années 1990, jusqu’aux premières opérations d’ampleur décidées début 1998 par le gouvernement de Milošević contre l’Armée de Libération du Kosovo (UÇK), une organisation longtemps souterraine entretenant des liens rapprochés avec le crime organisé. L’éclatement du conflit s’explique en partie par deux événements importants et liés : d’un côté, l’UÇK, qui a profité de l’effondrement de l’État albanais voisin en 1997 pour s’emparer de nombreuses armes, contrôle dès 1998 une part conséquente de la région et des villes (Ramet 2006, 513-515, IICK 2000, pp. 52-53) ; de l’autre, on assiste à une spectaculaire escalade des violences perpétrées à l’encontre de la population albanaise, allant de la répression armée et sanglante de manifestations pacifiques à Pristhinë / Priština à l’attaque du village de Likoshan / Likošan et Qirez / Ćirez à l’arme lourde en représailles à l’assassinat par l’UÇK de quatre policiers serbes (IICK 2000, pp. 67-68). Bien que Milošević ratifie en octobre 1998 un accord « de la 11ème heure » promettant la désescalade, il ne le respecte pas, et lance une opération qui vise, purement et simplement, à repousser la population albanaise du territoire kosovar, malgré d’importantes critiques au sein-même de l’armée serbe envers cette stratégie, rapidement étouffées par le pouvoir (Ramet 2006, 514-515). Après que d’ultimes tentatives de négociation de la paix entre 1998 et 1999, durant lesquelles Milošević renforce sa présence militaire au Kosovo en violant des accords antérieurs, soient tenues en échecs par la partie serbe, des frappes aériennes stratégiques de l’OTAN ont lieu entre le 24 mars et le 10 juin 1999. Si la campagne fera malheureusement près de 500 victimes civiles collatérales, elle mettra fin à un conflit qui aura causé entre 10’000 et 12’000 victimes dans la population albanaise, ainsi que le déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes majoritairement albanaises (Ramet 2006, 515-517, IICK 2000, p. 90).

L’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo apparaît donc comme l’ultime solution adoptée  par une communauté internationale déjà largement éprouvée par le nettoyage ethnique et le génocide qu’elle n’avait su ni pu prévenir en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, quelques années plus tôt. Or, l’objectif clair du gouvernement de Milošević n’était ni plus ni moins que de « nettoyer » le Kosovo de sa population albanaise (IICK 2000, p. 88). Le choix de l’intervention armée, en violation du droit international, a été un ultime recours face à l’échec de l’intervention diplomatique et face à une situation déjà devenue intenable, dans un conflit où s’affrontaient des forces totalement asymétriques, et où l’une des parties prenantes refusait de négocier ou de respecter les accords signés (IICK 2000, pp. 163-164, Sulyok 2003, p. 156). L’objectif principal de la campagne de bombardements de l’OTAN était avant tout une stratégie de frappes ciblées pour ramener la partie réticente à la table des négociations (IICK 2000, p. 86).

Ce sont des arguments similaires qui donnent sa validité à la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo en 2008. Comme nous l’avons expliqué dans un précédent article, l’argument d’un cas unique kosovar au regard du droit international est justifiable. Tout d’abord, après l’établissement d’une administration internationale au Kosovo (UNMIK) dans l’immédiat après-guerre, il est tout simplement impossible d’imaginer la réintégration de cette région constituée à 90 % d’Albanais dans un État qui a mené envers eux une politique de nettoyage ethnique et d’apartheid. Par ailleurs, la Constitution serbe adoptée en 2006, qui mentionne le Kosovo comme territoire serbe dans son préambule-même, ne garantit absolument aucune autonomie claire à ce que la Constitution persiste à qualifier de « province autonome ». A l’inverse, et c’est un élément fondamental, la Constitution kosovare, issue d’une proposition établie sous la direction de l’ex-président finlandais Martti Ahtisaari, garantit des droits et protections extrêmement étendus à toutes les minorités, et tout particulièrement à la minorité serbe : elle attribue à cette dernière un nombre conséquent de sièges au Parlement, mais également des sièges obligatoires au sein-même du Gouvernement. Un dernier argument, plus discutable, est le fait que, par le statut de quasi république que lui avait octroyé la Constitution yougoslave de 1974, le Kosovo pourrait effectivement tomber sous le coup de l’opinion de la Commission Badinter selon laquelle seules les républiques peuvent prendre leur indépendance, dans le tracé de leurs frontières administratives (pour discussion, voir Ker-Lindsay 2013).

Tous ces arguments nous amènent à une situation similaire à celle qui prévaut en Croatie et en Slovénie au moment de la reconnaissance des deux États par la Communauté européenne. Difficile dès lors de faire plus cohérent pour les démocraties occidentales. Peut-on alors véritablement parler de reconnaissance arbitraire par une partie (cinq pays de l’Union européenne ne reconnaissent pas le Kosovo) de l’Occident, quand d’aussi importantes garanties constitutionnelles d’inclusion et de protection de toutes les minorités au sein des institutions et de l’administration sont données, et que la simple réintégration de la région est simplement impossible ?

        L’OTAN, « puissance impérialiste » à l’Est ?

Enfin, au-delà de l’image faussée  d’un « Occident impérialiste » qui appliquerait dans les Balkans occidentaux un principe de souveraineté « à géométrie variable », selon les termes du Courrier, on peut encore répondre aux accusations régulièrement portées par divers représentants de la « gauche radicale » d’une « provocation » de l’OTAN, par son expansion à l’Est, envers le pouvoir de Vladimir Putin. Ici aussi, le raisonnement est discutable, alors que l’expansion de l’OTAN dans les pays postcommunistes s’explique notamment par une logique de sécurité face à l’expansion impérialiste de la Russie de Vladimir Putin par laquelle ces pays se sentent à juste titre menacés. Car, si la conception actuelle de l’adhésion à l’OTAN comme premier pas du processus d’accession européenne est questionnable, il est indiscutable que l’adhésion des États baltes, par exemple, ou, dans une perspective d’avenir, de l’Ukraine, est une décision nullement imposée à ces jeunes républiques, dont le but principal est précisément d’éviter l’actuel scénario ukrainien. N’oublions pas que Putin s’est largement construit politiquement autour du concept d’intégration et d’unification du « monde russe » (Русский мир), c’est-à-dire des communautés russophones en situation de diaspora, notamment dans les États baltes ou en Ukraine (voir Plokhy 2018).

Parler « d’impérialisme » de la part de l’OTAN ou « d’hypocrisie » des démocraties occidentales en pointant du doigt de prétendus exemples tirés de l’histoire récente des Balkans occidentaux ou de l’Europe de l’Est en général ne tient tout simplement pas debout. Ni l’intervention au Kosovo, ni la reconnaissance des indépendances croate, kosovare et slovène n’ont quoi que ce soit d’illégitime ou d’injustifiable. Elles sont au contraire soutenues par des arguments fondés, à considérer dans leur contexte, pour qui est prêt à les écouter – ou à les lire, en l’occurrence. On peut pour finir se demander  si, à instrumentaliser l’histoire d’une région qu’ils ne connaissent que trop peu et à y sélectionner sans plus de recherche des informations partielles ou partiales qui vont dans le sens de leurs idées avant d’aller dans le sens des faits, certains représentants de la gauche « radicale », grands critiques d’un impérialisme qu’on peine ici à percevoir, ne seraient pas paradoxalement eux-même dans une logique impérialiste, culturelle cette fois. Ainsi, comme l’avançait la citation du Courrier produite dans les premiers paragraphes du présent article : « Quand on veut s’armer de principes, il faut d’abord se les appliquer à soi-même. »

        Sources citées

BOMBELLES, Joseph T. (1991), Federal Aid to the Less Developed Areas of Yugoslavia, East European Politics and Society, 5(3), 439-465.

CAPLAN, Richard (2002), Conditional Recognition as an Instrument of Ethnic Conflict Regulation: the European Community and Yugoslavia, Nations and Nationalisms, 8(2), 157-177.

DJOKIĆ, Dejan (2009), Whose Myth? Which Nation? The Serbian Kosovo Myth Revisited. In Janos Bak, Jörg Jarnut, Pierre Monet, Bernd Schneidmueller (Eds.), Uses and Abuses of the Middle Ages: 19th-21st Century (pp. 215-233), Wilhelm Fink.

Independent International Commission on Kosovo [IICK] (2000), The Kosovo Report. Conflict, International Response, Lessons Learned, Oxford University Press.

KER-LINDSAY, James (2013), Preventing the Emergence of Self-Determination as a Norm of Secession: An Assessment of the Kosovo ‘Unique Case’ Argument, Europe-Asia Studies, 65(5), 837-856.

MALCOLM, Noel (1998), Kosovo. A Short History, New York University Press.

MARTENS, Mihael (2022), Tajna nemačka dokumenta o raspadu Jugoslavije, Deutsche Welle, online: https://p.dw.com/p/47gbx (lien consulté le 3 mars 2022).

PLOKHY, Serhii (2018), Lost Kingdom. A History of Russian Nationalism from Ivan the Great to Vladimir Putin, Penguin.

RAMET, Sabrina Petra (2006), The Three Yugoslavias. State-Building and Legitimation, 1918-2005, Woodrow Wilson Center Press / Indiana University Press.

SILBER, Laura, LITTLE, Alan (1995), The Death of Yugoslavia, BBC / Penguin.

SINDBÆK, Tea (2012), Usable History? Representations of Yugoslavia’s Difficult Past from 1945 to 2002, Aarhus University Press.

SULYOK, Gábor (2003), The Theory of Humanitarian Intervention with Special Regard to NATO’s Kosovo Mission. In Florian Bieber, Židas Daskalovski (Eds.), Understanding the War in Kosovo (pp. 143-161), Frank Cass.

Léon de Perrot

Ancien étudiant en Histoire à l’Université de Lausanne, Léon de Perrot est originaire de Bosnie-Herzégovine. Il poursuit actuellement ses études à l’Université de Graz en Autriche, dans un Master interdisciplinaire en Études Sud-Est européennes.

4 réponses à “De l’ex-Yougoslavie à l’Ukraine, les sirènes révisionnistes de la gauche radicale

  1. Je connais mal l’histoire des Balkans et votre contribution m’a permis d’apprendre sur cette région que j’avais visité en tant qu’adolescent, avant les différentes guerres. Vous apportez beaucoup de précisions quant au révisionisme de la gauche radicale. La campagne bat son plein, en France, et, la guerre en Ukraine est, bien entendu, au centre des débats. J’observe de la part de candidats de droite, Marine Le Pen, Eric Zemmour, Nicolas Dupont-Aignan le même type de comportement que vous analysez. La brutalité poutienne, que le monde entier constate, a obligé ces trois candidats à rectifier leurs déclarations passées très favorables à Wladimir Poutine et à ses tentatives de déstabilisation de pays est-européens. Il y a deux ironies pour ces trois hérauts de la droite dure: les derniers défenseurs de Wladimir Poutine seront certainement les milices sanguinaires tchetchenes donc musulmanes; et le président russe affirme qu’il se bat contre le néo-nazisme, ce qui peut ennuyer Eric Zemmour qui se voit comme une sorte de pétainiste, donc, indirectement un allié du nazisme.

  2. Merci. particulièrement clair, complet, éclairant, objectif.
    Brillante carrière à vous.

    1. Bonjour,
      Merci beaucoup pour votre commentaire, ces articles me prennent souvent beaucoup de temps, et il est toujours agréable de voir qu’ils sont lus et appréciés!
      Bien à vous,
      Léon

  3. Excellent résumé du cas yougoslave et de l’attitude révisionniste d’une grande partie des gauches françaises (malheureusement !). Mais tous ces points de vue n’ont in fine qu’une seule raison, un anti-américanisme pavlovien, souvent délirant parfois pas loin de l’antisémitisme. De Taïwan à Belgrade, de Moscou à Damas, toujours une unique lecture. Le monde diplo n’est plus que ça (avec du style quand même).

    Je suis de gauche et tout cela m’attriste bien.

    Dans le cadre de mon service militaire, j’ai eu l’occasion de documenter un peu le sujet (surtout côté Serbe). Que d’horreurs ! Et la France, ses politiques, son armée sont loin d’avoir eu une attitude claire. Je me souviens de certains se vantant d’une grande proximité avec Mladic ou expliquant des attitudes pro-serbes.

    Et actuellement il faut supporter à longueur de journée l’argumentaire de l’offense de l’OTAN de politiques et commentateurs. Moins ouvertement qu’avant février, mais à coup de “Oui, mais” “confusionnants”.

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