Republika Srpska : un « précédent kosovar » ?

Depuis plusieurs années déjà, le même argument revient de manière récurrente dans la rhétorique des partis ethniques serbes de Bosnie-Herzégovine ou à Belgrade-même : si les États-Unis et l’Europe reconnaissent le droit à l’indépendance du Kosovo, ils doivent reconnaître ce même droit à la Republika srpska (RS). Cela fait en effet près de 15 ans que Milorad Dodik, l’homme fort de cette entité serbe au sein de la Bosnie-Herzégovine – à ne pas confondre avec l’État voisin, la République de Serbie –, en revendique la sécession (voir notre article à ce sujet ici). L’argument n’a évidemment pas manqué d’être à nouveau évoqué récemment, à l’occasion de la « sécession rampante » engagée par Milorad Dodik, allant de la création d’institutions étatiques parallèles en Republika srpska à l’annonce de la formation d’une force militaire propre à la RS, et ce au détriment de l’État central bosnien. Mais l’argument fait-il vraiment sens ? Pas vraiment, et ce pour trois raisons principales.

Premièrement, « l’Occident » [zapad], désignation généralement donnée dans la région aux États-Unis et à l’Union européenne de manière un peu caricaturale, est loin d’avoir une position commune claire et unifiée concernant le Kosovo. Au sein-même de l’Union européenne, pourtant engagée à travers sa médiation dans le dialogue « Belgrade-Pristina » et sa mission EULEX de promotion de l’État de droit, la question ne fait pas l’unanimité. Ainsi, cinq État-membres – la Slovaquie, Chypre, la Roumanie, la Grèce et l’Espagne –, du fait que couvent en leur sein des « conflits sécessionnistes réels ou supposés » ou de part leurs liens avec la Russie, ne reconnaissent tout simplement pas l’indépendance du Kosovo (Bieber 2015, p. 287). Au sein des Nations Unies, le clivage est encore plus prononcé, et une grande partie des États membres ne reconnaissent pas l’indépendance de la jeune république. Au sein du Conseil de Sécurité, dont l’aval unanime des États-membres est requis, la Chine et la Russie, membres permanents, s’opposent fermement à l’indépendance kosovare, respectivement du fait de la politique « une seule Chine » (One China) vis-à-vis de Taïwan pour la Chine, et du fait de la non-reconnaissance par les pays occidentaux des revendications d’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud pour la Russie (voir Marciacq 2020).

Deuxièmement, la logique selon laquelle une reconnaissance (celle du Kosovo) devrait automatiquement en entraîner une autre (celle de la RS) ne semble devoir s’appliquer que dans un sens, puisque le gouvernement serbe n’a absolument aucune intention de reconnaître le Kosovo, quoi qu’il advienne de la RS. L’arrivée au pouvoir en 2012 du Parti progressiste serbe (SNS) d’Aleksandar Vučić avait initialement généré quelques espoirs : le SNS se présentait alors comme un parti réformiste, pragmatique et surtout résolument engagé en faveur de l’adhésion européenne, dont la « normalisation » des relations avec le Kosovo est un prérequis non-négociable. Mais les choses ont bien changé depuis. La rhétorique du SNS et de ses alliés, initialement perçue comme « modérément nationaliste » (Lazea 2015), a récemment pris un tournant de plus en plus radical. On le perçoit dans la rhétorique émergente d’une (pour l’instant encore vague) « unification politique » des « mondes serbes » (srpski svet), promue  avec ferveur par Aleksandar Vulin, Ministre de l’Intérieur serbe et bras droit du président Vučić. Les négociations avec le Kosovo sont par ailleurs au point mort depuis la catastrophique proposition « d’échanges territoriaux » de 2018; elles ont même connu une inquiétante escalade des démonstrations de force en octobre 2021, avec le déploiement de l’armée serbe à la frontière kosovare et de violentes manifestations de la minorité serbe dans le  nord du pays, où elle est majoritaire.

Troisièmement, et c’est probablement là le point le plus crucial, l’histoire de l’indépendance du Kosovo et celle, éventuelle, de la Republika srpska ne sont pas comparables. En effet, si « l’unicité » du cas kosovar, argument utilisé par la communauté internationale pour éviter d’en faire un précédent international, est discutable (voir Ker-Lindsay 2013), l’indépendance de la jeune république est tout de même motivable par certaines justifications indéniables : la violation systématique des droits humains, que ce soit par le système d’apartheid instauré par Slobodan Milošević dans les années 1990 ou les crimes contre l’humanité perpétrés lors du conflit au tournant du millénaire, empêchent catégoriquement toute « réintégration » du Kosovo à la Serbie. Cette dernière n’avait de toute façon plus aucune emprise institutionnelle sur celui-ci depuis la guerre, notamment du fait de la mise en place d’une administration internationale (Bieber 2015, p. 286). A cela s’ajoute que le Plan Ahtisaari, fondement de la Constitution kosovare actuelle, garantit des droits importants aux minorités, en particulier serbe, sur le territoire kosovar, notamment par la « discrimination positive ». Selon ce principe, 20 des 120 sièges du Parlement kosovar sont réservés aux minorités, dont 10 à la seule minorité serbe, alors que plus de 90 % de la population kosovare s’identifie ethniquement comme albanaise ; s’y ajoute encore un certain nombre de sièges réservés à la minorité serbe au niveau  exécutif (Greiçevci 2011, p. 288, Mavrikos-Adamou 2015, p. 178).

La situation de la Republika srpska est quant à elle bien différente : auto-proclamée en 1992, source initiale du conflit bosnien, la Republika srpska s’est principalement construite sur un projet « d’homogénéisation ethnique » d’un territoire dont la population était jusque là  fortement hétérogène. L’application concrète de ce principe a été réalisée à travers des actes de nettoyage ethnique et de génocide, politiquement promus par le Parlement de Pale (voir Klix.ba 2021). Ensuite, les Accords de Dayton signés en 1995 qui institutionnalisant l’existence de la RS comme entité interne à l’État bosnien ont principalement « gelé » les lignes de conflit ; c’est-à-dire qu’ils ont figé les frontières à l’intérieur desquelles avait été opéré le nettoyage ethnique, malgré le fait que les accords prévoient techniquement le retour des personnes déplacées. Enfin, la RS, dans son projet sécessionniste, se présente avant tout comme un projet d’État ethnique, avec une représentation des minorités quasi inexistante, comme c’est déjà le cas actuellement dans l’entité : non seulement les rares mécanismes de représentation multiethniques au sein de l’entité ont été imposés par les Accords de Dayton ou par des amendements constitutionnels tardifs, en 2002, mais la seule instance y assurant une plus grande représentation des minorités, la Chambre des Peuples, possède des pouvoirs bien plus limités que son pendant dans l’autre entité bosnienne, la Fédération (Bieber & Keil 2009, p. 351, voir The Constitution of Republika Srpska).

Les arguments prétendument logiques avancés par Milorad Dodik et les autres avocats de la sécession de la RS n’y font donc rien : le Kosovo et la Republika srpska ne sont pas des cas similaires. Bien heureusement, malgré une minorité de soutiens non-négligeables à l’instar de la Hongrie de Viktor Orban et, quoique d’une manière plus ambiguë, de la Russie de Vladimir Putin, on ne trouve pratiquement aucun État pour qui reconnaisse la légitimité du projet sécessionniste de Dodik. La réponse des démocraties libérales, en revanche, se fait attendre : alors que les États-Unis ont rapidement introduit des sanctions contre le Dodik et ses épigones, l’Allemagne et les Pays-Bas s’en sont pour l’instant tenus à en appeler à l’UE pour faire de même – stratégie mise à mal par le soutien d’Orban à Dodik. A l’inverse, la réaction du Président croate Zoran Milanović, rencontrant Dodik au plus fort de la crise pour « discuter d’une représentation légitime des trois peuples constitutifs » et s’opposant aux sanctions, ainsi que le louvoiement du Premier Ministre croate Andrej Plenković sur cette question, malgré ces condamnations des « tendances sécessionnistes » en Bosnie-Herzégovine, sont plus inquiétants. Le Président serbe Aleksandar Vučić, quant à lui, s’il a certes vertement condamné ces sanctions qu’il juge malvenues, n’en est pas moins resté évasif sur son soutien au projet sécessionniste, prônant une solution qui vienne d’un « consensus entre les trois peuples constitutifs bosniens » (i.e. Bosniaques, Croates et Serbes, selon la Constitution).

Une réaction franche des démocraties libérales occidentales, et plus particulièrement de l’Union Européenne, est urgemment nécessaire : en effet, à l’instar du projet heureusement avorté « d’échange de territoires » de 2018 entre la Serbie et le Kosovo, l’absence de réaction tout comme la légitimation internationale de l’éventuelle sécession de la RS pourrait avoir des implications d’envergure, au vu de l’effet domino qu’elle pourrait déclencher non seulement à l’échelle  des divers États multiethniques des Balkans occidentaux, mais également à une échelle plus internationale.

Articles cités

BIEBER, Florian (2015), The Serbia-Kosovo Agreements: An EU Success Story?, Review of Central and East European Law, 40, 285-319.

BIEBER, Florian, KEIL, Sören (2009), Power-Sharing Revisited: Lessons Learned in the Balkans?, Review of Central and East European Law, 34, 337-360.

GREIÇEVCI, Labinot (2011), EU Actorness in International Affairs: The Case of EULEX Mission in Kosovo, Perspectives on European Politics and Society, 12(3), 283-303.

KER-LINDSAY, James (2013), Preventing the Emergence of Self-Determination as a Norm of Secession: An Assessment of the Kosovo ‘Unique Case’ Argument, Europe-Asia Studies, 65(5), 837-856.

Klix.ba (2021), Kako izgledaju “transkripti genocida”: Karadžić je naglašavao da se ne kaje zbog Srebrenice, Klix.ba, 1er mars 2021, en ligne : https://www.klix.ba/vijesti/bih/kako-izgledaju-transkripti-genocida-karadzic-je-naglasavao-da-se-ne-kaje-zbog-srebrenice/210228011 (lien consulté le 23 janvier 2022).

LAZEA, Dan D. (2015), Domestic Politics and European Integration in Serbia. The Year 2012 and the Paradox of Moderate Nationalism, Procedia. Social and Behavioral Sciences, 183, 99-104.

MARCIACQ, Florent (2020), Serbia. Looking East, Going West?. In Florian Bieber, Nikolaos Tzifakis (Eds.), The Western Balkans in The World. Linkages and Relations With Non-Western Countries (pp. 61-82), Routledge.

MAVRIKOS-AMADOU, Tina (2015) Leader-dominated Ethnic Parties and Dysfunctional Institutional Design in Bosnia-Herzegovina and Kosovo. In Sören Keil, Valery Perry (Eds.), State-Building and Democratization in Bosnia and Herzegovina, Ashgate.

Bleiburg : la messe est dite ?

Pourriez-vous imaginer l’Allemagne commémorer le massacre de SS, soldats de la Wehrmacht et civils allemands par les Soviétiques en 1945 comme celui de « Martyrs de la nation allemande » ? Plus que provocative ou rhétorique, la question paraît totalement absurde voire aberrante. C’est pourtant l’ambiguïté qui prévaut aux commémorations de Bleiburg, en Autriche, qui ont lieu chaque année en grande pompe et avec le financement de l’État croate depuis près de 30 ans – mais peut-être plus pour longtemps.

Bleiburg, c’est avant tout un lieu de mémoire, c’est-à-dire un toponyme « entre histoire et mémoire », un lieu autour duquel se cristallisent les narratifs mémoriels (Nora 1989). En bref, ce sont des piliers de la « mémoire collective », qui symbolisent un événement sujet à une injonction mémorielle, au « besoin de se remémorer ». Bleiburg, plus grande cérémonie croate de commémoration concernant des événements de la Seconde Guerre mondiale en termes de participants (Pavlaković, Brentin, Pauković 2018, p. 21), commémore les massacres perpétrés par les troupes partisanes de Josip Broz Tito dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale. En effet, alors que les troupes partisanes se rapprochent de Zagreb, les troupes de « l’État indépendant croate » (Nezavisna Država Hrvatska, NDH) – État fantoche sous contrôle nazi – ainsi qu’une partie de la population civile prennent la fuite vers l’Autriche, où elles espèrent trouver refuge auprès des Alliés. Parmi elles se trouvent également des unités militaires serbes, slovènes ou monténégrines, mais surtout beaucoup de membres de l’Ustaša, équivalent croate du NSDAP allemand, mis au pouvoir par Hitler après l’occupation de la Yougoslavie en avril 1941. Arrivées aux alentours du village de Bleiburg, après avoir passé la frontière autrichienne, ces personnes sont néanmoins remises aux mains des Partisans par les troupes alliées. S’ensuivent des massacres de représailles, et tout particulièrement des marches de la mort et des internements en camps à travers la nouvelle Yougoslavie socialiste. Selon les estimations les plus crédibles, les massacres auraient fait 70’000 morts, dont environ 50’000 personnes identifiées comme croates (Kolstø 2010, pp. 1156-1157, Grahek Ravančić 2009, p. 376). Il s’agit aussi bien de membres de l’Ustaša que de simples soldats enrôlés dans l’armée régulière ou de civils fuyant le communisme. Comme le souligne l’historien Ivo Goldstein, l’épisode de Bleiburg est bel et bien à considérer comme un crime de guerre et un crime contre l’humanité (Goldstein 2017, p. 106).

Occupation et division du Royaume de Yougoslavie par les forces de l’Axe. En brun, l’État indépendant croate (NDH). Source : Wikimedia Commons.

Sans surprise, Bleiburg, les marches de la mort et les exactions des troupes partisanes sont restées un tabou complet sur toute la durée de vie de la  Yougoslavie socialiste. Il y prévaudra, selon les termes de Wolfgang Hoepken, une politique de la mémoire « gelée » au profit de la mémoire officielle, qui vise à promouvoir l’idéologie officielle de « fraternité et unité » (bratstvo-jedinstvo) et à garantir la légitimité du gouvernement titiste (Hoepken 1999). La culture de la mémoire de Bleiburg se développe donc dans l’exil, principalement dans des cercles d’émigrés proches de l’Ustaša voire anciennement membres de celles-ci, qui construisent un narratif où le communisme aurait signé le début d’un « génocide » à l’encontre de la population croate (Tokić 2018, , voir p.ex. Draganović 1955).

Mais avec la mort de Tito en mai 1980 la mémoire officielle yougoslave s’effrite progressivement; et si dans un premier temps la remise en question de la mémoire officielle se fait encore dans le cadre défini par la Ligue des Communiste de Yougoslavie, comme l’a récemment démontré Jovan Byford, les narratifs sont rapidement récupérés par l’idéologie nationaliste serbe qui met l’emphase quasi exclusive sur l’idée de génocide contre le peuple serbe (Sindbaek 2012, Byford 2021).

En Croatie en revanche, c’est l’arrivée au pouvoir de Franjo Tuđman et de la Communauté Démocratique Croate (HDZ) entre 1989 et 1990 qui change la donne (Goldstein 2017, p. 99). Le nouveau président croate est lui-même un historien dissident dont l’ouvrage le plus connu, Les impasses de la réalité historique (Bespuća povijesne zbiljnosti, Zagreb 1989), est généralement considéré comme fondateur du révisionnisme croate. L’ouvrage a notamment été décrié à sa sortie par une partie des historiens pour ses déclarations polémiques et contestables sur les Juifs et leur « co-culpabilité » dans les massacres de la Seconde Guerre mondiale en Croatie – des passages intégralement retirés des traductions subséquentes (Goldstein 2017, pp. 100-101, Goldstein & Goldstein 2002, p. 57). Une fois au pouvoir, Tuđman va appeler à « l’union nationale entre les Partisans et les Oustachis » pour une Croatie indépendante (Pavlaković 2013, p. 895). Ce geste, de même que d’autres déclarations comme l’accréditation de l’Ustaša au motif qu’elle aurait  principalement cherché à réaliser le « rêve millénaire d’un État croate », est considéré par certains historiens comme la réhabilitation de facto de la NDH dirigée par l’Ustaša (Pavlaković 2010, p. 126), qui n’a néanmoins jamais été officiellement réhabilitée (Hoepken 1999, p. 215). Cette ambiguïté permettra que le vide mémoriel entourant Bleiburg soit rempli par les narratifs de la diaspora croate elle-même (Kolstø 2010, p. 1154). Les commémorations de Bleiburg, célébrées dès 1952 dans la clandestinité par cette diaspora, passent alors sous la tutelle de la République croate et prennent le nom de « Jour de Commémoration des Victimes Croates dans la Lutte pour la Liberté et l’Indépendance » (Pavlaković 2010, pp. 135-138).

Ainsi s’ouvre une nouvelle page discursive dans l’historiographie croate, dont la rhétorique est similaire en bien des points à celle du révisionnisme serbe contemporain : les massacres de la Seconde Guerre mondiale sont « dé-sécularisés », selon  les termes de l’historien Vjekoslav Perica (2002, p. 148), l’identité des victimes devient exclusivement nationale, et c’est l’idée de génocide qui devient le « thème cardinal » du discours mémoriel (Sindbaek 2012). Les marches de la mort sont ainsi rebaptisées « Chemins de Croix » (Križni Put), une référence explicite à la souffrance christique, et les victimes deviennent des « martyrs » morts « pour le rêve étatique croate » (Pavlaković 2010, p. 129), tandis que la multiethnicité des victimes est entièrement effacée au profit de l’emphase exclusive sur les victimes croates (Pavlaković 2010, pp. 131-132). Le tout est alors qualifié, selon un texte publié en 2007 par le magazine ecclésiastique croate Narod, comme « le plus sérieux des génocides dans l’histoire de la race humaine » (cité dans Kolstø 2010, p. 1166). Comme le souligne Pål Kolstø, l’introduction du martyr « promeut le massacre de Bleiburg d’un niveau criminel à un niveau apocalyptique » (Kolstø 2010, p. 1169).

C’est ainsi que s’opère non seulement une appropriation mémorielle de l’Holocauste, comme le souligne Jelena Subotić (2019, p. 9), mais, plus encore, une véritable liquidation mémorielle, où l’Holocauste perd toute sa dimension de judéocide. Car en effet, le révisionnisme croate fait de Bleiburg un « contre-toponyme » à celui « concurrent » de Jasenovac (Benčić & Odak 2016, p. 811), qui fut le seul camp de travail et d’extermination du Troisième Reich opéré par des autochtones, en l’occurrence membres de l’Ustaša, devenu symbole de l’Holocauste dans la région (Goldstein 2018). Ainsi, là où le nombre de victimes de Bleiburg et des marches de la mort est constamment augmenté pour atteindre selon les affirmations les plus improbables et les moins étayées un demi-million de victimes, toutes croates (Kolstø 2010, p. 1156), celui des victimes du camps croate de Jasenovac, principalement serbes, juives et roms, et plus généralement le nombre des victimes de l’Holocauste en NDH est constamment réduit (McDonald 2002, pp. 160-182). Plus encore, l’Ustaša – fusionnée pour l’occasion avec « la nation croate » – est complètement dissociée d’une quelconque participation à l’Holocauste, dont la responsabilité est imputée aux seuls allemands (Subotić 2019, p. 26). Comme l’a souligné Pål Kolstø, le martyr enduré à Bleiburg prend une dimension expiatoire, qui absout la nation des crimes perpétrés (Kolstø 2010, p. 1154, Tokić 2018, p. 83). Certains auteurs, tels que Franjo Tuđman lui-même, parleront même à propos de Jasenovac de « mythe » voire de « mystification » dont le but serait de discréditer la « nation croate » toute entière (voir par exemple Tuđman 1990, p. 72 ou Mrkoci & Horvat 2008 pp. 17-18). Reste cependant à noter que Tuđman lui-même a critiqué dans ses écrits l’existence d’un « mythe » de Bleiburg et une exagération du nombre de victimes (Grahek Ravančić 2008, p. 851) et n’a jamais assisté en personne aux commémorations de Bleiburg (Kolstø 2010, p. 1165).

Procession religieuse à Bleiburg. Source : Balkan Insight/EPA-EFE/ALEX HALADA.

La « dé-sécularisation » de la commémoration de Bleiburg doit beaucoup à sa récupération progressive par l’Église Catholique croate, qui a bâti sur celle-ci une véritable « martyrologie » (Kolstø 2010, p. 1166). En effet, des membres de celle-ci ont participé à l’événement dès les premières commémorations clandestines des années 1950 ; puis l’Église elle-même le prend en mains  à partir des  années 1990, grâce à « l’officialisation » induite par le financement de l’État croate, pour le transformer en messe de grande affluence, à laquelle participent les plus hauts dignitaires ecclésiastiques croates. En 2007 par exemple, c’est l’Archevêque de Zagreb en personne qui mène la cérémonie (Kolstø 2010, p. 1167). Dans la rhétorique d’une célébration des « martyrs de la nation croate », la différence entre les simples civils et les dignitaires de l’Ustaša – qui ont mené une politique génocidaire acharnée contre les Serbes, Juifs et Roms (Dulić 2006) – devient pour le moins confuse (Pavlaković 2010, p. 129). Comme le souligne l’historien Vjeran Pavlaković, ce sont principalement des groupes extra-académiques comme l’Église Catholique croate, la Garde Honorifique de Bleiburg, association organisatrice de l’événement, ou encore des politiciens croates qui ont construit le narratif entourant Bleiburg, laissant dans les marges du discours les historiens – et en particulier ceux qui remettent ce narratif en question (Pavlaković 2010, p. 127). Ainsi, si l’on n’en est aujourd’hui plus aux discours promouvant l’idée d’une « Grande Croatie » comme ce fut le cas dans les années 1990 (Pavlaković 2010, p. 136), la très forte présence de symboles oustachis parmi les participants continue de faire chaque année de la commémoration un sujet de scandale (Pavlaković, Brentin, Pauković 2018, pp. 25-28). Par ailleurs, comme l’a récemment souligné une étude sur les discours prononcés à Bleiburg depuis 2014, l’Ustaša et la NDH n’ont jamais été condamnées en elles-mêmes à la cérémonie, contrairement au communisme (Pavlaković, Brentin, Pauković 2018, p. 14).

Mais pour l’Autriche, où se déroule la cérémonie, la coupe semble être pleine, et la tenue de la commémoration et de la messe de Bleiburg est désormais mise sur la sellette. Depuis quelques années, les oppositions se sont amassées contre la tenue de l’événement. L’Église Catholique autrichienne elle-même a voulu l’interdire en 2019, amenant à une intervention des autorités croates pour maintenir la cérémonie (Balkan Insight 2020a). La même année, le Ministère de l’Intérieur autrichien tentait par ailleurs d’interdire les symboles oustachis de la commémoration (Balkan Insight 2020b). Enfin, en mai 2020, alors que l’événement était annulé du fait de la pandémie de coronavirus, les groupes verts, socialistes, libéraux et conservateurs au Parlement autrichien ont exprimé via une résolution non-contraignante leur opposition à la tenue de l’événement – une prise de position par ailleurs saluée par le Congrès Juif Mondial, qui soulignait la problématique de la « glorification de “héros” du mouvement pro-Nazi [de l’Ustaša] » (Balkan Insight 2020c, Balkan Transitional Justice 2020). Mais des mesures plus déterminantes semblent aujourd’hui finalement s’annoncer : un rapport d’experts sur la question rendu au Ministère de l’Intérieur autrichien en novembre 2021 a clairement appelé celui-ci à interdire la commémoration à cause de l’affichage de symboles nazis et le fait que « le but de l’événement est la commémoration d’un régime fasciste », pratiques prohibées par l’article 9 du Traité d’État autrichien signé en 1955 (Bericht der ExpertInnengruppe « Bleiburg » 2021, p. 103). Avec la très récente accession au poste de Chancelier du Ministre de l’Intérieur Karl Nehmanner à qui ce rapport était destiné, et qui a lui-même affirmé avec force qu’en Autriche « il n’y a pas de place pour la glorification d’un régime terroriste », des mesures effectives semblent ainsi à bout touchant (Jutarnji List, 2021).

Exemple de symboles de l’Ustaša présents à la commémoration. Source : https://www.parlament.gv.at/PAKT/VHG/XXVII/A/A_00604/fnameorig_800296.html

La messe est-elle donc dite pour les  célébrations à Bleiburg ? Peut-être pas : comme l’ont souligné les journalistes Danijel Majić et Krsto Lazarević dans un récent épisode de leur podcast Ballaballa-Balkan, le rapport laisse la porte ouverte à une reprise des commémorations si les signes et la rhétorique incriminés en étaient interdits. Si une telle mesure de la part des organisateurs n’est pas impossible, elle restera très difficile à mettre efficacement en place, au vu de l’importante présence de ces symboles à la commémoration. Par ailleurs, il ne fait pas de doute qu’en cas d’interdiction de commémorer, l’événement sera tout simplement « rapatrié ». En 2020, la cérémonie ainsi à été déplacée à Sarajevo, provoquant d’importantes manifestations, puis dans l’Église des Martyrs croates du village croate d’Udbina en 2021. C’est désormais cette seconde location qui est pressentie pour accueillir l’événement si besoin (tportal.hr 2021). Reste de ce débat qu’il semble malheureusement plus important pour certains de préserver les symboles inacceptables d’un régime génocidaire affilié au Troisième Reich plutôt que d’abandonner ceux-ci au profit du recueil et de la commémoration légitimes des victimes innocentes des massacres perpétrés par les Partisans.

Ainsi, non seulement il est à attendre que la commémoration continue sous une forme ou une autre, et probablement avec les mêmes polémiques, mais surtout il est clair que la sur-saillance des questions de mémoire collective dans la sphère publique, débats qui aujourd’hui encore phagocytent très souvent les questions politiques plus concrètes, ne sera que peu altérée par la décision finale du gouvernement autrichien.

Ouvrages révisionnistes cités:

DRAGANOVIĆ, Krunoslav (1955), The Biological Extermination of Croats in Tito’s Yugoslavia. In BONIFAČIĆ, Antun F., MIHANOVICH, Clement (Eds.), The Croatian Nation. In Its Struggle for Freedom and Independence. A Symposium by Seventeen Croatian Writers, Chicago « Croatia » Cultural Publishing Center, pp.293-308.

MRKOCI, Vladimir et HORVAT, Vladimir (2008), Ogoljena laž logora Jasenovac , Naklada E.Čić.

TUĐMAN, Franjo (1990), Bespuća povijesne zbiljnosti. Rasprava o povijesti i filozofiji zlosilja, Nakladni Zavod Matice Hrvatske.

Articles de journaux

HINA (tportal.hr 2021), Sabor bi komemoraciju iz Bleiburga preselio u Udbinu, tportal.hr, 25 novembre 2021, en ligne :    https://www.tportal.hr/vijesti/clanak/sabor-bi-komemoraciju-iz-bleiburga-preselio-u-udbinu-20211125/print (Lien consulté le 10 novembre 2021).

MILEKIĆ, Sven (Balkan Insight 2020a), Croatia has Tarnished its Image Over the Bleiburg Mass, Balkan Insight, 25 juin 2020, en ligne :     https://balkaninsight.com/2020/06/25/croatia-has-tarnished-its-image-over-the-bleiburg-mass/ (Lien consulté le 10 novembre 2021).

PAVIĆ, Snježana (Jutarnji List 2021), Austrija će tražiti uklanjanje spomen obilježja na Bleiburgu: ‘Veliča se fašistička država NDH‘, Jutarnji List, 24 novembre 2021, en ligne :    https://www.jutarnji.hr/vijesti/hrvatska/austrija-ce-traziti-uklanjanje-spomen-obiljezja-na-bleiburgu-velica-se-fasisticka-drzava-ndh-15124154 (Lien consulté le 10 novembre 2021).

RUDIĆ, Filip (Balkan Insight 2020b), Austria Bans Two Croatian Ustasa Symbols, Balkan Insight, 13 février 2019, en ligne :     https://balkaninsight.com/2019/02/13/austria-bans-two-croatian-ustasa-symbols/ (Lien consulté le 10 novembre 2021).

VLADISAVLJEVIĆ, Ana (Balkan Insight 2020c), Austrian MPs Vow to Ban Croats’ ‘Ultranationalist’ Bleiburg Events, Balkan Insight, 22 juin 2020, en ligne :     https://balkaninsight.com/2020/06/22/austrian-mps-vow-to-ban-croats-ultranationalist-bleiburg-events/ (Lien consulté le 10 novembre 2021).

VLADISAVLJEVIĆ, Ana (Balkan Transitional Justice 2020), Jewish Congress Hails Austrian Move to Ban WWII Bleiburg Event, Balkan Transitional Justice, 2 juin 2020, en ligne :     https://balkaninsight.com/2020/06/02/jewish-congress-hails-austrian-move-to-ban-wwii-bleiburg-event/ (Lien consulté le 10 novembre 2021).

Articles et ouvrages scientifiques cités:

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Zrenjanin, ce qu’il en coûte de dépendre de la Chine

L’affaire a commencé début novembre, avec un rapport du Centre d’analyse et d’enquête de Voïvodine (VOICE), suivie d’un reportage de la chaîne d’informations N1, qui révélaient les conditions de vie inhumaines de plus de 500 travailleurs détachés vietnamiens et chinois de l’entreprise Linglong à Zrenjanin, dans la province autonome de Voïvodine en Serbie : pas de chauffage ni d’eau chaude, peu voire pas d’électricité, une vie au milieu des déchets et des rats, dans des infrastructures totalement insalubres (VOICE 06.11.2021, N1 12.11.2021)

C’est avec le communiqué commun de deux ONG locales luttant contre le trafic d’êtres humains, A11 et ASTRA, que l’affaire prend de l’ampleur : en plus des conditions de vie précitées s’ajoute encore (entre autres) la rétention des passeports par l’employeur jusqu’au jour de la visite des ONG, l’annulation de la paye d’un mois complet en cas d’absence un seul jour de travail sur les 26 exigés mensuellement, la déduction du matériel de travail du salaire des employés ou encore le déplacement en secret des employés vers une nouvelle location (A11 17.11.2021). Bref, les deux ONG, pour qui la question du trafic d’êtres humains et de l’exploitation au travail se pose clairement, en appellent alors aux institutions serbes compétentes. Relayées par de nombreuses figures politiques internationales à l’instar d’un groupe d’eurodéputés sociaux-démocrates, verts et libéraux menés par l’eurodéputée verte et Rapporteuse au Parlement européen pour le Kosovo Viola von Cramon (Euractiv 22.11.2021), ces dénonciations ne pouvaient plus être ignorées par les autorités serbes.

Logement de travailleurs détachés de Linglong à Zrenjanin. Source : N1 Srbija.

Dès lors que des acteurs internationaux les interpellaient, les réactions des acteurs et actrices politiques serbes qui avaient jusque-là tardé ne se sont donc plus faites attendre. Une première stratégie, déployée par la Première Ministre Ana Brnabić et le Président Aleksandar Vučić, a tout d’abord été de relativiser les conditions de vie rapportées par les ONG et médias indépendants (Politika 18.11.21, Danas 19.11.2021). Une seconde stratégie, a été de contre-attaquer : c’est l’approche pour laquelle a opté le Ministre des Affaires Étrangères Nikola Selaković, qui a vilipendé les déclarations « anti-serbes et anti-chinoises » (sic) de Viola von Cramon (personnellement citée) sur le compte Twitter officiel de son Ministère (voir ici), tandis que la Première Ministre elle-même déclarait sans sourciller que « dans tout ce qui peut nuire à la Serbie, vous trouverez Viola von Crammon » (Politika 18.11.21). Néanmoins, malgré ces réactions véhémentes et le suivi en continu du dossier par les derniers rares journaux indépendants tels Danas ou Nova.rs, les principaux médias du pays et les tabloïds à grande circulation proches du gouvernement (Informer, Kurir, Alo) n’ont tout simplement fait aucune mention de l’affaire. Bref, circulez y’a rien à voir.

Zrenjanin n’est pourtant pas un cas isolé en Serbie. Un reportage du média indépendant Balkan Insight dévoilait déjà en janvier 2021 des conditions de travail tout aussi inhumaines que celles de Linglong Zrenjanin dans une autre ville serbe, Bor (Balkan Insight 26.01.2021). Comme l’explique Saša Dragoljo, auteur de ladite enquête, cette situation fait suite à l’adoption en septembre 2018 de la Loi de confirmation de l’accord sur la sécurité sociale entre les gouvernements chinois et serbes. Selon celle-ci, le Code du travail serbe est suspendu pour les travailleurs détachés chinois travaillant en Serbie, qui sont alors soumis pour une période de deux ans au code du travail chinois (voir Art. 7) – un cas inquiétant d’extraterritorialité, au vu des « largesses » permises par la législation du travail chinoise.

Comment expliquer un auto-sabotage aussi grave de la souveraineté serbe en matière de droit du travail ? La réaction précitée de Vučić sur la situation de Linglong n’est pas sans intérêt : tout en reconnaissant vaguement certains abus, il ajoute sans transition qu’il ne « faut pas détruire les investissements chinois dans la région », citant notamment le cas de Smederevo (Danas 19.11.2021). Smederevo, c’est l’emblème des nouvelles relations engagées entre la Chine et la Serbie depuis 2013 : aciérie en faillite depuis le début du millénaire, c’est le groupe chinois Helsteel qui l’acquiert en 2016, sous des airs de sauveur, faisant ainsi la première acquisition d’une usine en Serbie par la Chine (investissement direct à l’étranger dit « Brownfield ») et redorant l’image de la nouvelle puissance montante dans le pays (Prelec 2020b p. 12).

Le complexe de Smederevo. Source : WikiCommons

Smederevo, loin d’être un cas anecdotique, est le symbole de l’actuelle tentative de réorientation politique et économique de la Serbie vers la Chine. En effet, bien qu’elle dépende encore indéniablement de l’Union européenne et de ses États-membres en ce qui concerne les flux de capitaux et aides économiques, la Serbie est l’économie des Balkans qui s’est le plus tournée vers la Chine au cours des dernières dernières années (Bonomi & Uvalić 2020). Si, par son financement d’importants projets d’infrastructures, la Chine représente une claire opportunité pour les pays de la région (Vangeli 2020, Bonomi & Uvalić 2020), il faut garder à l’esprit l’aspect corrosif des capitaux investis, pour reprendre la formulation de la politologue Tena Prelec (2020) : l’allocation des fonds est souvent opaque, nourrissant les cercles de corruption et de clientélisme domestiques, en contrepartie d’une certaine cécité des autorités face aux abus dans les entreprises chinoises, comme dans les cas de Zrenjanin et de Bor. La Chine construit par ailleurs son attractivité en se présentant comme un acteur prêt à soutenir économiquement la région sans exigence de démocratisation, et en fournissant des fonds souvent plus rapidement disponibles que ceux de l’Union européenne, « ralentis » par tout le processus de vérification de leur allocation et utilisation (Vuksanović 2019, p. 27). La nouvelle puissance montante représente donc une opportunité à plusieurs niveaux pour les politiciens de la région, qui coopèrent avec la Chine aussi bien par utilitarisme économique que par opportunisme politique.

Car la portée de ce tournant ne se limite pas à la sphère économique : comme l’a montré la diplomatie du vaccin déployée dès janvier 2021 (voir notre article à ce sujet ici), le tournant pro-chinois du régime d’Aleksandar Vučić s’est également ressenti dans la rhétorique du gouvernement serbe. Si celui-ci n’a pas abandonné son discours pro-européen dans la communication continue sur les réseaux officiels, d’une visibilité restreinte, il a en revanche créé et utilisé des moments de grande saillance médiatique pour mettre en avant l’aide chinoise – au détriment d’un autre allié de longue date de la Serbie : la Russie (Vuksanović 2020). On se rappellera ainsi des images de Vučić embrassant le drapeau chinois en mars 2020 ou de ses déclarations qu’il « n’y a pas de solidarité européenne » et que la Serbie ne pouvait désormais plus compter que sur l’aide chinoise (The Guardian 13.04.2021).

Cette campagne de communication a fait  son effet sur l’opinion publique. En mars 2020, un sondage estimait que près de 40 % des serbes considéraient la Chine comme le principal soutien international de la Serbie, et non l’Union européenne (RFE/RL 09.06.2020). Un sondage similaire publié par le Belgrade Center for Security Policy en octobre 2020 estimait que 75 % des sondés considéraient que c’est la Chine qui avait le plus aidé la Serbie dans la crise pandémique – une opinion pourtant démentie par les chiffres, selon les auteurs de l’enquête (Bjeloš et alii 2020).

Le Président Aleksandar Vučić embrasse un drapeau chinois en mars 2020.
Source : Informer.rs

Comment comprendre ce tournant économique et politique ? L’effet de l’influence d’acteurs autoritaires sur des démocraties dites « non-consolidées » et de régimes « hybrides » à l’instar de la Serbie (Freedom House 2021) a été au centre de l’attention de nombreuses recherches depuis la fin de la Guerre Froide (Levitsky & Way 2010, Tolstrup 2014, Walker & Ludwig 2017). La conclusion est généralement la même : des liens forts avec une puissance autoritaire comme la Chine ou la Russie tendent à favoriser le développement de régimes à tendances autoritaires, quand ce ne sont pas les élites politiques locales elles-mêmes qui cherchent à promouvoir les « valeurs » de ces régimes à leur propre avantage (Tolstrup 2014). C’est là exactement le jeu que joue Aleksandar Vučić, dont le tournant autoritaire a été déjà largement souligné sous tous ses angles par la communauté scientifique (voir Bieber 2020).

Car présenter la Chine comme un modèle de développement économique et d’efficience, c’est en promouvoir chez soi le régime politique. Au-delà, des exemples de Zrenjanin et Bor, d’autres projets ont créé la controverse, à l’instar de « Safe City », pour lequel le géant chinois Huawei a obtenu un contrat visant au déploiement – momentanément ralenti par l’opposition citoyenne – de caméras de surveillance, capables de reconnaissance faciale ou d’identification de plaques d’immatriculation, dans toute la ville de Belgrade (Euronews 09.07.2021).

Ainsi, Zrenjanin, Bor ou Safe City ne sont peut-être que les prémices d’un changement en profondeur entamé par le régime d’Aleksandar Vučić, une réorientation vers des soutiens autoritaires qui a déjà aujourd’hui un effet corrosif sur l’État de droit en Serbie. Si éviter un aggravement de ce délitement démocratique n’est pas possible sans la mobilisation de la société civile, il est crucial que celle-ci soit clairement épaulée par les acteurs pro-démocratiques internationaux, à commencer par l’Union européenne, qui ne peut se permettre de voir un pays candidat s’éloigner autant des valeurs centrales de l’Union. Mais la réponse de l’UE, si elle doit être ferme, doit également être rapide, tant que l’opinion publique serbe soutient encore le processus d’adhésion – car, avec le dépérissement des perspectives d’adhésion, ce soutien s’amenuise d’année en années pour se reporter sur des acteurs comme la Chine. Une telle réponse demande néanmoins une position claire et critique de la part du Parti Populaire Européen (PPE) vis-à-vis du Parti Progressiste Serbe (SNS) d’Aleksandar Vučić qui lui est affilié : car la politique de silence obstiné du PPE qui prévaut à ce jour face à la lente mais certaine érosion démocratique en Serbie risque de créer un précédent qui coûtera cher au futur du projet européen.

Sources :

       1. Articles de journaux cités

A11 (17.11.2021), Request for the urgent reaction of the competent institutions in case of potential human trafficking for the purpose of labor exploitation of workers from Vietnam engaged in the company Linglong, A11 – Initiative for economic and social rights, 17 novembre 2021, en ligne :    https://www.a11initiative.org/en/request-for-the-urgent-reaction-of-the-competent-institutions-in-case-of-potential-human-trafficking-for-the-purpose-of-labor-exploitation-of-workers-from-vietnam-engaged-in-the-company-linglong/ (lien consulté le 22 novembre 2021).

COELHO, C. (09.06.2020), Who Gives the Most Aid to Serbia?, Radio Free Europe / Radio Liberty, 9 juin 2020, en ligne :    https://www.rferl.org/a/who-gives-the-most-aid-to-serbia-/30660859.html (lien consulté le 22 novembre 2021).

Danas.rs (19.112021), Vučić: Ne razumem medijsko-političku kampanju protiv Linglonga, Danas, 19 novembre 2021, en ligne :    https://www.danas.rs/vesti/ekonomija/vucic-ne-razumem-medijsko-politicku-kampanju-protiv-linglonga/ (lien consulté le 22 novembre 2021).

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WALKER, Shaun (2020), Coronavirus diplomacy: how Russia, China and EU vie to win over Serbia, The Guardian, 13 avril 2020, en ligne :    https://www.theguardian.com/world/2020/apr/13/coronavirus-diplomacy-how-russia-china-and-eu-vie-to-win-over-serbia (last accessed on November 10th, 2021).

       2. Études citées

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La stratégie sécessionniste – encore une fois

La Bosnie-Herzégovine est-elle au bord de la guerre civile ? C’est ce que la lecture des nombreux portails d’informations de la région peut laisser à penser. Chaque jour, de nouvelles brèves sont publiées avec des déclarations alarmantes de Milorad Dodik, membre serbe de la Présidence tripartite fédérale bosnienne, qui menace désormais de retirer l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine, la Republika Srpska (RS), des institutions fédérales du pays, de former une armée propre à la RS, et, in fine, de faire purement et simplement sécession de l’État fédéral.

Carte de la Bosnie-Herzégovine. En rouge, l’entité Republika Srpska (RS). (Source : Wikipedia)

Mais si la validité ou la faisabilité de la majorité des déclarations de Dodik semble douteuse à de nombreux égards (BIRN 2021), le fond de la question n’est pas là.

La situation est en réalité comparable à la récente escalation à la frontière serbo-kosovare : la révocation des plaques d’immatriculation à l’origine de celle-ci précédait de quelques semaines seulement les élections locales kosovares où le parti gouvernemental Vetëvendosje se trouvait en difficulté (Courrier des Balkans 2021), et précédait également de quelques mois les élections présidentielles ainsi que potentiellement parlementaires en Serbie, où le Président Aleksandar Vučić espère étendre et confirmer son emprise sur le pays (Danas 2021).

En Bosnie-Herzégovine, des élections générales sont en effet prévues pour 2022, malgré des difficultés à trouver un accord pour la révision de la loi électorale – et Milorad Dodik n’a, depuis sa seconde accession au pouvoir en 2006, jamais été dans une position aussi difficile. Son parti, l’Alliance des sociaux-démocrates indépendants (SNSD), perd son électorat élection après élection, et ses résultats aux élections locales de 2020 n’annoncent pour lui rien de bon pour 2022 : si le parti s’est maintenu et a même progressé dans les régions rurales, il a perdu plusieurs de ses bastions historiques et en particulier Banja Luka, capitale politique de l’entité, dont le maire est désormais la figure montante de l’opposition serbe, Draško Stanivuković (Danas 2020, Balkan Insight 2020). Les partis de ladite opposition ont par ailleurs engagé des discussions pour une alliance commune contre le SNSD, y compris avec d’autres partis bosniens au niveau de l’État fédéral, bien que la coalition s’annonce d’emblée compliquée (Klix.ba 2021a).

Mais ce n’est pas la première fois que Dodik abuse de la rhétorique sécessionniste, loin, très loin de là – c’est là le fer de lance de la stratégie politique de celui-ci depuis plus de 15 ans (Toal 2013). Comme l’a souligné le politologue Florian Bieber dans un ouvrage récent sur la montée de l’autoritarisme dans les Balkans occidentaux, les politiciens de la région, Dodik en tête, ont fréquemment généré ou instrumentalisé des crises pour « suspendre » le cours normal de la politique en leur faveur et se maintenir ainsi au pouvoir (Bieber 2020, p. 92). Ironiquement, comme nous l’avons souligné ailleurs (voir ici), ces crises profitent parfois également à des acteurs a priori rivaux, mais qui bénéficient également du système ethnocratique dont les crises garantissent la pérennité.

Une réelle sécession de la RS est ainsi pour le moment plutôt douteuse : celle-ci ne fait de loin pas l’unanimité au sein des élites politiques nationalistes de l’entité (Oslobođenje 2021), encore moins au sein des forces armées que Dodik prétend mobiliser en soutien, comme une lettre anonyme publiée par l’opposition serbe semblerait indiquer (Klix.ba 2021b).

Les conséquences d’une telle sécession seraient par ailleurs tout simplement catastrophiques pour la Republika Srpska nouvellement indépendante ou pour la Serbie à laquelle elle se serait rattachée : l’actuelle entité, qui est déjà l’une des régions les plus pauvres des Balkans occidentaux, risquerait alors d’importantes sanctions internationales, l’aide et les investissements européens restant à ce jour les principaux capitaux entrant (Uvalić 2019). Outre sa très probable transformation en périphérie négligée en cas de rattachement à la Serbie ou la douteuse viabilité de son territoire éclaté en cas d’indépendance (voire carte), la RS n’aurait alors comme principal –voire seul allié– que la Russie de Vladimir Poutine – une force politique qui, malgré les peurs qu’elle suscite et bien qu’elle sache jouer sa « main » stratégiquement, reste un acteur aux atouts faibles, tout particulièrement au niveau économique (Bechev 2017 & 2020).

Il ne faut néanmoins pas s’y tromper : c’est bien une (nouvelle) crise politique majeure qui se déroule en ce moment en Bosnie-Herzégovine, ne serait-ce que pour le fait que Milorad Dodik soit allé jusqu’à demander au Ministre des Affaires étrangères russe Sergeï Lavrov si son pays soutiendrait militairement la sécession de l’entité serbe (Istraga.ba 2021). En parallèle, le boycott des institutions par la majorité des membres de la classe politique serbe, pour des raisons tierces, reste d’actualité, contribue aux tensions, et continue de paralyser un État qui fonctionne à peine au quotidien (Balkan Insight 2021a). Enfin, comme lors de l’escalade à la frontière kosovare, il y a un réel risque d’une escalade des tensions inter-ethniques au sein-même de la population bosnienne : au Kosovo, une descente de police quelques jours à peine après le retrait des troupes de la frontière serbe a ainsi provoqué un regain brutal des tensions dans la jeune république (Balkan Insight 2021b).

Mais malgré ce clair danger, il ne faut malgré tout pas perdre de vue un point essentiel : dans l’escalade politique en cours, ce n’est pas le bien-être des citoyens de l’entité serbe que Milorad Dodik a devant les yeux, mais bien sa seule survie politique.

Sources :

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« SDA i SNSD iako su osvojili najviše glasova najveći gubitnici izbora, izgubili Sarajevo i Banjaluku », Danas, 16 novembre 2020, en ligne : https://www.danas.rs/svet/sda-i-snsd-iako-su-osvojili-najvise-glasova-najveci-gubitnici-izbora-izgubili-sarajevo-i-banjaluku/ (consulté le 18 octobre 2021).

« Šarović: Nećemo podržati Dodikove najave o povlačenju OS BiH i SIPA-e, njegova politika je najveća opasnost za RS », Oslobođenje, 17 octobre 2021, en ligne : https://www.oslobodjenje.ba/vijesti/bih/sarovic-necemo-podrzati-dodikove-najave-o-povlacenju-os-bih-i-sipa-u-njegova-politika-je-najveca-opasnost-za-rs-699692 (consulté le 18 octobre 2021).

TOAL, Gerard, « “Republika Srpska will have a referendum”: The rhetorical politics of Milorad Dodik », Democracy and Security in Southeastern Europe, Vol.12-13, pp. 7-33.

« Vukanović objavio pismo srpskog oficira u Oružanim snagama BiH: Nećemo srljati za Dodikom », Klix.ba, 17 octobre 2021 (2021b), en ligne : https://www.klix.ba/vijesti/bih/vukanovic-objavio-pismo-srpskog-oficira-u-oruzanim-snagama-bih-necemo-srljati-za-dodikom/211017073 (consulté le 18 octobre 2021).

UVALIĆ, Milica, « Economic Integration of the Western Balkans into the European Union: The Role of EU Policies », in DŽANKIĆ, Jelena, KIEL, Soeren & KMEZIĆ, Marko Kmežić (Eds.), The Europeanization of the Western Balkans. A Failure of EU Conditionality,  [s. lieu] : Palgrave McMillan, pp. 207-235.

Le dépérissement de la conditionnalité européenne

Ja neću u Evropu, nek’ ona dođe nama.

Je ne veux pas de l’Europe, qu’elle vienne à nous.

Dubioza Kolektiv

 

Après de longues discussions pointillistes sur la phraséologie du document parmi ses États membres (Vijesti 2021), l’Union européenne a publié le 6 octobre dernier sa «  Déclaration de Brdo », position officielle de l’UE concernant le processus d’élargissement concernant les Balkans occidentaux, autrement dit les pays d’ex-Yougoslavie n’ayant pas encore intégré l’Union ainsi que l’Albanie. Ainsi : « L’UE réaffirme son engagement en faveur du processus d’élargissement et de ses décisions à cet égard, sur la base de réformes crédibles menées par les partenaires, d’une conditionnalité équitable et rigoureuse et du principe des mérites propres. »

Le phrasé semble encourageant, mais le cœur n’y est en vérité plus. Car si le jargon est peu ou prou le même depuis la promesse d’accession faite en 2003 au sommet de Thessalonique ou les déclarations successives de Sofia en 2018 et de Zagreb en 2020, la situation est quant à elle désormais tout autre – et l’adhésion, personne n’y croit plus vraiment.

Ce sont tout d’abord les prises de positions décourageantes qui se sont enchaînées ces dernières années. En 2014 déjà, le Président de la Commission européenne de l’époque, Jean-Claude Juncker, avait d’emblée annoncé qu’il n’y aurait pas d’élargissement lors de son mandat (Balkan Insight 2014). Et si la Présidente de la Commission actuelle, Ursula Von der Leyen, se veut pour sa part plus encourageante en affirmant la place des Balkans occidentaux dans l’Union européenne, ce sont cette fois les États membres qui se montrent plus frileux, en particulier les États d’Europe occidentale et du Nord. Exemple mémorable, la tristement célèbre interview de novembre 2019 du Président français Emmanuel Macron, où celui-ci allait jusqu’à qualifier la Bosnie-Herzégovine de « bombe à retardement » islamiste (European Western Balkans 2019).

En plus de ces prises de position publiques, le processus d’adhésion a également été formellement opposé par certains États. Le cas le plus notoire – et de loin le plus absurde – est certainement celui de la nouvellement renommée Macédoine du Nord : bon élève dans l’adoption des réformes nécessaires à l’adhésion, la jeune république s’est retrouvée bloquée coup-sur-coup par la Grèce et la Bulgarie. Dans une Union européenne où l’élargissement demande l’accord unanime des États membres, c’est la Grèce qui a d’abord opposé son véto à l’adhésion macédonienne tout simplement à cause du nom du pays, qui fut alors changé avec les Accords de Prespa en 2018. Cette première opposition à peine réglée, c’est ensuite la Bulgarie qui a opposé son veto, contestant purement et simplement l’existence d’une langue et d’une histoire macédoniennes propres. Et si le Premier Ministre bulgare sortant Boyko Borissov a exprimé au sommet de Brdo sa volonté de mettre un terme à la dispute, il a conditionné celle-ci à sa réélection, alors que celle-ci est des plus incertaines au vu de la situation politique chaotique qui prévaut en Bulgarie (Balkan Insight 2021).

Les blocages grec et bulgare ne sont que de nouveaux exemples de l’usage arbitraire et abusif du droit de véto que peuvent faire les États membres dans la poursuite de leurs intérêts propres. Elle est donc bien loin la « conditionnalité équitable et rigoureuse » dont se prévaut l’UE dans la déclaration de Brdo.

Aux yeux d’États qui ont énormément sacrifié, tout particulièrement du point de vue économique, pour pouvoir espérer adhérer à l’Union européenne, l’effet de cette réticence non-dissimulée a été aussi simple que néfaste : ceux-ci se tournent tout simplement de plus en plus vers d’autres soutiens.

Ainsi, en particulier depuis la deuxième moitié de la décennie passée, l’influence européenne s’est progressivement vue supplantée par celles d’acteurs autocratiques et autoritaires tels que la Russie, la Turquie ou, plus récemment, la Chine (Bieber & Tzifakis 2020). Une donnée rend particulièrement bien compte du changement de paradigme : en 2020, c’est la Chine et non l’ensemble des pays de l’Union européenne qui est le principal investisseur étranger au Monténégro (Balkan Insight 2020). Autre exemple marquant : c’est vers la Chine et la Russie que s’est avant tout tourné Aleksandar Vučić pour l’approvisionnement en vaccin de son pays, n’hésitant pas à critiquer vertement et ouvertement l’Union européenne pour son retard en la matière (voir ici). L’influence de ces régimes autoritaires ne concerne donc pas seulement les investissements « corrosifs » pour les standards démocratiques de ces pays (Prelec 2020, Kovačević 2020), mais également des influences culturelles, comme c’est le cas avec les organisations religieuses turques actives dans la région (Erdi Öztürk 2020), ou politiques, comme c’est le cas avec la Russie, que ce soit par son contrôle des ressources et infrastructures énergétiques ou par son ingérence directe dans la politique nationale. (Bechev 2017, 2020)

Mais la présence croissante de ces acteurs autoritaires est avant tout bel et bien le symptôme du dépérissement de l’influence du principe de « conditionnalité » [conditionality] de l’Union européenne. Désormais, certains acteurs locaux dans les Balkans occidentaux à l’instar du Président serbe Aleksandar Vučić n’hésitent plus à jouer l’Union européenne contre ces acteurs autoritaires dans l’espoir d’en tirer le plus grand profit possible (Bieber 2020). Pire encore, des acteurs au sein de la Commission européenne elle-même semblent saboter les valeurs démocratiques attachées au processus d’élargissement : ainsi, comme le révélait le média en ligne Politico, l’ancien représentant hongrois auprès de l’Union européenne pour le gouvernement de Viktor Orbán et actuel Commissaire européen à l’élargissement et à la politique européenne de voisinage Olivér Várhelyi chercherait activement à minimiser le rôle joué par les principes démocratiques et de respect de l’État au sein du principe de conditionnalité en faveur de démocratie de plus en plus illibérales comme Serbie de Vučić, dont Orbán s’est fait le principal allié au sein de l’UE (Politico 2021).

Le principe de conditionnalité a été un vecteur crucial de progrès démocratiques au sein des élites politiques dans les Balkans occidentaux, non seulement dans les processus électoraux mais également dans les institutions judiciaires, et sa décrédibilisation actuelle n’est de loin pas sans lien avec le tournant autoritaire pris par certains acteurs politiques dans la région, aussi bien qu’au sein de l’Union européenne elle-même. Plus que jamais, l’UE doit aujourd’hui offrir des perspectives concrètes aux pays bloqués « en voie d’accession » sans presque aucune avancée concrète depuis près de deux décennies. Cela signifie notamment qu’il est grand temps de renoncer aux phraséologies vagues pour fixer un calendrier concret et s’en tenir à une méthodologie aussi bien claire que fixe, quitte à remettre à l’ordre les États membres qui dresseraient arbitrairement des barrières sans rapport ni avec les buts ni avec les valeurs de l’UE.

Sources :

BECHEV, Dimitar, Rival Power. Russia in Southeast Europe, London : Yale University Press, 2017.

BECHEV, Dimitar, « Russia: Playing a Weak Hand Well », in BIEBER, Florian & TZIFAKIS, Nikolaos (eds.), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, New York : Routledge, 2020, pp. 187-204.

BIEBER, Florian, The Rise of Authoritarianism in The Western Balkans, Cham : Palgrave McMillan, 2020.

BIEBER, Florian & TZIFAKIS, Nikolaos (eds.), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, New York : Routledge, 2020.

EREBARA, Gjergj, « Fatigued EU Downgrades Enlargement Portfolio », Balkan Insight, 11 septembre 2014, en ligne : https://balkaninsight.com/2014/09/11/eu-downgrades-its-enlargement-portfolio-1/ (consulté le 6 octobre 2021).

KAJOŠEVIĆ, Samir, « China Replaces Russia as Largest Investor in Montenegro », Balkan Insight, 20 octobre 2020, en ligne : https://balkaninsight.com/2020/10/20/china-replaces-russia-as-largest-investor-in-montenegro/ (consulté le 6 octobre 2021).

KOVAČEVIĆ, Milica, « Montenegro Must Escape its Dangerous Dependence on “Corrosive Capital” », Balkan Insight, 19 août 2020, en ligne : https://balkaninsight.com/2020/08/19/montenegro-must-escape-its-dangerous-dependence-on-corrosive-capital/ (consulté le 6 octobre 2021).

« Macron criticized for calling Bosnia and Herzegovina a “ticking time-bomb” », European Western Balkans, 9 novembre 2019, en ligne : https://europeanwesternbalkans.com/2019/11/09/macron-criticized-for-calling-bosnia-and-herzegovina-a-ticking-time-bomb/ (consulté le 6 octobre 2021).

ÖZTÜRK, Ahmet Erdi, « The Ambivalence of Turkey’s Soft Power in Southeast Europe », Border Crossing, Vol.10(2), Juillet-Décembre 2020, pp. 111-128.

« “Potvrda privrženosti proširenju”: Članice EU postigle dogovor o tekstu deklaracije pred samit u Sloveniji », Vijesti, 4 octobre 2021, en ligne : https://www.vijesti.me/vijesti/politika/569349/potvrda-privrzenosti-prosirenju-clanice-eu-postigle-dogovor-o-tekstu-deklaracije-pred-samit-u-sloveniji (consulté le 6 octobre 2021).

PRELEC, Tena, « The Vicious Circle of Corrosive Capital, Authoritarian Tendencies and State Capture in the Western Balkans », Journal of Regional Security, Vol.15(2), 2020, pp. 167-198.

WANAT, Zosia & BAYER, Lili, « Olivér Várhelyi: Europe’s under-fire gatekeeper », Politico, 5 octobre 2021, en ligne : https://www.politico.eu/article/oliver-varhelyi-eu-commissioner-enlargement-western-balkans-serbia-human-rights-democracy-rule-of-law/amp/?__twitter_impression=true (consulté le 6 octobre 2021).