L’affaire a commencé début novembre, avec un rapport du Centre d’analyse et d’enquête de Voïvodine (VOICE), suivie d’un reportage de la chaîne d’informations N1, qui révélaient les conditions de vie inhumaines de plus de 500 travailleurs détachés vietnamiens et chinois de l’entreprise Linglong à Zrenjanin, dans la province autonome de Voïvodine en Serbie : pas de chauffage ni d’eau chaude, peu voire pas d’électricité, une vie au milieu des déchets et des rats, dans des infrastructures totalement insalubres (VOICE 06.11.2021, N1 12.11.2021)
C’est avec le communiqué commun de deux ONG locales luttant contre le trafic d’êtres humains, A11 et ASTRA, que l’affaire prend de l’ampleur : en plus des conditions de vie précitées s’ajoute encore (entre autres) la rétention des passeports par l’employeur jusqu’au jour de la visite des ONG, l’annulation de la paye d’un mois complet en cas d’absence un seul jour de travail sur les 26 exigés mensuellement, la déduction du matériel de travail du salaire des employés ou encore le déplacement en secret des employés vers une nouvelle location (A11 17.11.2021). Bref, les deux ONG, pour qui la question du trafic d’êtres humains et de l’exploitation au travail se pose clairement, en appellent alors aux institutions serbes compétentes. Relayées par de nombreuses figures politiques internationales à l’instar d’un groupe d’eurodéputés sociaux-démocrates, verts et libéraux menés par l’eurodéputée verte et Rapporteuse au Parlement européen pour le Kosovo Viola von Cramon (Euractiv 22.11.2021), ces dénonciations ne pouvaient plus être ignorées par les autorités serbes.
Dès lors que des acteurs internationaux les interpellaient, les réactions des acteurs et actrices politiques serbes qui avaient jusque-là tardé ne se sont donc plus faites attendre. Une première stratégie, déployée par la Première Ministre Ana Brnabić et le Président Aleksandar Vučić, a tout d’abord été de relativiser les conditions de vie rapportées par les ONG et médias indépendants (Politika 18.11.21, Danas 19.11.2021). Une seconde stratégie, a été de contre-attaquer : c’est l’approche pour laquelle a opté le Ministre des Affaires Étrangères Nikola Selaković, qui a vilipendé les déclarations « anti-serbes et anti-chinoises » (sic) de Viola von Cramon (personnellement citée) sur le compte Twitter officiel de son Ministère (voir ici), tandis que la Première Ministre elle-même déclarait sans sourciller que « dans tout ce qui peut nuire à la Serbie, vous trouverez Viola von Crammon » (Politika 18.11.21). Néanmoins, malgré ces réactions véhémentes et le suivi en continu du dossier par les derniers rares journaux indépendants tels Danas ou Nova.rs, les principaux médias du pays et les tabloïds à grande circulation proches du gouvernement (Informer, Kurir, Alo) n’ont tout simplement fait aucune mention de l’affaire. Bref, circulez y’a rien à voir.
Zrenjanin n’est pourtant pas un cas isolé en Serbie. Un reportage du média indépendant Balkan Insight dévoilait déjà en janvier 2021 des conditions de travail tout aussi inhumaines que celles de Linglong Zrenjanin dans une autre ville serbe, Bor (Balkan Insight 26.01.2021). Comme l’explique Saša Dragoljo, auteur de ladite enquête, cette situation fait suite à l’adoption en septembre 2018 de la Loi de confirmation de l’accord sur la sécurité sociale entre les gouvernements chinois et serbes. Selon celle-ci, le Code du travail serbe est suspendu pour les travailleurs détachés chinois travaillant en Serbie, qui sont alors soumis pour une période de deux ans au code du travail chinois (voir Art. 7) – un cas inquiétant d’extraterritorialité, au vu des « largesses » permises par la législation du travail chinoise.
Comment expliquer un auto-sabotage aussi grave de la souveraineté serbe en matière de droit du travail ? La réaction précitée de Vučić sur la situation de Linglong n’est pas sans intérêt : tout en reconnaissant vaguement certains abus, il ajoute sans transition qu’il ne « faut pas détruire les investissements chinois dans la région », citant notamment le cas de Smederevo (Danas 19.11.2021). Smederevo, c’est l’emblème des nouvelles relations engagées entre la Chine et la Serbie depuis 2013 : aciérie en faillite depuis le début du millénaire, c’est le groupe chinois Helsteel qui l’acquiert en 2016, sous des airs de sauveur, faisant ainsi la première acquisition d’une usine en Serbie par la Chine (investissement direct à l’étranger dit « Brownfield ») et redorant l’image de la nouvelle puissance montante dans le pays (Prelec 2020b p. 12).
Smederevo, loin d’être un cas anecdotique, est le symbole de l’actuelle tentative de réorientation politique et économique de la Serbie vers la Chine. En effet, bien qu’elle dépende encore indéniablement de l’Union européenne et de ses États-membres en ce qui concerne les flux de capitaux et aides économiques, la Serbie est l’économie des Balkans qui s’est le plus tournée vers la Chine au cours des dernières dernières années (Bonomi & Uvalić 2020). Si, par son financement d’importants projets d’infrastructures, la Chine représente une claire opportunité pour les pays de la région (Vangeli 2020, Bonomi & Uvalić 2020), il faut garder à l’esprit l’aspect corrosif des capitaux investis, pour reprendre la formulation de la politologue Tena Prelec (2020) : l’allocation des fonds est souvent opaque, nourrissant les cercles de corruption et de clientélisme domestiques, en contrepartie d’une certaine cécité des autorités face aux abus dans les entreprises chinoises, comme dans les cas de Zrenjanin et de Bor. La Chine construit par ailleurs son attractivité en se présentant comme un acteur prêt à soutenir économiquement la région sans exigence de démocratisation, et en fournissant des fonds souvent plus rapidement disponibles que ceux de l’Union européenne, « ralentis » par tout le processus de vérification de leur allocation et utilisation (Vuksanović 2019, p. 27). La nouvelle puissance montante représente donc une opportunité à plusieurs niveaux pour les politiciens de la région, qui coopèrent avec la Chine aussi bien par utilitarisme économique que par opportunisme politique.
Car la portée de ce tournant ne se limite pas à la sphère économique : comme l’a montré la diplomatie du vaccin déployée dès janvier 2021 (voir notre article à ce sujet ici), le tournant pro-chinois du régime d’Aleksandar Vučić s’est également ressenti dans la rhétorique du gouvernement serbe. Si celui-ci n’a pas abandonné son discours pro-européen dans la communication continue sur les réseaux officiels, d’une visibilité restreinte, il a en revanche créé et utilisé des moments de grande saillance médiatique pour mettre en avant l’aide chinoise – au détriment d’un autre allié de longue date de la Serbie : la Russie (Vuksanović 2020). On se rappellera ainsi des images de Vučić embrassant le drapeau chinois en mars 2020 ou de ses déclarations qu’il « n’y a pas de solidarité européenne » et que la Serbie ne pouvait désormais plus compter que sur l’aide chinoise (The Guardian 13.04.2021).
Cette campagne de communication a fait son effet sur l’opinion publique. En mars 2020, un sondage estimait que près de 40 % des serbes considéraient la Chine comme le principal soutien international de la Serbie, et non l’Union européenne (RFE/RL 09.06.2020). Un sondage similaire publié par le Belgrade Center for Security Policy en octobre 2020 estimait que 75 % des sondés considéraient que c’est la Chine qui avait le plus aidé la Serbie dans la crise pandémique – une opinion pourtant démentie par les chiffres, selon les auteurs de l’enquête (Bjeloš et alii 2020).
Comment comprendre ce tournant économique et politique ? L’effet de l’influence d’acteurs autoritaires sur des démocraties dites « non-consolidées » et de régimes « hybrides » à l’instar de la Serbie (Freedom House 2021) a été au centre de l’attention de nombreuses recherches depuis la fin de la Guerre Froide (Levitsky & Way 2010, Tolstrup 2014, Walker & Ludwig 2017). La conclusion est généralement la même : des liens forts avec une puissance autoritaire comme la Chine ou la Russie tendent à favoriser le développement de régimes à tendances autoritaires, quand ce ne sont pas les élites politiques locales elles-mêmes qui cherchent à promouvoir les « valeurs » de ces régimes à leur propre avantage (Tolstrup 2014). C’est là exactement le jeu que joue Aleksandar Vučić, dont le tournant autoritaire a été déjà largement souligné sous tous ses angles par la communauté scientifique (voir Bieber 2020).
Car présenter la Chine comme un modèle de développement économique et d’efficience, c’est en promouvoir chez soi le régime politique. Au-delà, des exemples de Zrenjanin et Bor, d’autres projets ont créé la controverse, à l’instar de « Safe City », pour lequel le géant chinois Huawei a obtenu un contrat visant au déploiement – momentanément ralenti par l’opposition citoyenne – de caméras de surveillance, capables de reconnaissance faciale ou d’identification de plaques d’immatriculation, dans toute la ville de Belgrade (Euronews 09.07.2021).
Ainsi, Zrenjanin, Bor ou Safe City ne sont peut-être que les prémices d’un changement en profondeur entamé par le régime d’Aleksandar Vučić, une réorientation vers des soutiens autoritaires qui a déjà aujourd’hui un effet corrosif sur l’État de droit en Serbie. Si éviter un aggravement de ce délitement démocratique n’est pas possible sans la mobilisation de la société civile, il est crucial que celle-ci soit clairement épaulée par les acteurs pro-démocratiques internationaux, à commencer par l’Union européenne, qui ne peut se permettre de voir un pays candidat s’éloigner autant des valeurs centrales de l’Union. Mais la réponse de l’UE, si elle doit être ferme, doit également être rapide, tant que l’opinion publique serbe soutient encore le processus d’adhésion – car, avec le dépérissement des perspectives d’adhésion, ce soutien s’amenuise d’année en années pour se reporter sur des acteurs comme la Chine. Une telle réponse demande néanmoins une position claire et critique de la part du Parti Populaire Européen (PPE) vis-à-vis du Parti Progressiste Serbe (SNS) d’Aleksandar Vučić qui lui est affilié : car la politique de silence obstiné du PPE qui prévaut à ce jour face à la lente mais certaine érosion démocratique en Serbie risque de créer un précédent qui coûtera cher au futur du projet européen.
Sources :
1. Articles de journaux cités
A11 (17.11.2021), Request for the urgent reaction of the competent institutions in case of potential human trafficking for the purpose of labor exploitation of workers from Vietnam engaged in the company Linglong, A11 – Initiative for economic and social rights, 17 novembre 2021, en ligne : https://www.a11initiative.org/en/request-for-the-urgent-reaction-of-the-competent-institutions-in-case-of-potential-human-trafficking-for-the-purpose-of-labor-exploitation-of-workers-from-vietnam-engaged-in-the-company-linglong/ (lien consulté le 22 novembre 2021).
COELHO, C. (09.06.2020), Who Gives the Most Aid to Serbia?, Radio Free Europe / Radio Liberty, 9 juin 2020, en ligne : https://www.rferl.org/a/who-gives-the-most-aid-to-serbia-/30660859.html (lien consulté le 22 novembre 2021).
Danas.rs (19.112021), Vučić: Ne razumem medijsko-političku kampanju protiv Linglonga, Danas, 19 novembre 2021, en ligne : https://www.danas.rs/vesti/ekonomija/vucic-ne-razumem-medijsko-politicku-kampanju-protiv-linglonga/ (lien consulté le 22 novembre 2021).
DRAGOLJO, Saša (26.01.2021), “Like Prisoners”: Chinese Workers in Serbia Complain of Exploitation, Balkan Insight, 26 janvier 2021, en ligne : https://balkaninsight.com/2021/01/26/like-prisoners-chinese-workers-in-serbia-complain-of-exploitation/# (lien consulté le 22 novembre 2021).
Freedom House (2021), Serbia, Nations in Transit 2021, en ligne : https://freedomhouse.org/country/serbia/nations-transit/2021 (lien consulté le 22 novembre 2021).
GOMEZ, Julian (09.07.2021), Caméras intelligentes à Belgrade : les citoyens sont-ils suivis à la trace ?, Euronews, 9 juillet 2021, en ligne : https://fr.euronews.com/2021/07/09/cameras-intelligentes-a-belgrade-les-citoyens-sont-ils-suivis-a-la-trace (lien consulté le 22 novembre 2021).
GOTEV, Georgi (22.11.2021), MEPs denounce ‘slave’ labour conditions in Serbia, Euractiv, 22 novembre 2021, en ligne : https://www.euractiv.com/section/enlargement/news/meps-denounce-slave-labour-conditions-in-serbia/ (lien consulté le 22 novembre 2021).
PAVKOV, Ksenija (12.11.2021), Vijetnamski radnici iz Linglonga: Nemamo vodu ni struju, sve je loše i prljavo, N1 Srbija, 12 novembre 2021, en ligne : https://rs.n1info.com/vesti/vijetnamski-radnici-iz-linglonga-nemamo-vodu-ni-struju-sve-je-lose-i-prljavo/ (lien consulté le 22 novembre 2021).
Politika (18.11.2021), Brnabićeva: Insistiramo da radnici u Linglongu imaju bolje uslove, Politika, 18 novembre 2021, en ligne : https://www.politika.rs/sr/clanak/492511/Ekonomija/Brnabiceva-Insistiramo-da-radnici-u-Linglongu-imaju-bolje-uslove (lien consulté le 22 novembre 2021).
VOICE (06.11.2021), Više od 750 Vijetnamaca i Kineza u industrijskoj zoni Zrenjanin: Beznađe nevidljivih, Vojvođansko Istraživačko-Analitički Centar, 06 novembre 2021, en ligne : https://voice.org.rs/vise-od-750-vijetnamaca-i-kineza-u-industrijskoj-zoni-zrenjanin-beznade-nevidljivih/ (lien consulté le 22 novembre 2021).
WALKER, Shaun (2020), Coronavirus diplomacy: how Russia, China and EU vie to win over Serbia, The Guardian, 13 avril 2020, en ligne : https://www.theguardian.com/world/2020/apr/13/coronavirus-diplomacy-how-russia-china-and-eu-vie-to-win-over-serbia (last accessed on November 10th, 2021).
2. Études citées
BIEBER, Florian (2020), The Rise of Authoritarianism in the Western Balkans, Palgrave McMillan.
BJELOŠ, Maja, VUKSANOVIĆ, Vuk and ŠTERIĆ, Luka (2020), Mnoga lica srpske spoljne politike. Javno mnjenje i geopolitičko balansiranje, Beogradski centar za bezbednosnu politiku.
BONOMI, Matteo and UVALIĆ, Milica (2020), The economic developments of the Western Balkans: the importance of non-EU actors. In Florian Bieber and Nikolaos Tzifakis (Eds.), The Western Balkans in The World. Linkages and Relations With Non-Western Countries (pp. 36-58), Routledge.
LEVITSKY, Steven and WAY, Lucian (2010), Competitive authoritarianism. Hybrid regimes after the Cold War, Cambridge University Press.
PRELEC, Tena (2020a), The Vicious Circle of Corrosive Capital, Authoritarian Tendencies and State Capture in the Western Balkans, Journal of Regional Security, 15(2), 167-198.
PRELEC, Tena (2020b), “Our brothers”, “our saviours”: The importance of Chinese investment for the Serbian government’s narrative of economic rebound, Western Balkans at the Crossroads: Analytical study, Prague Security Studies Institute.
TOLSTRUP, Jakob (2014), External Influence and Democratization: Gatekeepers and Linkages, Journal of Democracy, 25(4), 126-138.
VANGELI, Anastas (2020), China: a new geo-economic approach to the Balkans. In Florian Bieber and Nikolaos Tzifakis (Eds.), The Western Balkans in The World. Linkages and Relations With Non-Western Countries (pp. 225-240), Routledge.
VUKSANOVIĆ, Vuk (2019), Serbia. In David Shullman (Ed.), Chinese Malign Influence and the Corrosion of Democracy. An Assessment of Chinese Influence in Thirteen Key Countries (pp. 25-30), International Republican Institute
VUKSANOVIĆ, Vuk (2020), From Russia With Love? Serbia’s Lukewarm Reception of Russian Aid and Its Geopolitical Implications, LSE Ideas.
VUKSANOVIĆ, Vuk (2021), Zmaj sleće u Beograd: Pokretači kinesko-srpskog partnerstva, LSE Ideas & Beogradski centar za bezbednosnu politiku.
WALKER, Christopher and LUDWIG, Jessica (2017), From “Soft Power” to “Sharp Power”. Rising Authoritarian Influence in the Democratic World. In International Forum For Democratic Studies (Ed.), Sharp Power. Rising Authoritarian Influence, National Endowment for Democracy.
Pensez-vous réellement que la Serbie s’éloigne des valeurs européennes ou tout simplement qu’elle n’y a jamais adhéré à ces valeurs?
L’Europe ne prend pas en compte la régionalité et les valeurs des petites nations!
Les élites politiques serbes ont joué un jeu particulièrement ambigu depuis la chute de Milosevic, entre accession européenne et populisme nationaliste, l’exemple le plus notable étant la question du Kosovo. Bien que décroissant de manière stable, le soutient au processus d’adhésion à l’UE est encore majoritairement soutenu au sein de la population serbe, ce qui montre que la population s’identifie au moins en partie à ces valeurs – raison pour laquelle Vučić et son gouvernement ne peuvent pas totalement abandonner, du moins pas immédiatement, une rhétorique au moins pro-européenne en surface.