Culture et culte

 

Pour échapper au quotidien, si souvent décevant, les deux méthodes traditionnelles sont la culture sous toute ses formes, du sport à l’opéra, et les cultes religieux, sous toutes leurs formes des Eglises institutionnelles jusqu’aux sectes. L’une et l’autre postulent des assemblées parfois nombreuses, toujours serrées. Sauf dans les musées parcourus épisodiquement par de rares amateurs. S’il est un lieu de culture à ne jamais fermer c’est bien celui-là. Or il subit le sort commun, ce qui est absurde et dévoile le dédain dans lequel la culture est tenue. En revanche les transports en commun, où l’entassement est autorisé, échappent à la règle parce qu’ils conditionnent le maintien de l’activité productrice.

Il y a donc deux poids et deux mesures. Ecartelés entre crise sanitaire et crise économique, les pouvoirs publics chipotent, tergiversent, improvisent, dénient la réalité la plus évidente. Ils sauvent les meubles d’une maison qui brûle. Car la confiance dans les autorités est malmenée. Certains remarquent que la Chine à l’origine de la catastrophe en est complètement sortie, tandis que les démocraties à l’occidentale péclotent : de peur de déplaire aux électeurs elles confinent à la dernière limite, trop tard,  et déconfinent trop tôt. La flatterie du peuple n’est pas un bon objectif en période de crise. Une démocratie aussi exigeante que l’helvétique est un luxe pour pays riche, mais aussi étonnamment un instrument pour devenir riche. Cette conviction soutient le statut privilégié de l’économie au détriment de tout le reste.

Il y a ainsi deux poids deux mesures pour la culture et le culte. Les théâtres sont  fermés et les églises ouvertes (moyennant certaines précautions). C’est que le rapport au pouvoir des deux activités n’est pas le même. Le culte est lié traditionnellement au pouvoir. Dans une monarchie cela saute aux yeux : le roi de France était sacré dans la cathédrale de Reims ; la reine d’Angleterre est toujours chef de l’Eglise anglicane. Même dans une démocratie aussi radicale que la nôtre, il y a des prestations de serment de parlementaires ou d’officiers dans les églises. Comme tout pouvoir repose toujours sur une convention sociale, il a intérêt à se faire sacraliser peu ou prou. En temps de crise ce besoin est encore plus viscéral. Ce n’est pas le moment d’affronter un conflit entre le spirituel et le politique.

Les comédiens n’ont pas le même rapport au pouvoir que les ecclésiastiques. Le théâtre peut se révéler très critique et revendicatif à l’égard du système politique, économique et  social. C’est une de ses fonctions indispensables. Tout le théâtre de Berthold Brecht en est l’exemple le plus achevé, mais il est bien d’autres auteurs qui s’engagèrent, à commencer par Molière avec Tartuffe et les pièces de Beaumarchais, inspiratrices de la Révolution.

En revanche, le discours des Eglises en temps de Covid est  assourdissant de silence. Le temps n’est plus où la seule ressource en temps d’épidémie était la neuvaine et la procession. Cela n’arrêtait pas le virus mais cela donnait du courage, y compris à ceux qui risquaient leurs vies dans des opérations de samaritains. Les Eglises ne disent plus rien parce qu’elles sont médusées et démunies. Ce silence ne gène pas le pouvoir politique et peut à la limite représenter une forme d’approbation.

Laisser le commerce et le cultuel ouverts et pas le culturel relève d’un choix politique probablement inconscient et réflexe, entre l’essentiel et le superflu. Le théâtre, le concert, la danse restent dans notre société les dernières activités non marchandes qui ne subsistent que grâce à des subsides distribués chichement par les pouvoirs locaux et les mécènes. Auteurs, compositeurs, interprètes, metteurs en scènes, paupérisés en temps ordinaire n’ont plus aucune visibilité sur leur avenir.

Certes, les Eglises aussi sont subsidiées sur une échelle plus large. Elles n’ont pas encore subi de restrictions du pouvoir tout en soufrant d’un désamour des fidèles. Leur réputation souffre de scandales enfin révélés : à titre d’exemple tragicomique, le nonce du Vatican à Paris vient d’être condamné à six mois de prison avec sursis pour mains aux fesses de jeunes participants à des réceptions officielles. On n’est plus dans la tragédie, ni même la comédie mais dans la grosse farce populaire.  Plus grave et plus sérieux le refus obstiné de laisser les femmes accéder à la prêtrise dans l’Eglise catholique assimile celle-ci à un scandale sexiste dans une société civile, qui permet aux femmes d’accéder à toutes les autres fonctions. Dans cette position en porte-à-faux, une parole ferme, éclairante, réconfortante n’est plus crédible.  Il vaut donc mieux se taire que de n’être pas cru.

Face au défi d’un ordre bouleversé, il est temps de réaliser que le cultuel et le culturel ont maintenant intérêt à refonder leur alliance traditionnelle, pour jouer un rôle très nécessaire. Il en était ainsi à l’origine :  lorsqu’en -430 Sophocle écrivit Œdipe-Roi , le théâtre jouait à Athènes un quadruple rôle, politique, civique, moral et religieux. Ce n’était pas un divertissement mais une célébration, carrément une liturgie, mot d’origine grecque qui signifie « service du peuple ». Les Eglises catholiques, anglicanes, évangéliques et orthodoxes ont plus ou moins gardé cette inspiration théâtrale, qui fait quelque peu défaut dans certaines églises réformées. Réciproquement, il est impossible d’assister au ballet de Béjart sur la neuvième symphonie sans en ressentir la dimension liturgique, hors toute référence religieuse.  Les dialogues des Carmélites de Bernanos et Poulenc sont plus qu’un opéra.

Dans l’épreuve que nous subissons et qui risque de perdurer, les théâtres et les églises doivent et peuvent jouer un rôle pourvu qu’elles puissent fonctionner, les unes et les autres. C’est-à-dire créer un discours signifiant pour toutes les victimes d’un virus, qui est pour nous ce que peste fut pour la ville de Thèbes quand elle était gouvernée par Œdipe. L’histoire ne se répète pas vraiment, mais elle bégaie furieusement.

 

 

 

Les plaisirs apportent du sens à la vie

 

 

Selon la doctrine économique actuelle, il y aurait l’essentiel et l’accessoire, d’une part la production et la consommation de biens et de services, par ailleurs les activités de délassement.  S’il faut restreindre les contacts entre personnes pour enrayer une épidémie, les premières ont la priorité. En particulier l’achat de nourriture ou de médicaments, la consultation médicale, l’hospitalisation passent avant toute autre nécessité.

En queue de liste viennent les activités auxquelles les habitants tiennent le plus : le sport, la culture, la gastronomie, les rencontres familiales et amicales, les achats de superflu et, même pour certains, les célébrations religieuses. Ils y trouvent du plaisir, du réconfort, du courage, en un mot ce qui donne sens à leur vie. Ils ont beau travailler, manger, dormir, consommer des pilules, tout cela n’est qu’accessoire, un passage obligé, voire une corvée, la condition d’accès à ce qui fait plaisir, à ce qui n’est pas obligatoire.

Dans les mesures de confinement, le plaisir n’a que peu de place : arrêt des cinémas, des réunions sportives, des théâtres, des restaurants, des bars, des célébrations religieuses. Même les mariages et les funérailles, les derniers rites incontournables, sont réduits à leur plus simple expression. Tout cela ne semble pas essentiel, vital, utile. Or, selon une constatation évangélique, « l’homme ne vit pas que de pain », il vit même surtout du reste. S’il en est privé, il tombe dans une langueur qui va jusqu’à la dépression, que l’on doit alors soumettre à psychothérapie et à la consommation de pilules. Cela devient rentable, donc essentiel.

Il est impossible de faire fonctionner un théâtre, une salle de concert, un opéra, voire un cinéma, si les responsables sont soumis à des décisions saccadées de relance et d’arrêt. Ce sont des activités qu’il faut planifier longtemps à l’avance. Spécialement il en est de même des artistes. Ils se sont engagés dans une vocation dont ils connaissaient les aléas. Ils ont accepté de travailler de façon précaire, sur base d’engagements imprévisibles et de rémunérations modestes, à de rares exceptions près.  Pendant plus d’un an ils n’auront pas eu d’engagement du tout. Combien d’entre eux renoncerons à leur carrière et chercherons d’autres emplois ? Combien de talents perdus irrémédiablement ?

Ainsi la culture est une activité fragile qui peut s’interrompre pour ne jamais recommencer au même niveau. On peut se retrouver dans une société terne, déprimée, enfermée dans l’étroit carcan de ses nécessités primaires. La chute de l’empire romain, phénomène politique, a entraîné la disparition de la littérature latine. Dans les salles de concert on ne joue pratiquement pas de musique composée depuis un demi-siècle. La langue française se corrompt par l’usage de la publicité, des médias et des réseaux sociaux : on booste au lieu de promouvoir, challenge l’emporte sur défi, il n’y a plus de soldes mais un sale, Halloween remplace Toussaint, etc.

En temps de crise le salut se trouve dans le sens que les habitants peuvent donner à leurs épreuves. Sinon le malheur ronge le lien social, les nouveaux pauvres perdent toute considération pour la politique, la solidarité s’épuise. Il ne reste plus que les théories du complot, les émeutes urbaines, l’arrivée au pouvoir des populistes. Les religions dérivent vers l’intégrisme et le fanatisme, allant jusqu’au terrorisme.

Le remède ne consiste pas à remplir les salles de concert et les stades, en acceptant délibérément de laisser l’épidémie se propager. Il consiste à sauver des carrières d’artistes au sens large, avec les sportifs d’élite, les chefs étoilés, les solistes classiques, les comédiens, les danseurs. Ils ne sont pas au chômage par leur faute mais par une décision administrative qui les empêche d’exercer leur métier. Ils ne relèvent pas de l’assistance sociale, car ils ont leur dignité visible, celle de représenter ce que les hommes font de mieux, ce que tout le monde ne peut faire, ce qui dans les fresques pariétales des cavernes du paléolithique décèle l’émergence de l’humain, la beauté.

Après le jour d’après

 

Le seul avantage des épidémies est leur fin inéluctable. Même les pires, celles qui tuaient la moitié de la population comme les pestes de l’antiquité, se terminaient parce que les survivants étaient immunisés et que faute d’hôte le virus disparaissait de la région infectée. La Nature est bien faite. Si un virus exterminait radicalement son hôte, il se tuerait lui-même. Et nous, nous sommes devenu ce que nous sommes parce que nos ancêtres ont survécu à toutes les épidémies par sélection d’un ADN résistant C’est comme cela que fonctionne l’évolution. Elle essaie au hasard toutes les combinaisons, elle jette ce qui ne marche pas, elle exhibe fièrement ce qui a survécu.

Il y aura donc un jour d’après l’épidémie. A nous de décider maintenant ce que sera l’après de ce jour. Si nous devons apprendre quelque chose du virus, ce serait moins d’inventer un vaccin que de modifier notre comportement. L’épidémie est devenue mondiale parce le système économique s’y prêtait. Les voyages en avion ont permis rapidement de déplacer un vecteur d’infection de Wuhan à l’Alsace et à la Lombardie, et de ces foyers vers toute l’Europe, devenue le foyer mondial de l’infection. Et maintenant Genève de l’Europe. Or ce n’est pas ce qui s’est passé et ce qui se passe encore en Extrême-Orient. L’épidémie n’a pas frappé aussi fort et elle est bien contrôlée.

La Suisse a recensé 373 831 cas, 5 888 morts, soit 678 morts par million d’habitants alors que la moyenne mondiale n’est qu’à 205. Nous n’avons en rien été des élèves modèles contrairement au rengorgement courant.

Sans se fier aux chiffres de la Chine, probablement manipulés par la propagande, la Corée du Sud a respectivement 40 786 cas, 572 morts, soit 169 par million d’habitants, Hong Kong 7 378, 114 et 15, Thailande 4 180, 60, 0.9, le Vietnam 1 391, 35 et 0.4, Taiwan 725, 7 et 0.3. Le Laos n’a eu que 41 cas et 0 mort. En résumé, ces pays asiatiques furent capables de juguler une épidémie et la Suisse non. Nous ne sommes pas à la pointe du progrès comme nous l’estimons souvent. Nous ne sommes pas le pays le mieux gouverné du monde comme nous n’arrêtons pas de le penser. Les pays asiatiques où l’épidémie est maitrisée ne connaissent pas d’économie à l’arrêt, de formations entravées, de cultures réduites à néant. Ils deviendront le foyer de la science, de la technique, de l’économie.

Notre première mesure concrète consisterait donc à envoyer discrètement une commission d’experts sur les lieux de cette réussite pour en apprendre les recettes. Ce sera un peu embarrassant avec Taiwan, car la Suisse ne reconnait pas l’existence de de pays, de peur de subir les foudres de la Chine continentale que nous lui préférons parce qu’elle constitue un plus vaste marché.

La seconde mesure indispensable consistera à évaluer la capacité de nos institutions à affronter efficacement une épidémie, c’est-à-dire à prendre dès que possible les meilleures mesures sur l’ensemble du territoire. Le bilan concret montre que cela n’a pas été le cas. Des exécutifs fondés sur la concordance ont-ils la cohésion, la détermination, l’agilité nécessaire ? Le fédéralisme est-il adéquat pour des mesures prises sur un territoire relativement petit, divisé en 26 entités autorisées à choisir chacune leurs mesures ? Comment pourrions-nous établir des frontières entre cantons ? A quoi servirait même à la Suisse d’être efficace si ses frontières extérieures restent ouvertes à une UE sans aucune unité de vue ? Comment pourrions-nous les fermer si nous avons un besoin permanent de frontaliers ? Comme la réponse à toutes ces questions est négative, il faudra bien réformer les institutions. Exercice périlleux et impopulaire, qui sera probablement négligé.

Nous ne pouvons plus nous permettre d’aborder un autre fléau dans cet état d’improvisation, de pagaille et de bricolage. Or, il en est un qui ne laisse aucun doute sur sa survenue, le fléau d’après le jour d’après : le réchauffement climatique. Ses conséquences et ses remèdes touchent à l’essence même de la société productiviste de consommation, attachée à une croissance indéfinie d’un critère aussi douteux que le PIB. Durant le confinement, nous avons moins consommé et moins produit de CO2 parce que nous y étions bien obligés. Nous avons même amassé une certaine épargne. Nous avons démontré qu’il était possible de vivre avec moins.

Allons-nous nous priver délibérément après le jour d’après ? Spontanément ? En Suisse et ailleurs dans le monde ? Notre gouvernement si consensuel osera-t-il prendre des mesures contraignantes ? Beaucoup plus que de mettre des taxes sur le combustibles fossiles et les voyages en avion ? Conscient de l’inégalité sociale que ces prélèvements engendrent, ira-t-il jusqu’à une forme de rationnement ? Des timbres pour acheter de l’essence, un quota de mazout par famille ? Le premier voyage en avion pour fêter les octogénaires ? L’interdiction de la publicité, incitation à acheter l’inutile ?

On peut raisonnablement douter qu’une quelconque de ces mesures sera prise à froid. Pas plus que de stocker des masques et des médicaments avant le déclenchement de l’épidémie. Nous avons un système qui réagit plus qu’il n’agit, qui compense par l’improvisation le défaut de prévoyance, qui ne voit pas plus loin que la fin de la législature. Tant que le malheur ne surgit pas, il est inexistant dans les consciences. Le futur n’apparait qu’au moment où il devient le présent.

 

 

 

 

 

 

 

 

Les trois leçons de l’épidémie

 

 

Jadis, lors d’un fléau, guerre, famine épidémie, les Eglises organisaient des prières. Nos ancêtres imaginaient les épreuves et les mauvais coups du sort comme étant autant de signes de la colère divine envers des êtres humains indifférents à ses commandements. Ce fut longtemps et cela est encore parfois l’interprétation animiste. Dieu ou des esprits se manifestent par des phénomènes tels que tempête, sécheresse, maladie, foudre, séisme. Si les fidèles leurs adressent des prières ou consentent à des sacrifices, il est possible d’être épargné par l’épreuve ou de l’adoucir. Le sens manifesté par la catastrophe est la révélation de la transcendance, la punition des péchés, l’incitation à la conversion. Le malheur n’est jamais absurde, il révèle un péché méconnu, il invite à la conversion.

Cette interprétation religieuse n’est plus possible et c’est bien dommage parce que c’était tellement plus simple même si c’était imaginaire. Il suffisait de prier suffisamment fort pour que tout revienne en ordre. Face à l’épidémie les Eglises ont gardé un silence prudent. Elles savent qu’elles ne sont plus le remède contre un virus tandis que la médecine est vraiment armée. Seuls quelques évêques français ont osé protester contre la prohibition des messes. En Suisse, rien de la sorte. Pasteurs rabbins et imams se sont aussi abstenus. Les experts médicaux sont devenus les grands prêtres du culte contemporain et vaticinent pour ou contre le vaccin.

Depuis trois siècles nous avons ainsi élaboré une autre mythologie, celle de la Science, qui explique les phénomènes par des causes naturelles. L’épidémie présente est due à un virus, transmis de l’animal à l’homme, probablement en Chine : point barre. Les esprits invisibles n’ont rien à voir là-dedans. S’il faut chercher un responsable, c’est l’humanité en général, trop encline à se déplacer d’un continent à l’autre, les gouvernements qui ne prévoient pas la survenance possible d’une épidémie, les citoyens qui n’obéissent pas aux consignes de sécurité. En bref tout le monde est responsable, c’est-à-dire personne. L’épidémie est aussi absurde que le sont les hommes, ce que l’on sait depuis longtemps et ce qui ne nous apprend pas grand-chose. A y réfléchir cependant, il est des leçons à tirer, plutôt que de chercher un bouc émissaire..

La première leçon, la plus évidente et la moins acceptée, c’est que notre système technique est si puissant qu’il permet de mettre au point un vaccin en moins d’une année. En particulier le vaccin à ARN messager, depuis longtemps dans le pipe-line de la recherche, a fait une irruption instantanée dans les applications médicales. Cela n’a suscité ni l’enthousiasme, ni l’admiration des foules, bien au contraire, mais une méfiance radicale : « si le progrès de la médecine semble s’accélérer, c’est que les spécialistes mentent. Les agences gouvernementales qui doivent autoriser la vaccination sont manipulées. La science n’est qu’une illusion. Le progrès n’est pas possible». Cette leçon n’est donc pas perçue par une fraction importante de la population à la mesure de son ignorance de la question. Elle vit dans notre siècle avec une mentalité médiévale.

La seconde leçon c’est que l’économie productiviste et la consommation à outrance, l’obsession du PIB et la spéculation boursière, ne sont pas des évidences, des fatalités, le destin inévitable, qui constituerait la seule religion planétaire et le seul sens donné à la vie. Soumis au confinement, les consommateurs ont moins consommé, se sont limités aux besoins immédiats de l’alimentation, ont renoncé aux WE à Londres pour du shopping, ont déféré l’achat de vêtements à la mode, ont été privés des restaurants, des discothèques, des théâtres, des concerts. Tout en évitant de succomber au Covid, ils ne sont pourtant pas morts, ni d’ennui, ni de solitude, ni de mal-être. Ils se sont peut-être même convertis à une certaine vie intérieure. Certains ont appris que l’on peut se passer de beaucoup de divertissements, d’agitations, de tapages. Cela s’appelait jadis faire une retraite.

La troisième leçon est la découverte forcée de la solidarité. On ne se guérit pas tout seul d’une épidémie, on ne l’éteint pas en se protégeant, mais aussi en protégeant les autres. Même si un masque ne protège pas complètement le porteur, il protège aussi les autres et si tout le monde est masqué, tout le monde est protégé. Il ne sert à rien de fermer les restaurants dans un canton si ceux du canton voisin sont ouverts. Il ne sert à rien de fermer les stations de ski d’un pays, si celles du pays voisin sont ouvertes. Il est impossible d’éradiquer le virus d’un pays européen, si ce n’est réalisé pour tout le continent. La Suisse a découvert avec une certaine stupéfaction qu’elle n’était pas la Nouvelle-Zélande, ce qu’elle a pourtant longtemps imaginé. Elle est vraiment entourée de terres habitées par des Européens qui parlent allemand, français et italien comme nous.

Ces trois leçons serviront-elles à éviter une troisième vague, puis un ressac perpétuel ? On peut en douter. Elles mettent en cause  profondément nos habitudes, nos préjugés et jusqu’à nos institutions. En temps de paix elles sont parfaites pour gérer la routine mais pas dans des circonstances extraordinaires qui exigent de la rapidité, de la détermination, de la cohésion. La concordance au Conseil fédéral rend celui-ci inerte, lent, procrastinateur. Le fédéralisme engendre un beau désordre sur un tout petit territoire. On n’échappe pas à la nécessité d’une autorité unique, une sorte de général sanitaire qui aurait tout à dire sur le seul sujet de l’épidémie, tout comme le général militaire prévu par la Constitution commande seulement l’armée. On n’échappe pas non plus à l’évidence d’une nécessaire coordination avec nos pays voisins. L’épidémie doit être enrayée sur le continent, pas sur un seul pays.

Enfin l’épidémie sert de répétition générale pour la lutte contre le réchauffement climatique. Nous avons vécu à moindre frais durant quelques mois. Nous pouvons l’accepter sur la durée en nous ingéniant à aménager une civilisation de la sobriété, de la solidarité, de la durabilité.

 

 

 

 

 

 

 

Le déni de science

 

 

Comme les guerres, les épidémies sèment une panique mentale au point d’annuler tout bon sens et de remettre en question l’environnement politique, sanitaire, économique et scientifique. Les efforts pour atténuer ces fléaux sont contrecarrés par la méfiance des individus. Ainsi, plus ou moins une moitié de la population refusera de se faire vacciner. Citons quelques extraits des commentaires reçus sur ce blog.

” Je dis pseudo vaccins non par anti-scientisme, parce que le professeur Péronne nous explique qu’à part le vaccin chinois, les autres ne sont pas des vrais vaccins, ce sont des manipulations génétiques de l’ARN. ”

« Les gouvernements européens ont acheté massivement ces vaccins comme celui de Pfizer, Moderna & Cie, vaccins préparés à la va vite, et sans qu’on puisse connaître leurs effets secondaires, »

« Imaginons donc qu’en mai 2021, un effet secondaire non anticipé, au hasard une paralysie totale des muscles entrainant la mort, touche 75% des personnes vaccinées »

Lorsqu’ils ne comportent pas  d’attaques personnelles, ces commentaires sont systématiquement publiés, par respect des opinions divergentes. Non pas parce qu’ils auraient quelque rapport que ce soit avec la réalité. Ils mettent en évidence qu’il existe une fracture béante dans l’opinion publique qu’il serait vain de dissimuler. Mieux vaut qu’elle s’exprime librement afin qu’on mesure le danger qu’elle représente. Concrètement, lorsque le vaccin sera disponible, si la majorité de la population n’y croit pas, il ne sera pas possible d’enrayer l’épidémie, la surcharge des hôpitaux, les confinements à répétition. On disposera d’une arme puissante contre le virus que l’on ne parviendra pas à dégainer. En Chine et en Russie des pouvoirs autoritaires mettent par la vaccination massive un terme à leur épidémie et pourront se remettre à travailler sans entraves. La Chine connaît en 2020 une croissance économique à l’opposé des pertes subies par les pays occidentaux.

Il s’impose de rappeler quelques notions élémentaires sur ce que la vaccination a signifié pour notre société. Jusqu’au XIXe siècle la variole entrainait une lourde mortalité infantile et des épidémies frappant toute la population, souvent qualifiées de pestes. La mort survient dans environ 30 % des cas chez les personnes non vaccinées. Parmi les personnes vaccinées, le taux de mortalité chute à environ 3 %. Lorsque la maladie pénétrait dans des régions où aucune immunité acquise n’existait, elle exterminait la population. Alors que l’on estime à 18 millions d’habitants la population du Mexique avant l’arrivée des conquérants espagnols, il ne restera vers 1600 qu’un peu plus d’un million.

Une vaccination n’est pas une mesure anodine. On estime qu’une à deux personnes par million de sujets vaccinés meurent d’une réaction à la vaccination. Néanmoins le bilan global est tellement positif que l’hésitation n’est pas possible pour les individus et pour la société. C’est choisir entre une chance sur trois et une chance sur un million de mourir.

Grâce à de grandes campagnes de vaccination menées dès 1958 à l’échelle du globe, la variole a pu être éradiquée en 1979, si bien que la vaccination a pu être stoppée. Il n’y a plus ni épidémie, ni vaccination.

La méfiance exprimée dans les commentaires mentionnés plus haut reflète une incrédulité bien plus générale qui englobe toute la science. Autant notre société repose sur un usage abondant des applications techniques ou médicales de la recherche scientifique, autant leur ignorance est encore répandue dans une fraction importante de la population Elle n’a donc pas confiance dans des décisions qui sont justifiées scientifiquement mais qu’elle assimile à celles du politique, prises en général sur base d’opinions ou d’idéologies, c’est-à-dire incertaines dans leur justification et dans leurs résultats.

Les sciences naturelles, dont fait partie la biologie, reposent sur une observation minutieuse de la réalité expérimentale dont sont déduites des règles, qui ne sont pas des dogmes mais des synthèses provisoires. À tout moment, un fait contraire peut entraîner leur modification. Mais ces énoncés scientifiques sont la moins mauvaise expression de ce que nous savons certainement à un moment donné. En faire fi, agir en dehors de leurs prescriptions diminue notre pouvoir d’action et peut mener à des catastrophes.

Les sciences ne reposent que sur un consensus humain, celui des spécialistes du domaine. Il se traduit par des publications, des colloques, des discussions. Un jeune chercheur peut ébranler le consensus existant s’il a de bonnes preuves à faire valoir. Sa découverte personnelle deviendra le nouveau consensus. Si Raoult ne parvient pas à convaincre la communauté médicale des bienfaits de l’hydroxy chloroquine, c’est parce qu’il n’apporte pas de preuve et non parce que la majorité des spécialistes seraient stupides ou corrompus.

Or c’est cela que supposent plusieurs intervenants sur ce blog. Ils imaginent un complot dans le grand style des James Bond où quelques magnats des pharmas terrés dans un souterrain bâlois empêchent les praticiens suisses de voir ce qui est évident et manipulent le pouvoir fédéral, qui serait selon leur pittoresque expression « à plat ventre » devant les pharmas. Autant dire que nos institutions politiques ne fonctionnent pas du tout.

Il est indispensable de sortir de ce roman feuilleton car nous avons des échéances sérieuses devant nous. La propagation de fausses nouvelles, d’opinions particulières, de certitudes affirmées sans preuves font partie du trumpisme, c’est-à-dire d’une dérive mortifère.  Ceux qui s’y livrent auraient intérêt à scruter leur conscience et à se demander s’ils n’agiraient pas de la sorte par exaltation de leur ego. C’est toujours tentant de s’imaginer avoir raison contre le monde entier parce que l’on serait un génie méconnu. Si l’on n’a pas de qualification dans un domaine, de fabuler que l’on en sait plus que ceux qui savent.

 

L’aménagement de la troisième vague

 

Les véritables patriotes, dont hélas le nombre se raréfie, se réjouiront sûrement de la courageuse décision de nos autorités : à savoir d’ouvrir les stations de ski et leurs remontées mécaniques pour les fêtes de fin d’année, contrairement aux décisions inverses, tellement timorées de nos voisins français, allemands et italiens. Les skieurs de ces pays auront donc une occasion de venir dans la Suisse si accueillante, de remplir à saturation nos hôtels, nos chalets, nos restaurants, même si la vie nocturne ne sera pas autorisée par une extrême précaution. On sait en effet que c’est seulement de nuit que le virus est contagieux.

Espérons que le Conseil fédéral résistera aux pressions indécentes qu’exerceront nos pays voisins. Par cette fermeté, la Suisse affirmera son autonomie, son indépendance, sa souveraineté face à l’UE dont elle a toujours refusé de faire partie. Il y aura un prix à payer, comme de juste. Le pire serait évidemment la venue de touristes belges, champions mondiaux de l’infection avec 1407 morts par million d’habitants alors que la moyenne mondiale plafonne à 186 et la Suisse à seulement 507. Rien n’empêche de les éviter en mettant ce plat pays en zone rouge et en imposant une quarantaine dissuasive. Bien évidemment, l’afflux de visiteurs étrangers acceptables, la cohue dans les remontées ou dans les restaurants d’altitude risque d’engendre des foyers (dits clusters par les connaisseurs) d’épidémie.

Et alors ? On n’a pas arrêté les transports en commun qui présentent des risques encore plus fort, mais qui sont indispensables pour les travailleurs modestes, démunis de voiture individuelle. Face à une épidémie, la prise de risque est inévitable sauf à confiner indéfiniment tout le monde à domicile. L’épidémie s’éteindrait, mais la population aussi.

Quelques directeurs d’hôpitaux des régions alpestres ont osé évoquer le risque de saturation de leurs établissements, déjà rudement sollicités en hiver par le soin des fractures des skieurs. C’est l’évidence. Mais que faire d’autre, sinon de se débarrasser des touristes étrangers en les renvoyant, vite fait bien fait, dans leurs pays d’origine comme s’ils étaient de simples requérants d’asile. Ne serait-ce pas du racisme que d’expulser des Congolais et pas des Allemands ? La Suisse ne peut pas se charger de toutes les jambes cassées de l’Europe. Si des Français attrapent le Covid en skiant en Suisse, il appartient à la France de s’en occuper. A chacun ses pestiférés.

La résistance de la Suisse face à la pression de la concurrence étrangère, complètement anéantie, illustre aussi une judicieuse règle de politique étrangère : il ne faut surtout pas que le continent cède à la tentation d’une coordination sanitaire. Ce serait mettre en place une autorité supranationale, voire mondiale plus tard. Certes une épidémie ne se contrôle vraiment qu’en agissant sur la totalité de la planète. Mais ce souci de traçabilité, d’efficacité, de rendement est bassement matériel. Affronter de face une épidémie, ne pas se laisser intimider, accepter courageusement les morts inévitables, autant d’attitudes qui témoignent d’un humanisme réaliste : sauver des vies oui, mais pas à n’importe quel prix. On estime à 2.7 milliards de francs la perte qu’encourraient les stations suisses si elles devaient fermer durant les fêtes de fin d’années. Cela doit amener à réfléchir, car cette somme colossale pèsera sur tous les contribuables, sur tous les citoyens tôt ou tard. Les morts ne seront-ils pas surtout des malades du diabète ou du cancer, dont le décès sera à peine anticipé ?

La Suisse accepte donc non seulement le risque, mais aussi une quasi-certitude de troisième vague. Mais elle l’organise, elle la prépare, elle la planifie. Car il y en aura d’autres jusqu’au moment aléatoire d’un hypothétique vaccin. D’ores et déjà une large majorité de la population a décidé de ne pas se faire vacciner. Elle consent donc à des vagues successives, mais en décidant d’en organiser tout de suite une troisième, à titre de cours de répétition. Quelle belle leçon de démocratie participative et préventive !

 

 

Les sachants

 

Face à une question, il existe une gamme de réponses : il y a ceux (rares) qui connaissent la réponse ; ceux qui ne la connaissent pas et qui l’admettent (encore plus rares) ; ceux qui font semblant de me pas avoir entendu ; ceux qui se fâchent d’être interrogés ; ceux qui inventent effrontément une réponse dans le vaste champ de leurs préjugés (les plus nombreux). Ce sont les « sachants ».

Leur modèle est Donald Trump, qui a prouvé que le mensonge mène à tout, y compris au sommet du pouvoir mondial. Sur le seul sujet de la pandémie, il a successivement nié qu’elle existe, l’a comparé à une grippette, recommandé d’avaler de l’eau de Javel, annoncé un vaccin pour la semaine prochaine, etc. Pire : il aurait attrapé le virus et en aurait été guéri en moins de trois jours avec la complicité de plusieurs médecins. Pour ne pas utiliser le terme désobligeant de « mensonges », les médias se sont rabattus sur « fake news », comme s’il était légitime de diffuser des nouvelles « truquées », comme si l’information n’était qu’un « truc » parmi d’autres.

Le sachant est l’exact contraire du savant ou encore du scientifique. Au fond, ne sachant rien, il s’imagine savoir tout, car il ne sait même pas ce que signifie le savoir. Le savant sait qu’il sait quelques petites choses sur un sujet bien restreint, en dehors duquel il ne sait rien. Un savant sait ce que c’est le savoir, car il sait tout sur presque rien et rien sur le reste. Un sachant ignore son ignorance. C’est un atout considérable dans un débat.

La science authentique est une activité étrange. Pas de dogmes. On n’y affirme rien qui ne puisse être ensuite démenti. Plus robuste : c’est dans la seule mesure où une affirmation peut être démentie par une expérience qu’elle mérite d’être appelée scientifique. Exemple classique : longtemps en Europe on a pu affirmer que tous les cygnes étaient blancs, jusqu’à ce qu’on en découvre des noirs en Australie. L’énoncé scientifique est devenu : tous les cygnes sont noirs ou blancs. En revanche, affirmer qu’il existe des cygnes bleus ou rouges, n’est pas un énoncé scientifique.

En dehors des sciences naturelles, soumises à un perpétuel contrôle expérimental, il existe donc des pseudo-sciences, discours sans fondements aucuns : la chiromancie, l’horoscope, l’homéopathie, la voyance, les prévisions boursières. Il existe aussi des sciences dites humaines, qui ne risquent pas d’être démenties puisqu’elles ne jouissent pas du contrôle expérimental : la théologie, la philosophie, les droits humains, la sociologie, l’économie, le droit. Cela ne signifie pas que leurs affirmations n’aient aucune valeur. Elles peuvent réconforter ceux qui doutent de tout, consoler les affliger, coïncider avec la réalité par suite du hasard. Elles ne peuvent rien prédire : ni l’économie les crises, ni la sociologie les révolutions. Elles essayent d’expliquer a posteriori ce qui s’est passé. Mais certaines peuvent aussi tuer celui qui y croit ou ceux à qui on impose d’y croire.

Les sachants opèrent dans l’espace public, par exemple les lettres de lecteurs de la presse papier. On y entend tout et son contraire, affirmés avec une détermination qui laisse pantois. On en déduit que le sachant n’est pas un menteur commun. Il ne dit pas le contraire de la vérité, puisqu’il ignore celle-ci. C’est bien moins un imposteur qu’un inculte, qui essaie de conforter l’image médiocre qu’il a de lui-même, en affirmant avec opiniâtreté ses convictions pour s’en convaincre lui-même.

L’autre champ d’action des sachants est la politique. Il n’est pas requis de posséder les éléments d’un dossier pour se prononcer avec autorité. L’actuel Conseil fédéral en est l’illustration extrême. Chacun des Sept possède un domaine de compétence, mais il ne le dirige pas, surtout pas. Il est placé là où il ne sait rien. Ainsi le médecin  Cassis ne s’occupe pas de santé mais de diplomatie. L’économiste  Berset ne s’occupe surtout pas d’économie mais de santé. Le vigneron Parmelin ne s’occupe pas d’agriculture mais d’économie et de formation. La juriste Amherd ne s’occupe pas de droit mais de l’armée,  parce qu’elle n’a pas fait un service militaire. La professeur Sommaruga ne s’occupe pas de formation mais de transports. L’interprète multilingue Keller Sutter ne s’occupe pas de diplomatie mais de droit. Ueli Maurer qui est officier ne s’occupe pas de l’armée mais des finances. Chacun étant cantonné dans un domaine, dont il ne connait rien, ne risque pas d’avoir des idées préconçues et défendra n’importe quelle thèse qui rencontre une majorité parmi les Sept. Ce sont les plus illustres des sachants suisses.

Ils sont soutenus par la majorité des sachants parmi les citoyens. Aux Etats-Unis, Trump vient de recevoir les suffrages de 76 millions de sachants, presque la moitié des électeurs. Partout dans le monde une proportion analogue existe. Quand il est question de se vacciner contre le Covid, un même mouvement de sachants se manifeste : ils savent que la vaccination ne protège pas et qu’elle engendre des maladies incurables. Plus de la moitié des électeurs suisses ont voté pour l’interdiction constitutionnelle de construire des minarets car ils savaient que ceux-ci menaçaient la sécurité nationale. Le mariage des homosexuels serait une catastrophe, car les sachants savent que le mariage ne peut être que l’union d’un homme et d’une femme. Pas question de diminuer l’émission de CO2, car les sachants savent qu’il n’y a pas de réchauffement climatique, que, s’il y en avait, il ne serait pas dû à notre  action et que s’il était dû à notre action, nous ne pouvons rien y faire.

 

 

 

 

Ce qui ne me tue pas me renforce

 

La crise sanitaire, engendrant une crise économique et sociale, pèse cruellement sur chaque individu, au point de ne plus espérer de salut que dans un vaccin. Elle est considérée comme une pure engeance dont il faut se débarrasser au plus vite car elle n’a que des effets désagréables, voire mortifères. Revenons vite au jour d’avant !

Quelle erreur. C’est vrai pour tant d’individus qui ont perdu la vie, la santé, leur entreprise, leur emploi.  On ne peut que compatir et tenter de compenser leurs pertes. Mais ils sont sacrifiés pour une cause qui les dépasse, qui concerne la société planétaire. Car, tout ce qui est pénible est aussi instructif. Dans leurs efforts pour lutter contre une grave menace, l’ingéniosité des humains n’a pas de limite. Le pire nous enseigne qu’il est surmontable, amendable, corrigible. Comme on ne peut le supprimer, il faut bien le supporter. Mais le moins mal possible. Tel fut et est encore  le moteur de l’inventivité des humains, en technique ou en art de vivre ensemble.

Tout a commencé voici plus de 150 ans. Après que Henri Dunant eut assisté à la bataille de Solférino, qui laissa 40 000 blessés abandonnés, il conçut l’idée de la Croix-Rouge qui conduisit à la Convention de Genève, prototype du droit humanitaire. Ensuite, les massacres des deux guerres mondiales ont suscité la création de la SDN puis de l’ONU. Même si ces institutions n’ont pas empêché toute guerre, elles ont prévenu le pire. La Shoah a enseigné que les propos antisémites sont dangereux et doivent être considérés comme des délits. De même, la création de l’UE a arrêté la chaine perpétuelle des conflits entre la France et l’Allemagne, devenus impossibles.

Considérée sous l’angle positif, la Seconde Guerre mondiale fut à l’origine de trois techniques majeures : l’informatique, le nucléaire et le spatial. Celles-ci ne sont pas sans inconvénients, mais elles apportent aussi une foule de bénéfices. Elles étaient dans le pipeline de la recherche, mais elles n’auraient pas progressé aussi vite sans nécessité urgente. On peut y ajouter les antibiotiques, les textiles artificiels, le caoutchouc synthétique, la chirurgie cardiovasculaire. Et même la victoire de la démocratie sur les dictatures dont le nombre s’est réduit depuis. De la même façon, la pandémie de 2020 a obligé à accélérer trois innovations : le télétravail, la flexibilité budgétaire et la convivialité restreinte.

On aurait pu depuis un quart de siècle cesser de rassembler des cohortes d’employés dans le même bâtiment pour les colloquer ensuite chacun devant un écran d’ordinateur. Le même travail peut être effectué à domicile en épargnant le coût, le temps, la pollution et la fatigue de transports congestionnés, vers le centre de métropoles invivables. En plus, on pourrait économiser la construction d’immeubles de bureaux, la désertification des centres urbains, la multiplication des mangeoires bon marché pour déjeuner loin de chez soi.

La coutume et même la crédibilité internationale voulaient qu’un Etat ne s’endette pas au-delà du montant de son revenu annuel. Par rapport à cette norme, il y avait de pays vertueux comme l’Allemagne ou la Suisse et d’autres volages comme la Grèce ou l’Argentine. Le mobile affiché était toujours le même : ne pas laisser de dettes à nos enfants. Or, l’épidémie a rapidement fait apparaître des besoins imprévus : investir dans la santé mais aussi éviter la faillite de toutes les entreprises empêchées de travailler et surtout continuer à verser l’équivalent d’un salaire aux chômeurs obligés. Instantanément les milliards furent disponibles. La survie de l’économie et la pérennité des institutions étaient engagées.

Plus étonnant fut le confinement dans toutes ses virtualités. Il fallut renoncer aux manifestations culturelles et sportives, aux offices religieux, restreindre les funérailles et les mariages à des assemblées minuscules. La coutume des poignées de main et des bisous fut suspendue et le demeurera peut-être désormais. On peut comme au Japon apprendre à s’incliner ou comme en Iran à poser la main sur le cœur. Cette distanciation sociale, plus le port du masque, a eu pour résultat prévisible et imprévu de diminuer l’impact de la grippe saisonnière. La friction hydroalcoolique de Didier Pittet lui vaudra peut-être un prix Nobel. Bref nous avons appris à ne plus transmettre nos bactéries et nos virus par négligence.

Sous ces innovations se cache une révolution mentale : les coutumes ne sont pas sacrées, la rupture avec le connu est payante. Il y a moyen de développer et de valider un vaccin en un an plutôt qu’en trois ou quatre. Ce pourrait être le plus grand bénéfice de l’épidémie : nous apprendre que la société de croissance et de consommation effrénée se heurte aux limites de la Nature et que les retours de bâton de celle-ci sont terribles. Ce fut une répétition générale de ce que nous devrons accepter pour enrayer la transition climatique, avant qu’elle engendre des désordres économiques, sociaux et politiques pires que ceux des dernières guerres. Dans la stricte mesure où l’on accepte de s’embarquer dans l’inconnu, une épidémie devient aussi une école de sagesse, de prévoyance et de renaissance.

Elle sacrifie les individus pour l’émergence de l’espèce. C’est par une succession d’épreuves que les humains ont été engendrés. Avant même que notre espèce apparaisse, des Australopithèques sont descendus de la sécurité des arbres, ont taillé des outils et des armes pour se nourrir et se défendre des prédateurs. Lorsque la chasse et la cueillette n’ont plus contenté, nos ancêtres ont inventé l’agriculture et l’élevage, puis les royaumes et le droit, l’écriture et l’architecture, les arts et les sciences. Les cultes animistes et tribaux ont fusionné dans les grandes religions. Nous œuvrons depuis plus d’un siècle à l’invention d’un droit international, supérieur aux juridictions locales, pour vivre enfin tous en paix.

Chaque épreuve force à avancer ou à disparaitre. Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un débat important faussé par des arguments maladroits

 

On peut regretter que l’initiative « Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre » ait été lancée par le GSSA, car elle devient suspecte de ce seul fait. Ce mouvement défend une position politiquement perdue d’avance, une Suisse sans armée. Avec cette initiative, elle pratique une tactique de saucissonnage. Or l’armée est en Suisse une institution symbolique, dont la charge émotionnelle est très forte. La Suisse n’a pas conquis son indépendance par un acte gracieux de ses souverains médiévaux, mais par la première révolte populaire contre le féodalisme. Elle n’a pas garanti sa neutralité durant deux guerres mondiales sans se donner les moyens de résister à une invasion.

D’ailleurs nous continuons à vivre dans un monde violent et dangereux. La France voisine subit la menace continuelle du terrorisme qui frappe au hasard, Un policier visé par un djihadiste est en état de légitime défense et n’a d’autre recours que de l’abattre avec une arme efficace. De même cinq mille militaires français sont engagés au Mali pour éviter que s’installe un nouveau califat islamique, qui projetterait sur les routes de l’exil un afflux de réfugiés vers l’Europe. Il va de soi que cette armée doit être munie des meilleurs équipements, qu’il faut bien produire et financer. Et cette cause est commune à tous les pays de l’Europe, y compris de la Suisse.

Le territoire suisse n’est pas menacé pour l’instant, mais les circonstances peuvent changer. La menace a peu de chances de se matérialiser sous la forme d’un combat de chars, façon seconde guerre mondiale. Mais plutôt de sabotage d’installations essentielles ou d’attaque des systèmes informatiques. Une armée suisse demeure donc indispensable pourvu qu’elle s’adapte à ces formes contemporaines d’agression et qu’elle se recrute parmi des citoyens convaincus, en laissant ouverte la possibilité d’un engagement civil pour ceux qui ne le sont pas.

L’initiative part d’un bon sentiment mais elle est maladroite dans sa formulation. Elle ne va évidemment rien freiner dans les conflits existants. Elle s’inscrit dans une optique idéaliste : l’argent public de la Banque nationale ou des caisses de pension ne devrait pas être investi dans des entreprises fabriquant du matériel de guerre, pour des raisons morales.  Du matériel de guerre est fait pour tuer et il est acheté par des puissances qui l’utilisent vraiment. On finance la violence.

Cela pourrait plutôt se défendre sur le plan financier : il faut manifestement investir d’urgence dans d’autres secteurs, comme la santé, la transition climatique, le secours aux activités de la culture et du sport. La priorité en temps de crise n’est pas de fabriquer des chars, des véhicules blindés et des canons.

Cependant, les opposants à l’initiative, le Conseil fédéral et le Parlement, utilisent dans la brochure ad hoc un argument encore plus maladroit que celui des initiants : « Si l’initiative est acceptée, les possibilités d’investissement des caisses de pension et de l’AVS/AI seront fortement réduites. Certains placements avantageux seront interdits… » On croit rêver. Est-on en train de prétendre que le capital de nos pensions est surtout investi dans l’industrie de guerre ? Est-ce vrai que ce sont des investissements plus « avantageux » qu’une foule d’autres ? Cela fait-il partie d’une politique délibérée des caisses de pensions, de ne s’intéresser qu’au rendement immédiat ?

Une politique de sécurité mérite un débat d’une autre tenue entre personnes compétentes et ouvertes à toutes les solutions. Il est dommage que l’initiative, juste dans sa motivation, ait surchargé le bateau qui va couler alors qu’il aurait mérité d’arriver à bon port. Quoi que l’on pense, il est donc possible de voter oui ou non, car cela ne changera rien. On peut donc se faire plaisir en choisissant l’idéalisme. C’est gratuit.

Le beau message de Harouna Kaboré

 

Ce ministre du Burkina Faso était en Suisse mardi dernier aux côtés d’Isabelle Chevalley, pour critiquer l’initiative sur les multinationales responsables. Ceci démontre, s’il en était encore besoin, que la politique suisse est inventive, puisqu’il s’agit d’une première. Jamais un ministre étranger ne s’était hasardé à intervenir dans une campagne de votation suisse. Jamais un politicien suisse n’avait eu recours à l’expédient d’un appui étranger. Mais il faut un début à tout.

Harouna Kaboré s’est légitimement inquiété des conséquences socio-économiques de l’initiative, qualifiée de néocolonialiste. On ne dispose malheureusement pas dans la presse des excellents arguments qu’il a utilisé pour défendre cette thèse intéressante. On imagine deux extrêmes.

Soit, il a expliqué que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes burkinabè, que les travailleurs sont protégés par des lois rigoureuses et que l’environnement l’est tout autant. Dans ce cas, il est évident que l’initiative jette un discrédit immérité sur un pays à la pointe de la politique sociale et environnementale. Si tel est le cas, l’initiative est une offense à l’honneur de sa nation. Elle est bel et bien néocolonialiste

Soit, il a expliqué que la situation n’était pas tout à fait satisfaisante, que le Burkina Fasso n’est pas la Suisse, mais que le travail mal payé et polluant au bénéfice d’une entreprise suisse vaut mieux que pas de travail du tout et que la justice intègre de son pays réprime les excès les plus graves. Là aussi, l’initiative est une agression à l’égard d’un pays modeste mais fier de son indépendance.

Ces deux cas de figure justifient pleinement l’adjectif néocolonialiste infligé aux initiants. Ce n’est pas parce que la Suisse est la patrie des droits de l’homme et de l’environnement qu’elle peut imposer ses exigences à un pays laborieusement en voie de développement. Nous n’avons que trop tendance à anathématiser comme corruption ce qui n’est qu’une plaisante coutume locale, intégrée à tous les échelons du pouvoir, de l’agent de police au président de la République. Si les caisses de l’Etat sont vides au point de ne plus payer les salaires de la fonction publique, il est normal que celle-ci se rétribue au moyen de cadeaux librement consentis par des citoyens quémandeurs et reconnaissants.

Le néocolonialisme est pire que tout, parce qu’il se pare des apparences de la vertu, tandis que le colonialisme pur et dur assume pleinement sa condition. Il exploite matériellement le pays colonisé sans prétendre lui imposer les mœurs du colonisateur : il affecte le corps mais point l’âme.

Certains esprits moroses se sont inquiétés de savoir qui paya le voyage du ministre. Pire. Ils ont évoqué les bénéfices que tirerait le gouvernement burkinabé ou certains de ses membres de l’activité au Burkina de sociétés ayant leur siège en Suisse. Ce ne sont là que des affaires privées qu’il est malvenu d’étaler sur la place publique. D’ailleurs, les commissions versées aux autorités locales par des entreprises suisse sont défalquées des bénéfices de celles-ci en Suisse, en toute légalité helvétique faut-il le souligner.

Cependant ne risquerait-on point que l’UDC puisse s’indigner devant « l’intolérable ingérence étrangère dans la politique intérieure suisse » ? Aucun danger :   ce parti est le plus opposé  de tous à l’initiative parce qu’elle est directement contraire à nos intérêts bien compris. Ce qui se passe ailleurs ne nous concerne pas. Hors la Suisse, point de salut.

Ainsi tout est sous contrôle. Même les pays prétendument exploités viennent clamer leur indignation jusqu’à Berne. C’est du jamais vu. Et l’on ne peut que souhaiter que l’habitude s’en prenne. Soit dit en passant, on peut déplorer qu’aucun ministre thaïlandais ne soit venu se plaindre, jusqu’à présent, de la répression en Suisse des pédophiles suisses agissant dans son pays.  Il y a là une lacune qu’il urge de combler. Notre conception étriquée de la vertu n’est pas un impératif mondial. L’hypocrisie helvétique permet d’importer des prostituées sur le sol national alors qu’elles préfèreraient peut-être rester en famille. Après le Burkina Faso la Thaïlande nous adresserait ainsi une rude leçon de morale pratique.