Réfugiés: pourquoi Xi Jinping ne se fâche pas ?

Au temps de la guerre froide, si une rencontre diplomatique et à fortiori une visite d’Etat avait lieu, l’un des thèmes les plus délicats à l’ordre du jour était celui des réfugiés. Le fait que les pays de l’Ouest accueillent à bras ouverts des opposants politiques russes ou hongrois était vu comme un affront diplomatique majeur par leurs gouvernements. 

Accueillir les réfugiés d’un autre Etat était un acte politique de désapprobation voire d’hostilité au même titre que les sanctions commerciales et les invectives verbales. Ce caractère profondément politique de l’asile s’inscrivait dans une continuité historique remontant aux proscrits du XIXe siècle – accueillis par les Etats libéraux, aux aristocrates de la révolution français – accueillis par les monarchies et même aux réfugiés protestants du XVIIe qui trouvèrent asile et terres réformées.

Dans une telle logique, pour qu’une visite aussi amicale que celle qu’effectue Xi Jinping en Suisse puisse se dérouler, il eut fallu que la Suisse ne soit qu’une destination très marginale et peu accueillante pour les réfugiés chinois.

Or il n’en est rien, bien au contraire !

En 2015 la Suisse a été – avec 578 demandes d’asile – le 3e plus important pays d’accueil de demandeurs d’asile chinois en Europe. Derrière la France (2961) et la Grande-Bretagne (770), mais devant l’Allemagne (537). En termes relatifs aussi, la surreprésentation des Chinois (nb. y compris les Tibétains) parmi les demandeurs d’asile en Suisse est marquée: près de 10% des demandes d’asile chinoises en Europe sont déposées en Suisse alors qu’elle ne reçoit que 2.5% des demandes d’asile toutes origines confondues. Et, plus déterminant encore, les Chinois sont bien accueillis ! : la plupart des demandes d’asile (69.8%) débouchent sur une protection de la Suisse (statut de réfugié ou admission provisoire) et la population chinoise relevant du domaine de l’asile augmente en conséquence (3000 personnes au 31.12.2015).

En d’autres temps, il y aurait eu matière à incident diplomatique. Aujourd’hui il suffit de tenir à l’écart les opposants trop bruyants pour que les délégations restent tout sourire et que d’innombrables accords de coopération soient envisagés… Sans être dans le secret des discussions sino-suisse il ne semble pas que l’accueil de réfugiés soit très prééminent dans l’ordre du jour…

Comment expliquer un tel mystère ? L’ascendant pris, tant chez les autorités suisses que chinoises par le pragmatisme économique est un élément, mais il ne suffit pas. C’est selon moi la signification même de l’asile et du statut de réfugié qui a subi ces dernières années une transformation. Cette évolution – qui vaut pour toutes les origines de réfugiés – a fait perdre à l’asile son caractère historiquement politique pour lui donner une fonction essentiellement humanitaire: les critères d’accueil pratiqués ne sont plus liés que très indirectement à un jugement porté sur un Etat d’origine. Ils sont fonction de la situation humanitaire individuelle des personnes accueillies. L'accueil par la Suisse de réfugiés chinois n'est plus une critique frontale du régime de Pékin. Elle découle des obligations internationales de la Suisse et de la pratique des tribunaux suisses. C’est ce glissement du politique vers l’humanitaire et le judiciaire – analysé entre autre dans un ouvrage de Matthew Price – qui rend les réfugiés chinois presque invisibles, mais qui dans le même temps, à l'échelle monde, élargi fortement le cercle des bénéficiaires possibles de la politique d’asile humanitaire et débouche sur une croissance tendancielle des demandes de protection.

Par une coïncidence fortuite de calendrier, le jour même de la visite en Suisse du président chinois, Barak Obama mettait fin à l’accueil collectif des réfugiés cubains sur le territoire américain. Un accueil historique, précisément encore fondé sur une conception politique de l’asile et qui déplaisait fort aux autorités cubaines.

Price, M. E. 2009. Rethinking Asylum. Cambridge: Cambridge University Press.

L’islam: défi pour la Suisse (interview)

Interview publié en italien dans le Giornale del Popolo 

 

1) Certains des récents attentats terroristes ont étés attribués aux musulmans des banlieues (de Nice, Bruxelles,.) . Est-ce que cette ghettoïsation et islamisation des périphéries est présente dans les villes suisses ?

Non, les agglomérations suisses ne connaissent pas de ghettos comparables. Cependant, il est vrai que certains quartiers sont défavorisés : les immeubles sont plus vétustes, il y a plus de gens à l’aide sociale et de personnes pauvres, etc… Ces quartiers sont aussi ceux où les immigrants trouvent des logements et on y trouve donc une concentration de certains groupes dont des musulmans. Il faut veiller à ce que la précarité ne débouche pas sur des problèmes sociaux qui peuvent prendre la forme d’une radicalisation. C’est un défis très sérieux aussi en Suisse.

2) Quel modèle d'intégration est appliqué en Suisse ? En quoi est-ce qu'il se différencie des politiques d'intégrations des villes françaises ou belges ?

Le modèle suisse c’est celui de l’intégration par le travail. C’est parce qu’ils ont trouvé un emploi et contribué à la prospérité que les Italiens, Espagnols, Yougoslaves ou Turcs du passé ce sont très bien intégrés. Il faut tout faire pour que les nouveaux arrivants accèdent au travail. Notre grande chance c’est la bonne santé de l’économie suisse.

3) Quelle est la différence (de vie, d'adaptation, d'attitude,.) entre les musulmans arrivés en Suisse pour travailler avant les années 90 et ceux qui sont entrés via l'asile ?

La différence tient précisément au marché du travail – dans les années 90 les Turcs et les Kosovars venaient avec déjà un contrat de travail en poche  – le danger aujourd’hui est que les personnes arrivées par la voie de l’asile restent désœuvrées. Ceci ne concerne pas spécifiquement les musulmans : les Erythréens par exemple ne sont pas majoritairement musulmans mais il faut les aider et les encourager à s’insérer.

4) Est-ce que les musulmans en Suisse représentent un group hétérogène ou homogène ?

La population musulmane est très diverse: des personnes arrivées de longue date pour travailler – c’est le groupe majoritaire – en provenance du Kosovo, de Macédoine, de Turquie, etc… et des groupes – eux aussi très divers – qui ont fui la violence d’Afghanistan, d’Irak, de Syrie. Chaque groupe a des pratiques et un rapport à la religion spécifique. Il n’y a absolument pas les « chrétiens » d’un côté et les « musulmans » de l’autre mais une grande diversité de part et d’autre. C’est une chance.

5)  Comment voyez-vous l'attitude de la société suisse envers cette partie de la population ? 

Je comprends l’inquiétude d’une partie de la population. L’Occident a une relation difficile avec l’Islam depuis le XVe siècle ! et les  groupes fondamentalistes actuels font peur. Cependant la peur est mauvaise conseillère. Interdire certaines pratiques  au lieu de privilégier le dialogue peut aller en sens contraire du but recherché en poussant certains à se refermer sur eux-mêmes. Il faut être dur et inflexible vis-à-vis des individus qui transgressent nos lois et nos valeurs mais pas stigmatiser un groupe tout entier. Je crois à la force du modèle démocratique et humaniste : une très grande majorité des musulmans s’y reconnaissent.

6) Aujourd'hui, ce sont les personnes issues de la migration qui garantissent que la population ne décline pas drastiquement. Cela peut-il présager une augmentation exponentielle des musulmans dans l'avenir ?

Non, la politique migratoire est clairement orientée sur les pays proches avec les accords de libre-circulation avec l’UE. C’est cette migration qui domine largement. L’immigration des pays musulmans ne représente qu’une minorité (environ 15% des arrivées) alors que beaucoup de gens pensent qu’elle domine. L’immigration des pays musulmans et d’ailleurs plus faible aujourd’hui qu’il y à 25 ans !

 

Nb. ce dernier point à été traité dans un blog sur l'islamisation de la Suisse

Des magiciens au parlement

Ainsi donc il a suffi de quelques heures de débats – certes féroces – pour que le Conseil national fasse passer la météo migratoire d’un ciel résolument bouché depuis 2 ans et demi à une riante éclaircie : la mise en place d’une préférence nationale légère serait – il suffisait d’y penser – une réponse au 9 février assez indolore pour ne pas froisser Bruxelles et pour rallier une majorité derrière une loi de (non-)application au goût de l’économie.

En comparaison du discours des autorités dans l’immédiat après 9 février 2014 le retournement est spectaculaire : on jurait à l’époque avec la mine sombre qu’en aucun cas le nouvel article constitutionnel 121a ne permettait la moindre marge de manœuvre interprétative et ceux qui – comme la juriste Astrid Epiney – prônaient une application souple étaient bien peu écoutés.

Tout semble avoir changé par la magie des alliances parlementaires et d'un peu d'imagination.

On peut et on doit évidemment se réjouir de voir le parlement prendre ses responsabilités et ne pas remettre en place des quotas "vieux style". J’avais moi-même suggéré que la mise en place d’un contingent global suffisamment généreux pouvait contenter Bruxelles tout en respectant la Constitution. Mais il faut reconnaître que le parlement a, pour le coup, été un peu loin en se passant d’énoncer le moindre objectif  de maîtrise de l’immigration un tant soit peu concret.

En premier lieu le grand-écart constitutionnel va bien au-delà de la fameuse non-application de l’Initiative des Alpes et constituerait un précèdent historique fâcheux.

En second lieu il faut être clair: la préférence nationale light est à ranger dans la même catégorie de mesure symboliques que les initiatives visant à mieux exploiter le potentiel indigène lancée en 2011 et qui n’avaient pas permis d’éviter le 9 février 2014 ou les incantations à la modération dans l’embauche d’étrangers censées contrer les initiatives Schwarzenabach des années septante. La tentation d’engager à l’étranger à moindre coût et à meilleure qualification restera très forte et fera bondir l’immigration à la moindre reprise conjoncturelle.

En troisième lieu, la non-application du plafonnement constitutionnel de l’immigration ne pourra se faire sans qu’un référendum UDC n’ait de chance de succès que si la tendance actuelle au déclin du solde migratoire se poursuit. Le pays se prend donc en otage d’évolutions conjoncturelles qu’il ne maîtrise pas. L’évolution très incertaine de la crise migratoire pourrait à cet égard contaminer fâcheusement le débat sur la libre-circulation si les demandes d’asile augmentaient à nouveau fortement en Suisse. L’UDC jouerait alors sur du velours en invoquant le non-respect de la Constitution.

On se demande donc si une solution constitutionnellement « propre » alliant un nouveau vote populaire – sur le modèle RASA, FORAUS ou contre-projet – impérativement flanquée de solides garanties de maîtrise eurocompatible de l’immigration telles que des mesures d’accompagnement musclées, une lutte farouche contre le dumping salarial et éventuellement une clause de sauvegarde négociée ne serait pas un meilleur projet à long terme. Le problème est que sur ce point une alliance parlementaire est beaucoup plus difficile à trouver.

 

 

Compléments (mis à jour ultérieurement)

  • Prof. Epiney http://www.nzz.ch/meinung/zuwanderungsinitiative-volkswille-und-verfassungsauslegung-ld.119739
  • Prof. Grisel https://www.letemps.ch/opinions/2016/09/26/suisseue-voie-suivie-conseil-national-nest-conforme-nos-institutions
  • Prof. Boillet https://www.letemps.ch/opinions/2016/09/26/initiative-contre-limmigration-masse-un-pari-impossible-tenir
  • Point de vue de la CN G. Savary: https://www.letemps.ch/opinions/2016/10/03/immigration-masse-non-ne-trahissons-constitution

 

Les naturalisations en hausse

Les chiffres définitifs des naturalisations que nous évoquions dans un Blog précèdent sont tombés. Plus de 40'000 personnes ont acquis la nationalité Suisse en 2015 et la hausse est très sensible par rapport aux années précédentes.Beaucoup d’étrangers sont désormais en Suisse depuis longtemps et satisfont aux conditions de naturalisation. Pour les réfugiés qui sont de plus en plus nombreux, la nationalité suisse est particulièrement attractive. Elle marque une volonté d’établissement avec peu de perspectives de retour. La croissance répond aussi sans doute à un durcissement et aux incertitudes de la politique suisse vis-à-vis des étrangers « post- 9 février 2014 ». La nationalité c’est la garantie de pouvoir rester quoi qu’il arrive. De plus, se naturaliser en 2015, c’était prendre les devants par rapport aux durcissements bien réels de la loi sur la nationalité qui entreront en vigueur le 1.1.2018. Même si la durée de séjour  sera réduite de 12 à 10 ans l’exigence d’un permis C privera les personnes admises provisoirement et  certains fonctionnaires internationaux de la possibilité de devenir Suisse. Le canton de Genève a pris les devants et incite les étrangers présents de longue date à se naturaliser. A cet égard, on va sans doute connaître aussi de fort taux de naturalisation l’an prochain.

Voici les réponses données à Basile Weber lors d’une interview publiée sur ce thème par le journal COOPERATION (19 juillet 2016).

1.       Quels sont les facteurs qui influencent la décision de se faire naturaliser?

« Faire pleinement partie de la communauté », se sentir « chez soi » sont  souvent évoqués par les candidats.Mais le passeport suisse permet aussi de voyager plus facilement et d’avoir la certitude de pouvoir rester et revenir en Suisse.

2.      Est-ce que les personnes de certaines nationalités sont plus enclines à se faire naturaliser que d’autres?

Les personnes qui ont dû  « tout quitter » – surtout les réfugiés – sont souvent très demandeuses d’une nationalité qui permet « une nouvelle vie ». Les migrants de l’UE ou ceux qui envisagent de rentrer sont moins enclins à se naturaliser.

3.       En comparaison européenne, le taux de naturalisation en Suisse est relativement bas. Comment l’expliquez-vous?

Ce taux était historiquement encore plus bas. Il a augmenté, mais reste inférieur à la moyenne européenne. Certaines personnes ne souhaitent pas changer de nationalité. Le temps de séjour nécessaire de 12 ans [nb. 10 ans dès 2018] et les exigences élevées posées par la Suisse sont aussi un frein. Dans un pays comme la Suède, la nationalité s’acquiert après quelques années et ce n’est qu’une formalité administrative.

4.      Pensez-vous que la Suisse devrait assouplir ses conditions d’octroi de la nationalité?

Pour la 3e génération (personnes dont les grands-parents étaient déjà en Suisse), c’est vraiment une nécessité. Le parlement y travaille actuellement. Pour les autres, avec la révision de la loi dès 2018, les conditions seront  au contraire plus restrictives (permis C exigé).

5. Le taux de naturalisation varie aussi fortement selon les cantons. Pourquoi existe-t-il de telles différences?

Le profil des étrangers (durée de séjour, nationalité) varie d’un canton à l’autre. Mais certains cantons encouragent activement la naturalisation ce qui est une bonne chose. Les naturalisés ont les même droits et les même devoirs que les Suisses. Ils renforcent ainsi la cohésion nationale.

Vers une islamisation de la Suisse ?

Read this Blog in English on the website of the National Center of Competence in Research for migration and mobility studies at the University of Neuchâtel

Le spectre d’une islamisation de la Suisse est brandi par des milieux qui y voient un danger imminent. Le terme renvoie à une évolution quantitative qui verrait la population d’origine musulmane prendre l’ascendant sur les autres groupes de la société. Tel était le message explicite véhiculé en 2013 par une affiche du Comité d’Egerkingen avant la votation sur « l’immigration de masse » prévoyant « bientôt 1 millions de musulmans en Suisse ». En 2004 déjà, un « Comité contre la naturalisation de masse » mettait en garde par des annonces dans plusieurs quotidiens suisses contre une «musulmanisation» en dénonçant un doublement de la population musulmane tous les dix ans et à terme une majorité musulmane en Suisse…

Par-delà les milieux ouvertement islamophobes, l’idée selon laquelle la population musulmane s’accroît de manière de plus en plus rapide sous-tend beaucoup de discussions politiques et médiatiques. C’est aussi la thèse de certains intellectuels dénonçant l’émergence d’une « Eurabie » remplaçant l’Europe.

Qu’en est-il actuellement ? Quelle est l’évolution probable de la population musulmane en Suisse dans le futur ? 

La population se déclarant musulmane a, de fait, augmenté de manière rapide au cours des décennies 1980 à 2000 passant de 16'000 en 1970 à 56'000 en 1980, 152'000 en 1990 et 310'000 en 2000[1]. Il échappe par contre à beaucoup d’observateurs que l’immigration en provenance de pays comptant une forte proportion de musulmans a ensuite considérablement ralenti. Ce ralentissement est bien visible sur notre graphique – inédit – des soldes migratoires regroupés par pays d’origine. L’indicateur est imparfait[2], mais il permet faute de mieux de juger à quel point les pays comptant de nombreux ressortissants musulmans (en vert et en bleu sur le graphique) sont représentés dans l’immigration effective et durable vers la Suisse. On constate ainsi que l’immigration de Turquie et les importants mouvements migratoires en provenance de l’Europe du Sud-Est[3] (Kosovo, Bosnie et Herzégovine, Macédoine et Albanie) qui constituaient + de 50% de l’immigration à la fin des années quatre-vingt fléchissent fortement dès 1993. C’est cette immigration qui fut à l’origine du doublement de la population musulmane entre 1990 et 2000. Sa diminution est loin d’être compensée par les nouveaux pays musulmans d’immigration que sont désormais, dans un contexte d’asile, la Syrie ou l’Afghanistan[4].

En 2015, les pays membres de l’Organisation de la coopération islamique et le Kosovo totalisent une immigration nette de +8 283 tandis que celle des pays de l’UE-AELE atteint +47 867 et l’immigration nette totale vers la Suisse +71 495. Avec 11.6% le poids de l’immigration des pays musulmans ne représente plus aujourd’hui qu’un dixième de l’immigration. Les principaux pays d’origine “musulmans” en 2015 sont le Kosovo (+2 353), la Syrie (+1 756), l’Afghanistan (+484), la Turquie (+596), la Somalie (+383), la Tunisie (+342) et le Maroc (+302).

On pourra objecter que l’immigration n’est pas le seul facteur contribuant à la croissance de l’effectif des musulmans. Certains Suisses se convertissent à l’Islam et les taux de natalité des populations issues de certains pays musulmans sont élevés. Suffiraient-ils à faire croître massivement la population musulmane malgré le ralentissement de l’immigration ? Une réponse est donnée par les projections de populations par religions du PEW research center[5] qui tiennent précisément compte de la natalité, de la propension aux conversions et de la structure par âge des populations. A l’évidence l’effet reste modeste : pour 2050, PEW chiffre la proportion de musulmans en Suisse à 7.5% contre 5% aujourd’hui[6]. Quelle que soit la population totale en 2050, on est loin du million et encore plus d’une majorité musulmane !

Pourquoi un tel décalage se manifeste-t-il entre la perception de l’immigration musulmane et la réalité ? Une première explication tient à une visibilité plus grande des migrants actuels des pays arabes, dont beaucoup arrivent par la voie de l’asile, par rapport aux musulmans turcs et kosovars du passé. Il tient aussi à une tendance observée dans la plupart des pays d’immigration à surestimer les proportions de musulmans dans la population. Ainsi, une enquête récente IPSOS-Mori dans 14 pays[7] montre qu’en moyenne le pourcentage de musulmans est estimé à 16% alors qu’il est de 3% en réalité. En France l’estimation est de 31% contre un chiffre effectif de 8%. En Australie l’estimation est de 18% contre 2% en réalité.

En conclusion et au vu de l’immigration actuelle, la population musulmane de la Suisse va certainement augmenter au cours des prochaines décennies, mais dans une proportion bien plus modeste que ne le laissent penser les milieux islamophobes et que ne le croit une bonne partie de la population. Cette croissance recouvrira une grande diversité de foi et de pratique et elle n’est pas à craindre en soi. Le vrai défi n’est pas la proportion de tel ou tel groupe, mais la manière dont croyances et non-croyances coexistent dans la société. Estimer des effectifs globaux reste cependant important pour dissiper les peurs infondées et lutter contre leur instrumentalisation politique.

 

[1] En comptant les ressortissants suisses de confession musulmane. Source: chiffres des Recensements fédéraux et “Rapport du Conseil fédéral sur la situation des musulmans en Suisse”, Bern, 2013, p. 19.

[2] Faute de données individuelles sur la religion des immigrants, nous considérons ici comme “musulmans” les pays membres de l’Organisation de la coopération islamique (OIC). Ceci ne signifie pas forcément que ces pays sont à majorité musulmane mais est le plus souvent le cas. Nb. Le Cameroun, la Guyane, le Surinam et l’Ouganda ont été retirés de la liste car leur population musulmane est très faible. Le Kosovo est ajouté pour la raison inverse.

[3] Il n’est pas possible de distinguer les différents pays de l’ex-Yougoslavie dont certains sont à majorité musulmane et d’autres à majorité chrétienne. Nous les regroupons donc dans une catégorie spécifique en bleu.

[4] Nous dénombrons ici l’immigration durable (population résidante permanente au sens du SEM). Une personne ayant demandé l’asile en Suisse n’y est comptée qu’au moment où elle reçoit un statut de séjour B ou C. La prise en compte dès leur arrivée des demandeurs d'asile et des personnes admises provisoirement ne changerait pas fondamentalement les conclusions ci-dessus.

[5] http://www.pewforum.org/2015/04/02/religious-projections-2010-2050/

[7] La Suisse n’a pas été inclues dans l’étude IPSOS.

 

 

Les migrants ne sont pas un fleuve

L’argument selon lequel la fermeture de certaines frontières européennes aura pour seul effet de détourner les demandeurs d’asile vers d’autres pays d’accueil est très populaire ces derniers jours.

Etrangement on le trouve aussi bien dans les milieux opposés à toute forme d’ouverture que chez les partisans d’un large accueil des réfugiés. Parmi les premiers, les Conseillers fédéraux UDC ont récemment envisagé avec inquiétude un afflux massif vers la Suisse comme réponse à l’accord entre l’UE et la Turquie. Mais l’autre bord n’est pas en reste : l’émergence spontanée d’itinéraires alternatifs serait inévitable et démontrerait le caractère illusoire de toute tentative de freiner les processus migratoires : « Vouloir empêcher les migrations est aussi vain que de vouloir empêcher la nuit de succéder au jour ».

Les deux camps évoquent en fin de compte une métaphore naturaliste ou hydraulique classique au sujet des migrations forcées. Tels une rivière ou un torrent, les migrants seraient immanquablement destinés à s’écouler vers leur destination en contournant les obstacles.

S'il est juste que la fermeture totale des frontières est une illusion, cette interprétation fait peu de cas de l’impact que peuvent avoir les politiques migratoires sur les décisions de partir et néglige le fait que les migrations mondiales restent aujourd’hui largement régulées pars des politiques aux effets notables. Dans le contexte actuel, elle fait surtout fi des contraintes géographiques qui restent déterminante pour des populations en fuite. S’il est probable qu’un certain nombre de migrants tenteront  bien de voyager vers l’Europe via l’Albanie, peu de ceux arrivés en Grèce disposent – après une première traversée en mer Egée – des ressources pour payer un second passeur dans l’Adriatique. On doit aussi se rappeler que l’UE dispose, tout comme la Suisse, d’un accord de réadmission avec ce pays.  A fortiori, le raisonnement qui voit les traversées se reporter de la Turquie sur Lampedusa semble largement déconnecté de la réalité géographique d’un passage obligé via Israël (!) et de milliers de kilomètres de côtes égyptiennes et libyennes à franchir…

La migration n'a rien d'une mécanique des fluides. Elle reste un phénomène social largement soumis aux politiques. Reste à choisir les meilleures…

Le BREXIT pour soulager Calais ?

L’affirmation du ministre français de l’économie Emmanuel Macron selon lequel "Le jour où [l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE] sera rompue, les migrants ne seront plus à Calais" est évidemment destinée à convaincre les britanniques de s’opposer au BREXIT. Son raisonnement se fonde sur l’idée que l’abrogation des accords du Touquet permettant à la Grande-Bretagne d’effectuer des contrôles sur sol français permettra aux migrants de gagner facilement l’Angleterre. Cette affirmation reste très hypothétique et présente un côté pervers. Elle donne en effet l’impression à tous ceux que la situation de Calais scandalise que la fin de la coopération européenne améliorerait les choses.

Rien n’est plus faux car, bien au contraire, c’est l’insuffisance de la collaboration franco-britannique et en particulier le fait que la Grande-Bretagne ne soit que très partiellement partie prenante aux accords de Dublin et aux programmes d’accueil de réfugiés développés par l’UE qui explique la jungle de Calais. Une fois en Angleterre, un demandeur d’asile ayant séjourné en France y est rarement reconduit au titre de Dublin comme c’est le cas s’il se rend en Suisse. Une incitation à tenter le passage au péril de sa vie est donc à craindre. A l’inverse, de nombreux migrants bloqués à Calais ont des membres de leur famille en Grande-Bretagne. Or les accords de Dublin permettent précisément de tenir compte – certes imparfaitement – des liens familiaux (cf. art. 8 à 11 et 16). S’ils étaient appliqués avec humanité, ils donneraient la possibilité à de nombreux migrants bloqués à Calais de déposer une demande d’asile en Angleterre après s’être enregistré en France.

Ceci ne suffit pas à donner un satisfecit aux accords de Dublin car faute d’une véritable politique de répartition des responsabilités, ils sont aussi une cause du chaos de l’asile en Europe, mais cela montre que c’est bien la voie d’une collaboration renforcée qui doit être suivie pour le résoudre. Pas celle d’un Brexit. Sur ce point, M. Macron, nous sommes d’accords.

Les migrants vont-ils “déferler en Suisse” ?

Jusqu’ici la Suisse avait dans une large mesure pu se tenir à l’écart de la crise migratoire de 2015 avec une augmentation des demandes d’asile d’environ 16'000 par rapport à 2014 alors que des centaines de milliers de nouveaux arrivants gagnaient l’Europe. Les durcissements en cours dans de nombreux pays du Nord inquiètent cependant au Tessin et en Suisse orientale et le président de la Conférence des directeurs cantonaux de justice et police sonne l'alarme. L’Autriche vient d’annoncer qu’elle plafonnerait le nombre de demandes d’asile annuelles tandis que l’Allemagne va prolonger les contrôles à ses frontières et que la Suède met fin à sa politique d’ouverture.

Une approche strictement géopolitique basée sur l’observation de la carte de l’Europe et sur le constat de la persistance des crises dans les zones d’origines justifie à première vue ces craintes avec le risque d’un double transfert  vers la Suisse:

  • le long de la frontière autrichienne  pour les migrants issus de la route des Balkans par la Croatie et la Slovénie
  • Plus fondamentalement, avec la réactivation de la route de l’Italie via l'Afrique du Nord, Lampedusa remplaçant à nouveau la Grèce comme porte d’entrée de l’Europe

Un tel scénario est envisageable, mais un report massif des demandes d’asile vers la Suisse reste peu probable. En premier lieu la configuration géographique du Nord de l’Italie et la nécessité de parcourir d’Est en Ouest tout le territoire autrichien continuera d’isoler en partie la Suisse. Les populations concernées par la route des Balkans – issues du Moyen-Orient et d’Asie – ne sont, en outre, pas les mêmes que celles qui empruntent la route de Lampedusa, issues plus fréquemment du continent Africain. La possibilité de choisir une route plutôt qu’une autre est très limitée.

En second lieu, l’Allemagne et la Suède vont rester attractives même si leurs politiques se durcissent. Ceci en raison des liens familiaux et diasporiques désormais établis : les communautés irakiennes et syriennes en particulier y sont désormais bien implantées. L’expérience historique d’autres durcissements des politiques d’asile est à cet égard éclairante. Ainsi, dans les années 1990 lorsque l’Allemagne, alors première destination d’asile, a durci sa politique, il n’y eut qu’une déviation atténuée vers la Suisse, la Belgique et les Pays-Bas.

A cela s’ajoute que la Suisse, même si des pays durcissent leur politique, reste exigeante en matière d’asile. Elle a en quelque sorte devancé ses voisins dans la course à la dissuasion et ceux-ci tentent désormais de la suivre.

Un second scénario, tout aussi réaliste que celui d’un report des demandes d’asile vers la Suisse, pourrait par ailleurs être envisagé. Ainsi le revirement en cours en Allemagne et, de manière générale, le durcissement annoncé des politiques migratoires, pourraient réduire les migrations tout comme l’ouverture allemande de 2015 a contribué à les accroître. A fortiori, si les efforts actuels de l’UE pour obtenir de la Turquie une rétention efficace et une réadmission des migrants tentant leur chance en méditérannée orientale aboutissent, les tentatives de traversée pourraient diminuer de manière spectaculaire. Ainsi en 2007, l’Espagne était parvenue à mettre fin à la "crise des pirogues" vers les ìles Canaries en mettant en place un refoulement sévère vers le Sénégal. Dans un tel scénario, la question des besoins de protection des migrants fuyant des conflits reste évidemment posée.

En conclusion, il est à l’heure actuelle impossible d’élaborer un scénario unique pour l’évolution des demandes d’asile en Suisse. La panique n’est pas de mise mais l’inquiétude est justifiée. On peut souhaiter qu’elle porte aussi sur le sort des migrants, qu’ils parviennent à gagner l’Europe ou qu’ils soient retenus dans les zones de premier accueil.

La fermeture stimule-t-elle les naturalisations ?

En interprétant de manière un peu approximative mes propos dans un récent intreview à la RTS, plusieurs médias ont titré catégoriquement sur le lien entre les initiatives de l'UDC et un accroissement des naturalisations en Suisse. Les chiffres des naturalisation 2015 ne sont pas encore disponibles mais, si une croissance se confirme, elle pourrait en effet être attribuée en partie à une désécurisation d'une partie de la population étrangère. Pour les détenteurs d'un permis de séjour, la possible résiliaton des accords de libre-circulation avec l'UE suite au 9 février 2014 équivaudrait en effet à la perte de certains droits comme celui de revenir en Suisse après un séjour à l'étranger. De manière générale le statut de séjour des ressortissants de l'UE serait fragilisé. Devenir suisse permettrait de s'en prémunir.

L'expérience historique des années septante semble bien aller dans ce sens même si des études historiques approfondies restent nécessaires: les initiatives Schwarzenbach auraient désécurisés certains étrangers et les auraient poussés à devenir suisses avec pour conséquence une croissance des naturalisations au début des années septante (cf. graphique).

D'autres hypothèses peuvent cependant expliquer un éventuel accroissement des naturalisation dont en premier lieu la future suppression de la naturalisation pour les non-détenteurs d'un permis C. Ce durcissement peut aussi être attribué en partie à l'UDC. Une autre hypothèse tient à la situation sur le marché du travail et là l'UDC n'y est pour rien: se sentant menacés par une dégradation économique dans leur secteur, certains étrangers craignant de perdre leur emploi peuvent opter, par sécurité, pour la nationalité suisse.

Enfin la composition par nationalité de la population étrangère joue un grand rôle pour expliquer les naturalisations. Ainsi, si un groupe important de personnes provenant de pays politiquement instables atteint 12 ans de séjour, on observe en général un accroissement des naturalisations car le passeport suisse leur ouvre tout une série de possibilités. A l'inverse, les ressortissants de pays stables dont le passeport permet de voyage aisément ont moins tendance à demander la nationalité. Une fois de plus les explications monocausales prisées par les médias doivent être complexifiées. 

 

Intégration: en Suisse mieux qu’ailleurs ?

Le Centre national de compétence sur les migrations « NCCR – On the move » de l’Université de Neuchâtel accueillait jeudi 3 décembre Thomas Liebig expert des migrations et du marché du travail à l’OCDE. Sa conférence portait sur les résultats d’une vaste comparaison de l’intégration des immigrés dans les pays de l’OCDE. Ce projet, bien qu’il envisage un nombre d’indicateurs un peu plus restreint que ne le fait l’Office fédéral de la statistique, offre le grand avantage de pouvoir positionner la Suisse en regard de nombreux autres pays d’immigration. Le site de l’OCDE offre à cet égard un remarquable outil interactif permettant de choisir les critères de comparaison et les pays à comparer.

L’impression qui se dégage est tout en nuances. L’intégration y apparaît comme un processus de longue haleine. De manière générale et dans tous les pays, les immigrants se retrouvent dans des situations de désavantage que ce soit dans le domaine de la langue, du logement, de la santé, de l’école ou du marché du travail. Avec le temps, eux et leurs enfants trouvent cependant pour la plupart leur place dans une société qu’ils contribuent à transformer.

Les grands facteurs explicatifs des différences d’intégration entre pays relèvent de trois grandes familles. Le profil des migrants eux-mêmes (ainsi un niveau de qualification élevé à l’entrée facilite l’intégration), la situation du pays d’accueil (la bonne conjoncture est évidemment la grande chance de la Suisse) et les politiques d’intégration qui appuient ou au contraire freinent la participation des immigrés. Ces dernières ne sauraient avoir autant d’impact que les deux premières mais ce sont les seules sur lesquelles il est possible d’agir. Ce n’est que récemment, avec la mise en place des Programmes d’intégration cantonaux que la Suisse en a véritablement pris conscience.

Il ressort des différents indicateurs présentés que la Suisse et ses immigrés s’en tirent plutôt bien. Ces derniers sont, en particulier, bien intégrés sur le marché du travail. Ils exercent le plus souvent des activités en rapport avec leurs compétences et sans déclassement professionnel[I1] . Ils sont en outre moins nombreux à se sentir discriminés[I2] , même si l’on sait que la discrimination existe bel et bien envers certains groupes.

L’opinion des Suisses à l’égard de l’impact économique de la migration s’avère par ailleurs moins défavorable que dans la moyenne européenne, même si la démocratie directe donne aux mécontents plus d’occasions de s’exprimer.

C’est dans le domaine de la formation que la Suisse déçoit. Sur la base de l’expérience des migrants des années soixante à quatre-vingt, on s’était en effet habitués à l’idée que le système scolaire parvenait bien à faire face aux défis de la migration. L’étude de l’OCDE montre pourtant que la mobilité sociale, dont l’école devrait être garante, reste particulièrement difficile en Suisse. Ainsi la proportion des jeunes migrants obtenant un diplôme supérieur reste faible et la proportion d’élèves qui parviennent malgré un niveau socio-économique modeste de leurs parents à obtenir de très bons résultats scolaires est quatre fois inférieure chez les enfants immigrés (2 fois chez les enfants nés en Suisse de parents immigrés).

L’un des grands intérêts de l’étude dans le contexte actuel est qu’elle permet dans une certaine mesure d’observer le cas spécifique de la migration des réfugiés. Les constats à cet égard tranchent avec les messages parfois très optimistes émis récemment, surtout en Allemagne, par certains milieux économiques. A l’évidence les pays où – comme en Suède – la part de la migration humanitaire s’accroît rencontrent des difficultés d’intégration accrues.

La Suisse ressort de l’étude comme le pays ayant connu la plus forte immigration par habitant au cours des années récentes. La proportion de l’immigration de réfugiés y est, elle aussi, en croissance. Pour continuer à obtenir de bons résultats et corriger les déficits elle se doit de redoubler d’effort en matière de politique d’intégration.

 

OCDE et Union Européenne (2015), Les indicateurs de l'intégration des immigrés 2015 – Trouver ses marques, Paris, OCDE (2015)

 


 [I1]17% de surqualifiés contre 36% dans l’OCDE

 [I2]9% contre 17%.