Les migrants ne sont pas un fleuve

L’argument selon lequel la fermeture de certaines frontières européennes aura pour seul effet de détourner les demandeurs d’asile vers d’autres pays d’accueil est très populaire ces derniers jours.

Etrangement on le trouve aussi bien dans les milieux opposés à toute forme d’ouverture que chez les partisans d’un large accueil des réfugiés. Parmi les premiers, les Conseillers fédéraux UDC ont récemment envisagé avec inquiétude un afflux massif vers la Suisse comme réponse à l’accord entre l’UE et la Turquie. Mais l’autre bord n’est pas en reste : l’émergence spontanée d’itinéraires alternatifs serait inévitable et démontrerait le caractère illusoire de toute tentative de freiner les processus migratoires : « Vouloir empêcher les migrations est aussi vain que de vouloir empêcher la nuit de succéder au jour ».

Les deux camps évoquent en fin de compte une métaphore naturaliste ou hydraulique classique au sujet des migrations forcées. Tels une rivière ou un torrent, les migrants seraient immanquablement destinés à s’écouler vers leur destination en contournant les obstacles.

S'il est juste que la fermeture totale des frontières est une illusion, cette interprétation fait peu de cas de l’impact que peuvent avoir les politiques migratoires sur les décisions de partir et néglige le fait que les migrations mondiales restent aujourd’hui largement régulées pars des politiques aux effets notables. Dans le contexte actuel, elle fait surtout fi des contraintes géographiques qui restent déterminante pour des populations en fuite. S’il est probable qu’un certain nombre de migrants tenteront  bien de voyager vers l’Europe via l’Albanie, peu de ceux arrivés en Grèce disposent – après une première traversée en mer Egée – des ressources pour payer un second passeur dans l’Adriatique. On doit aussi se rappeler que l’UE dispose, tout comme la Suisse, d’un accord de réadmission avec ce pays.  A fortiori, le raisonnement qui voit les traversées se reporter de la Turquie sur Lampedusa semble largement déconnecté de la réalité géographique d’un passage obligé via Israël (!) et de milliers de kilomètres de côtes égyptiennes et libyennes à franchir…

La migration n'a rien d'une mécanique des fluides. Elle reste un phénomène social largement soumis aux politiques. Reste à choisir les meilleures…

Etienne Piguet

Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel et Vice-président de la Commission fédérale des migrations, Etienne Piguet s'exprime à titre personnel sur ce blog.