Vers une islamisation de la Suisse ?

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Le spectre d’une islamisation de la Suisse est brandi par des milieux qui y voient un danger imminent. Le terme renvoie à une évolution quantitative qui verrait la population d’origine musulmane prendre l’ascendant sur les autres groupes de la société. Tel était le message explicite véhiculé en 2013 par une affiche du Comité d’Egerkingen avant la votation sur « l’immigration de masse » prévoyant « bientôt 1 millions de musulmans en Suisse ». En 2004 déjà, un « Comité contre la naturalisation de masse » mettait en garde par des annonces dans plusieurs quotidiens suisses contre une «musulmanisation» en dénonçant un doublement de la population musulmane tous les dix ans et à terme une majorité musulmane en Suisse…

Par-delà les milieux ouvertement islamophobes, l’idée selon laquelle la population musulmane s’accroît de manière de plus en plus rapide sous-tend beaucoup de discussions politiques et médiatiques. C’est aussi la thèse de certains intellectuels dénonçant l’émergence d’une « Eurabie » remplaçant l’Europe.

Qu’en est-il actuellement ? Quelle est l’évolution probable de la population musulmane en Suisse dans le futur ? 

La population se déclarant musulmane a, de fait, augmenté de manière rapide au cours des décennies 1980 à 2000 passant de 16'000 en 1970 à 56'000 en 1980, 152'000 en 1990 et 310'000 en 2000[1]. Il échappe par contre à beaucoup d’observateurs que l’immigration en provenance de pays comptant une forte proportion de musulmans a ensuite considérablement ralenti. Ce ralentissement est bien visible sur notre graphique – inédit – des soldes migratoires regroupés par pays d’origine. L’indicateur est imparfait[2], mais il permet faute de mieux de juger à quel point les pays comptant de nombreux ressortissants musulmans (en vert et en bleu sur le graphique) sont représentés dans l’immigration effective et durable vers la Suisse. On constate ainsi que l’immigration de Turquie et les importants mouvements migratoires en provenance de l’Europe du Sud-Est[3] (Kosovo, Bosnie et Herzégovine, Macédoine et Albanie) qui constituaient + de 50% de l’immigration à la fin des années quatre-vingt fléchissent fortement dès 1993. C’est cette immigration qui fut à l’origine du doublement de la population musulmane entre 1990 et 2000. Sa diminution est loin d’être compensée par les nouveaux pays musulmans d’immigration que sont désormais, dans un contexte d’asile, la Syrie ou l’Afghanistan[4].

En 2015, les pays membres de l’Organisation de la coopération islamique et le Kosovo totalisent une immigration nette de +8 283 tandis que celle des pays de l’UE-AELE atteint +47 867 et l’immigration nette totale vers la Suisse +71 495. Avec 11.6% le poids de l’immigration des pays musulmans ne représente plus aujourd’hui qu’un dixième de l’immigration. Les principaux pays d’origine “musulmans” en 2015 sont le Kosovo (+2 353), la Syrie (+1 756), l’Afghanistan (+484), la Turquie (+596), la Somalie (+383), la Tunisie (+342) et le Maroc (+302).

On pourra objecter que l’immigration n’est pas le seul facteur contribuant à la croissance de l’effectif des musulmans. Certains Suisses se convertissent à l’Islam et les taux de natalité des populations issues de certains pays musulmans sont élevés. Suffiraient-ils à faire croître massivement la population musulmane malgré le ralentissement de l’immigration ? Une réponse est donnée par les projections de populations par religions du PEW research center[5] qui tiennent précisément compte de la natalité, de la propension aux conversions et de la structure par âge des populations. A l’évidence l’effet reste modeste : pour 2050, PEW chiffre la proportion de musulmans en Suisse à 7.5% contre 5% aujourd’hui[6]. Quelle que soit la population totale en 2050, on est loin du million et encore plus d’une majorité musulmane !

Pourquoi un tel décalage se manifeste-t-il entre la perception de l’immigration musulmane et la réalité ? Une première explication tient à une visibilité plus grande des migrants actuels des pays arabes, dont beaucoup arrivent par la voie de l’asile, par rapport aux musulmans turcs et kosovars du passé. Il tient aussi à une tendance observée dans la plupart des pays d’immigration à surestimer les proportions de musulmans dans la population. Ainsi, une enquête récente IPSOS-Mori dans 14 pays[7] montre qu’en moyenne le pourcentage de musulmans est estimé à 16% alors qu’il est de 3% en réalité. En France l’estimation est de 31% contre un chiffre effectif de 8%. En Australie l’estimation est de 18% contre 2% en réalité.

En conclusion et au vu de l’immigration actuelle, la population musulmane de la Suisse va certainement augmenter au cours des prochaines décennies, mais dans une proportion bien plus modeste que ne le laissent penser les milieux islamophobes et que ne le croit une bonne partie de la population. Cette croissance recouvrira une grande diversité de foi et de pratique et elle n’est pas à craindre en soi. Le vrai défi n’est pas la proportion de tel ou tel groupe, mais la manière dont croyances et non-croyances coexistent dans la société. Estimer des effectifs globaux reste cependant important pour dissiper les peurs infondées et lutter contre leur instrumentalisation politique.

 

[1] En comptant les ressortissants suisses de confession musulmane. Source: chiffres des Recensements fédéraux et “Rapport du Conseil fédéral sur la situation des musulmans en Suisse”, Bern, 2013, p. 19.

[2] Faute de données individuelles sur la religion des immigrants, nous considérons ici comme “musulmans” les pays membres de l’Organisation de la coopération islamique (OIC). Ceci ne signifie pas forcément que ces pays sont à majorité musulmane mais est le plus souvent le cas. Nb. Le Cameroun, la Guyane, le Surinam et l’Ouganda ont été retirés de la liste car leur population musulmane est très faible. Le Kosovo est ajouté pour la raison inverse.

[3] Il n’est pas possible de distinguer les différents pays de l’ex-Yougoslavie dont certains sont à majorité musulmane et d’autres à majorité chrétienne. Nous les regroupons donc dans une catégorie spécifique en bleu.

[4] Nous dénombrons ici l’immigration durable (population résidante permanente au sens du SEM). Une personne ayant demandé l’asile en Suisse n’y est comptée qu’au moment où elle reçoit un statut de séjour B ou C. La prise en compte dès leur arrivée des demandeurs d'asile et des personnes admises provisoirement ne changerait pas fondamentalement les conclusions ci-dessus.

[5] http://www.pewforum.org/2015/04/02/religious-projections-2010-2050/

[7] La Suisse n’a pas été inclues dans l’étude IPSOS.

 

 

Etienne Piguet

Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel et Vice-président de la Commission fédérale des migrations, Etienne Piguet s'exprime à titre personnel sur ce blog.