Restructuration de l’asile, tout change, rien ne change ?

Ce 1er mars entre en vigueur la restructuration du domaine de l’asile portée durant tout son mandat au DFJP par Simonetta Sommaruga et soutenue en 2016 à 66.8% en vote populaire.

L’objectif central, l’accélération des procédures, est répété sans grand succès depuis la première loi sur l’asile de 1979. L’ampleur de la présente réforme lui donne cependant plus de chance que les précédentes, en particulier en raison d’une logique de proximité : l’ensemble de la procédure doit désormais se dérouler dans un seul et même lieu. Plusieurs centres fédéraux pour requérants d’asile (CFA) ont été érigés. Les demandeurs d’asile y séjourneront au maximum 140 jours et leur demande sera traitée sur place. Il est prévu que 60 pourcents de toutes les demandes d’asile feront l’objet d’une décision définitive dans ce délai. Les autres cas seront affectés aux cantons comme par le passé. En complément, des centres dédiés au départ devraient accélérer le renvoi des déboutés.

Contrairement aux réformes précédentes qui penchaient clairement vers la restrictivité, la restructuration de 2019, plutôt d’ordre technique, pourrait apporter des améliorations profitables aux réfugiés. Elle est flanquée d’une importante innovation en matière de garantie des droits puisqu’un conseiller/représentant juridique indépendant sera octroyé à chaque requérant d’asile. Elle a été soutenue par une partie des milieux de défense de l’asile et combattue par des partisans d’une politique restrictive.

La réforme ne touche cependant pas aux grands principes de la politique d’asile et c’est l’occasion ici d’en faire un inventaire critique. Quatre grandes orientations ressortent avec constance de l’action des autorités au cours des dernières décennies:

–             la volonté de maintenir en place le système issu de la Convention de 1951;

–             l’adaptation aux évolutions du contexte par la multiplication des statuts;

–             l’accélération des procédures et le renforcement de l’exécution des décisions;

–             la diminution des prestations dans un but de dissuasion.

 

Maintien du système : droits fondamentaux et logique de tri individuel

La volonté de maintenir le système d’asile adopté par la Suisse en 1954 découle d’obligations internationales, mais aussi de la place de la tradition humanitaire dans l’identité helvétique. Le caractère individuel de la procédure, la stricte séparation entre les volets humanitaires et économiques de la politique d’immigration et le fait que la protection est accordée sur le territoire même de la Suisse sont au cœur de ce système. Malgré les multiples remises en question, jamais un changement de ce paradigme n’a été durablement envisagé. Certains milieux ont certes proposé de restreindre drastiquement l’accueil en Suisse en contrepartie d’une contribution accrue aux efforts de protection collectifs dans les zones d’origine des réfugiés, d’autres ont suggéré l’inclusion des réfugiés dans un contingentement global de l’immigration mais ces propositions n’ont jamais emporté l’adhésion.

Au fil des années, le nombre absolu des personnes obtenant le statut de réfugié en Suisse a eu tendance à croître ce qui invalide la dénonciation par certains d’un démantèlement généralisé de l’asile. A l’heure actuelle un quart des requérants obtiennent le statut de réfugié (6358 en 2018) et 60% une forme ou une autre de protection (14926 en 2018). Une partie des autres voient leur demande d’asile traitée par un autre état Dublin et sont susceptibles d’être protégés. Des milliers de personnes déboutées sont cependant contraintes de quitter la Suisse chaque année, 3029 ont été expulsées directement vers leur pays d’origine en 2018.

La politique d’asile reste donc basée sur des principes restrictifs selon lesquels le statut de réfugié est un privilège réservé à une catégorie bien spécifique de personnes en fuite : celles qui peuvent faire valoir une crainte fondée de persécution individuelle liée à leur appartenance à un groupe social spécifique. Elle implique donc un processus de triage et fait peser sur les requérants un soupçon de fraude permanent. La Suisse semble être l’un des pays qui se tient le plus strictement à une exigence de persécution individuelle attestée par un récit circonstancié pour octroyer le statut de réfugié.

Multiplication des types d’autorisation de séjour

Confrontée à des motifs d’asile variés et à l’interdiction du refoulement vers une zone où l’intégrité physique d’une personne serait en danger, la Suisse a eu de plus en plus recours à des statuts subsidiaires n’offrant pour la plupart qu’une protection temporaire. Il s’agit là d’une deuxième ligne de force de la politique d’asile. Elle se retrouve, mais de manière moins marquée, dans de nombreux autres pays d’accueil. Le cas le plus flagrant en Suisse est celui des personnes « admises provisoirement» (permis F). Elles n’ont pas obtenu l’asile mais bénéficient d’une autorisation de séjour d’une année (renouvelable) liée soit à une situation de violence dans leur pays d’origine (principe de non-refoulement) ou au fait que leur retour n’est pas possible. Elles étaient 46’657 au 1.1.2019.

La création de statuts subsidiaires peut faire l’objet de deux lectures antagonistes. D’un côté, elle représente une amélioration des conditions d’accueil car elle offre une protection à des personnes qui ne peuvent stricto sensu prétendre au statut de réfugié, car elles fuient par exemple des situations de violence indifférenciée. Elle s’inscrit dans une prise en compte croissante par les états d’accueil de la vulnérabilité des populations, laquelle se substitue au modèle traditionnel de l’asile basé sur la persécution politique. D’un autre côté, cette multiplication des statuts maintien de nombreux exilés dans des situations provisoires souvent extraordinairement pénibles.

Accélération des procédures et excécution des renvois

Une troisième préoccupation constante des autorités est l’accélération de la procédure et l’exécution des renvois. Au début des années 1980, il n’était pas rare que la procédure d’asile se déroule sur de nombreuses années. Progressivement, la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons, la limitation des délais de recours, l’obligation de collaborer imposée aux requérants, mais aussi le traitement prioritaire des demandes d’asile ayant peu de chance de succès et le ciblage de certains pays (« procédure 48 heures » pour les ressortissants d’Albanie, Bosnie, Géorgie, Kosovo, Macédoine et Serbie dès 2012/13, procédure « fast-track » pour la Gambie, la Guinée, le Nigeria, le Maghreb et le Sénégal dès 2013) ont permis un raccourcissement significatif des durées de procédure.

Dans le même temps, cependant, la multiplication des pays de provenance, la difficulté de collaborer avec leurs gouvernements et d’obtenir des documents de voyage ainsi que la nécessité d’éviter les refoulement des demandeurs d’asile déboutés vers des pays où ils pourraient être menacés, ont conduit à de grands retards dans l’exécution des décisions négatives. Cette situation a conduit à des tensions entre les acteurs de la politique d’asile.

Confrontés aux faibles chances de succès de leur requête et au risque de devoir rapidement quitter la Suisse, les demandeurs d’asile ont parfois un intérêt objectif à cacher leur origine et leur itinéraire et à ne pas présenter de documents d’identités afin de rendre difficile un rapatriement de force. De leur côté, les autorités fédérales tendent à soupçonner toute personne dépourvue de documents d’identité d’être un dissimulateur dépourvu de motifs d’asile.

La problématique de l’exécution des renvois a été, dans ce contexte, une source de préoccupation majeure des années récentes. La Confédération a tenté et tente toujours de remédier à cette situation par la signature d’accords de réadmission avec les pays d’origine et de transit et par la mise en place de conditions d’expulsion de plus en plus dures, permettant la détention en vue du départ, la mise sous pression financière des cantons pour qu’ils exécutent les renvois et celle des demandeurs d’asile pour qu’ils fournissent toutes les informations et documents requis.

Dissuasion et technologisation

Une quatrième caractéristique récurrente de la politique d’asile des dernières décennies est une volonté de dissuasion par des conditions d’accueil peu attractives et des procédures sélectives. Les normes d’assistance pour les demandeurs d’asile ont ainsi été progressivement abaissées et les délais de recours raccourcis. La mise en place de barrières rendant plus difficile l’accès à la procédure d’asile (non-entrée en matière sur certaines demandes, recours systématique aux accords de Dublin, sanctions contre les compagnies aériennes transportant des personnes dépourvues de documents valables) ainsi que l’octroi de statuts subsidiaires vont dans le même sens.

Des outils technologiques de plus en plus sophistiqués ont été mis en œuvre pour l’identification des personnes (dactyloscopie), l’établissement de l’âge (radiographies), l’expertise des documents et la vérification des provenances (expertise linguistique). Des campagnes d’information ont par ailleurs ciblés certains pays afin de dépeindre la Suisse comme une destination peu attractive.

La politique de dissuasion est justifiée par le fait qu’elle est censée s’adresser aux personnes n’ayant  pas de motifs d’asile solides et ainsi favoriser l’accueil des autres. Dans le même temps, les épisodes d’exil récents et en particulier la crise syrienne ont montré que pour des personnes pourtant considérées par le HCR comme des réfugiés de plein droit, la Suisse était devenue une destination de deuxième choix.

Un changement de paradigme ?

Les grandes évolutions que nous venons d’évoquer montrent à quel point, malgré la restructuration actuelle, la politique d’asile continue à s’exercer dans un certain paradigme. L’accueil sélectif et la dissuasion en sont les maîtres mots. L’approche reste ainsi réactive face à la croissance des demandes de protection à l’échelle mondiale et soulève de nombreuses questions : les  personnes les plus menacées sont-elles bien celles qui sont protégées ? Les critères de protection choisis ne favorisent-ils pas certains profils indépendamment des risques objectifs encourus ? Imposer le déplacement jusqu’en Suisse pour demander la protection ne suscite-il pas de dangereux voyages ? La sélection par la vraisemblance du récit et par son adéquation à une définition spécifique du réfugié est-elle la seule possible ?, etc…

Maintenant que l’importante réforme de la procédure est sous toit, il est sans doute temps d’initier une réflexion plus profonde sur ces questions visant à inscrire la politique d’asile dans un projet plus cohérent et proactif de protection.

 

 

Photo: L’un des Centres fédéraux de procédure à Perreux (Boudry – NE)

 

Ce blog a été modifié le 8 mars (ajout des chiffres absolus d’octroi d’une protection)

Requérants d’asile aux Verrières, le retour des « Bourbakis »

« Ne vous comportez pas comme des Bourbakis ». J’entends encore cette injonction de ma grand-mère inquiète de nos turbulents jeux d’enfants. Née en 1903, où avait-elle glané cette expression ? Je l’ignore, mais la source historique est claire : les soldats du général français Bourbaki furent accueillis en Suisse en 1871 et leur présence occasionna certaines tensions liées au comportement parfois rude de ces hommes. Le plus grave incident fut en mars les « émeutes de la Tonhalle » à Zurich : les troupes fédérales durent intervenir et l’événement se solda par cinq morts…

C’est aux Verrières – dans le Val de Travers – qu’une bonne partie des internés français passèrent la frontière et c’est aussi aux Verrières qu’est inauguré, cette semaine de 2018, le centre spécial de la Confédération destiné au séjour temporaire et disciplinaire des demandeurs d’asile « qui perturbent le bon fonctionnement des centres fédéraux ». On n’aurait pas pu choisir lieu plus propice à un rappel historique et à quelques parallèles entre asile d’hier et d’aujourd’hui.

« Jamais dans l’histoire on n’avait assisté à l’internement en pays neutre d’une armée aussi considérable et dans des conditions aussi dramatiques. ». C’est ainsi que l’historien de la Croix-Rouge François Bugnion décrit l’arrivée des soldats français encerclés par les troupes prussiennes en 1871. Ils passèrent la frontière jurassienne en plein hiver. Un épisode immortalisé par le panorama du peintre Edouard Castres désormais exposé à Lucerne. Le rapport officiel est saisissant : « Les versants du Jura, couverts de neige, à travers lesquels trois ou quatre routes, seules praticables dans cette saison, conduisaient en Suisse, offraient un étrange spectacle. De longues lignes noires serpentaient à travers la campagne et se mouvaient sans interruption comme un torrent dont les eaux se précipitent dans la vallée; des milliers de voitures coupaient, par-ci, par-là, le flot humain qui passait; point de halte, point de repos. Sans cesse poussés par derrière, traversant une contrée peu habitée et n’ayant que des ressources insignifiantes pour de si pressants besoins, les soldats descendaient dans la vallée pour rencontrer une ville ou de grands villages où ils pussent enfin trouver un moment de repos. » (…) « Un très grand nombre d’entre eux marchaient les pieds nus ou enveloppés de misérables chiffons. Leurs chaussures faites avec un cuir spongieux, mal tanné, et la plupart du temps trop étroites, n’avaient pu supporter les marches dans la neige et la boue […] aussi beaucoup de ces malheureux avaient ils les pieds gelés ou tout en sang. Les uniformes étaient en lambeaux et les soldats, s’étant appropriés tous les vêtements qu’ils avaient trouvés pour remplacer ceux qui étaient détruits, présentaient une bigarrure inimaginable. Plusieurs d’entre eux avaient encore les pantalons de toile reçus à l’entrée en campagne et grelottaient à faire pitié. ». Huitante sept mille hommes et douze mille chevaux passent par Les Verrières, Sainte-Croix, Vallorbe et la vallée de Joux puis sont répartis entre les cantons. L’internement ne durera pas et la population se montrera dans l’ensemble accueillante, mais si la majorité des internés se comportèrent de manière adéquate la presse dénonça aussi l’attitude de certains, leur incivilité et leur propension à la violence.

L’épisode des Bourbakis restera un haut fait de l’action d’assistance de la Croix-Rouge suisse nouvellement créée. Il aura aussi des conséquences sur la codification du droit de la guerre. L’internement des Bourbakis est aussi propice à relativiser les reproches parfois adressés aux demandeurs d’asile d’aujourd’hui. Tout comme les Bourbakis ce sont en majorité des hommes seuls qui ont parfois vécus des épisodes de violence. Tout comme les Bourbakis, la majorité d’entre eux se conforment aux us et coutumes suisses, même si une minorité doit parfois être rappelée à l’ordre. Puisse le centre des Verrières s’acquitter de cette tâche dans le respect des droits fondamentaux de chacun et puissent ses futurs pensionnaires comprendre qu’il leur appartient à eux aussi de contribuer par leur attitude vis-à-vis du pays hôte à conserver une tradition humanitaire tout particulièrement ancrée en ce haut lieu du Jura.

Nb. L’association “Bourbaki Les Verrières” perpétue le souvenir de l’accueil des Bourbakis

 

Die Bourbakis, Albert Anker, 1871, 95 x 151 cm, Musée d’art et d’histoire, Neuchâtel

 

La carte est fausse ? La leçon de géographie sera meilleure !

Il est évidemment regrettable que le Kosovo ait été « oublié » sur les cartes scolaires genevoises comme le révèle le TEMPS. Les réactions contrites des protagonistes de la bourde sont justifiées. Mais l’épilogue de l’affaire (renvoi chez Michelin afin d’obtenir des cartes correctes) et les réactions outrées des politiciens en quête d’une « transmission des connaissances les plus justes possibles » mérite discussion.

L’histoire de la cartographie – portée par des grandes figures comme Brian Harley et  Mark Monmonier – nous apprend en effet qu’aucune carte n’est « vraie » ou « juste ». Les bonnes cartes, certes, tendent à être les plus fidèles possibles, mais toutes représentent un reflet du monde, des choix cartographiques et des rapports de pouvoirs. Comment les futures cartes « justes » qui seront livrées au DIP représenteront-elles la Palestine ? la Crimée ? Le Tibet ? Le Cachemire ? Les îles Kouriles ? Ceuta et Melilla ? Gibraltar ? Je serai curieux de le savoir !

Il y a là une matière d’apprentissage bien plus nécessaire pour les élèves que la géographie traditionnelle de pays figés chacun dans une couleur et de capitales à mémoriser. Mon conseil aux enseignants de géographie genevois est donc de conserver précieusement leurs nouvelles cartes fausses et d’en faire la matière d’un cours sur la géographie changeante des Balkans – une région riche d’ailleurs d’une histoire cartographique particulièrement remarquable – sur le pouvoir des cartes et sur les rapports compliqués entre la réalité et sa représentation…

Ce sera toujours plus intéressant que de contempler –  comme les petits vaudois si l’on en croit l’article du TEMPS  – le seul canton de Vaud…

 

Harley, B. J. 1988. Maps, Knowledge and Power. In The Iconography of Landscape, eds. D. Cosgrove and S. Daniels. Cambridge: Cambridge University Press.

———. 1989. Deconstructing the Map. Cartography (26):1-20.

Monmonier, M. S. 1993. Comment faire mentir les cartes. Paris: Flammarion.

Vallorbe: la forteresse de l’espoir

Vallorbe est sauvée ! Après des années d’incertitudes, le sort du centre d’accueil de requérants d’asile a été annoncé le 28 juin. Immortalisé en 2008 par le documentaire tout en nuance de Fernand Melgar « La forteresse » ; on avait craint sa désaffectation avec la restructuration générale de l’asile et la forte concentration géographique qu’elle implique. Il a ensuite été question d’en faire un centre de départ, uniquement destiné à l’hébergement de demandeurs d’asile déboutés. Dans les deux cas, l’expérience des collaborateurs du centre et le réseau solidaire d’accueil tissé par les  bénévoles de l’ARAVOH (Association auprès des Requérants d’Asile à Vallorbe Œcuménique et Humanitaire) – auraient été perdus. Malgré des débuts parfois difficiles il y a près de vingt ans, les Vallorbiers s’étaient mis à tenir à leur centre d’accueil et ne voulaient pas se contenter des renvois !

Concrètement, la convention signée entre la commune, le canton et la confédération fait de Vallorbe, dès le 1er mars 2019, le quatrième Centre fédéral pour requérants d’asile de Suisse romande avec Boudry (NE) – seul centre où auront lieu les procédures – Chevrilles (FR) et le Grand-Saconnex (GE). Vallorbe conservera ses 250 places d’hébergement, et les 30 emplois pour le personnel d’encadrement et de sécurité seront maintenus.

Vallorbe se distinguera de tous les Centres fédéraux du pays par le profil très spécifique d’une partie des personnes accueillies. Il s’agira en effet de la presque totalité (80%) des personnes reçues en Suisse dans le cadre de programmes de réinstallation directe en provenance de pays touchés par la violence ou de zones de premier asile où les exilés demeurent vulnérables. La Suisse a ainsi déjà accueilli à ce titre – via le HCR – plusieurs millier de victimes du conflit syrien et tout récemment des personnes bloquées en Libye. Ce fut aussi, dans les années septante, la voie d’accès ouverte aux Indochinois. Selon les périodes, la proportion de ces « réfugiés de contingent » devrait avoisiner un tiers des personnes logées à Vallorbe[1].

Ce sont donc des réfugiés déjà acceptés par la Suisse qui transiteront – certes courtement – par Vallorbe. Une belle occasion pour les Vallorbiers de poursuivre le remarquable travail d’accueil pratiqué depuis des années. Une occasion sous condition cependant – et c’est là le grand espoir désormais associé à la forteresse – que le Conseil fédéral et le parlement confirment et maintiennent la participation de la Suisse aux programmes de réinstallation du HCR au-delà de 2019. Une facette essentielle du régime de protection.

 

 

 

 

[1] Les autres personnes qui résideront dans le centre seront en attente d’une décision définitive (procédure accélérée), ou dans une procédure Dublin. Elles seront ainsi dans une situation inverse par rapport aux réfugiés de contingent d’un renvoi très probable ce qui demandera beaucoup de doigté dans l’administration du centre.

Quand la drogue gangrène la politique migratoire

Il aura fallu la prise de position d’un cinéaste humaniste pour que le serpent de mer de la drogue à Lausanne resurgisse dans les médias. Il y a quelques temps déjà, un article de la NZZ décrivait la situation de marché libre de la drogue dans le Görlitzer Park – parc public proche du centre de Berlin – et l’omniprésence des dealers qui y bénéficient d’une large impunité. Les lausannois n’y trouveraient rien de dépaysant. A certaines heures de la nuit, il est plus facile de se procurer de la cocaïne ou du haschisch à Lausanne que du lait ou des cigarettes. Malgré des opérations coup de poing périodiques et des déclarations d’intentions, les autorités s’avèrent impuissantes à juguler ce qu’il faut bien appeler un marché libre. Il y a quelques semaines encore, une promenade nocturne m’a fait dénombrer une bonne dizaine de vendeurs de drogue et j’ai pu observer que le rituel « salut ça va ? » des dealers accompagnait les sorties de clients d’un bar lausannois fréquenté pour une bonne part par des moins de vingt ans…

Avouons-le, il faut être solide et bien informé pour résister à un réflexe de stigmatisation et de rejet. Dépourvus de papiers, difficilement expulsables, porteurs de très petites quantités de drogue, même les dealers pris en flagrant délit se retrouvent rapidement dans la rue. Il en va de même à Berlin et la NZZ d’en conclure à l’époque « Görlitzer Park est un exemple parfait de l’échec de la politique migratoire ».

Il est vrai que le couple drogue-migration est un couple infernal. Ainsi au cours des dernières décennies, l’implication successive de demandeurs d’asile de différentes origines dans le trafic de drogue a largement contribué à dégrader l’image de la politique d’asile et des réfugiés en Suisse et à propager – avec l’appui des partis populistes – le stéréotype du faux réfugié et du réfugié délinquant. Des pratiques de renvois forcés inconséquentes de la part des autorités, vaudoises en particulier, ont fait empirer la situation. Le succès des attaques de l’UDC contre l’Etat de droit et pour le renvoi inconditionnel des délinquants étrangers doit beaucoup à l’image du réfugié dealer issue de cette situation.

Mais est-il juste de voir la politique migratoire comme la cause du problème de drogue ? Ne devrait-on pas inverser cette relation et considérer que c’est l’inapplicable prohibition qui joue le premier rôle dans les difficultés actuelles de la politique d’asile et de migration en général ?

  • Faillite de l’accueil puisque la population ne comprend plus que la plupart des requérants ont de légitimes besoins de protection.
  • Faillite des ressources puisque les autorités doivent mobiliser des moyens policiers et sécuritaires considérables pour tenter d’enrayer un phénomène incontrôlable.
  • Faillite des droits humains puisqu’on emploie – sans grand succès – des moyens de contraintes d’une grande violence pour expulser les dealers.
  • Faillite géopolitique aussi car à l’autre bout de la planète les conflits exacerbés par le marché illégal de la drogue sont des facteurs majeurs de déplacements forcés de populations.

Récemment un représentant du Norwegian Refugee Council soulignait ainsi à quel point, en Amérique latine, les guerres de gangs liées au trafic de drogue vers l’Amérique du Nord forcent des milliers de personnes à chercher protection aux Etats-Unis. Un phénomène tragiquement illustré ces dernières années par les exodes d’enfants à la frontière mexicaine qui accroit encore la pression sur les systèmes migratoires. Si pour la Syrie ce raisonnement ne vaut sans doute pas, il s’applique en partie à l’Afghanistan, l’un des principaux pays d’origine des demandeurs d’asile en Europe.

Plutôt que d’accuser la politique migratoire et d’asile – ou plus souvent encore les demandeurs d’asile eux même – d’être à l’origine d’une situation hors de contrôle sur le front de la drogue. Il semble que ce soit plutôt la politique prohibitionniste qui mérite d’être réexaminée sans tabou à l’aune de ses conséquences catastrophiques sur la politique migratoire.

Mise à jour d’un blog publié pour la première fois le 29.12.2016

Vote sur “l’immigration de masse”: 4 ans plus tard…

Quatre ans jour pour jour après le 9 février 2014, où en est la  mise en oeuvre de l’article constitutionnel 121a (“Le nombre des autorisations délivrées pour le séjour des étrangers en Suisse est limité par des plafonds et des contingents annuels. Les plafonds valent pour toutes les autorisations délivrées en vertu du droit des étrangers, domaine de l’asile inclus. Le droit au séjour durable, au regroupement familial et aux prestations sociales peut être limité”) ? Nous mettons à jour ci-dessous le blog du 27 octobre 2017.

Après avoir envisagé une mise en œuvre rigoureuse de l’article constitutionnel « contre l’immigration de masse » (quotas annuels d’immigration par branches ou région) puis une version beaucoup plus souple (plafonnement unilatéral uniquement en cas de forte immigration), le Conseil fédéral (CF) a passé la main au parlement qui, en décembre 2016, a pris la liberté de ne pas appliquer la Constitution. Il envisage en contrepartie une mesure destinée à faciliter l’insertion sur le marché du travail des chômeurs résidants, l’espoir étant qu’elle diminue l’appétit des entreprises pour l’immigration.

Après l’émoi presque hystérique de l’après 9 février, la montagne accouche d’une souris. La loi  et les ordonnances d’application ne prévoient en effet qu’une mesure de marché du travail : l’obligation pour les employeurs d’informer les Office régionaux de placement (ORP) des postes vacants dans les catégories professionnelles affichant un taux de chômage supérieur, d’abord à 8% (1.07.2018) puis à 5 % (1.01.2020). Dûment avertis, les demandeurs d’emploi résidants – suisses et étrangers – auront ensuite 5 jours pour postuler avant que l’employeur ne soit autorisé à prospecter plus avant et, en particulier, à recruter au sein de l’Union européenne en vertu de la libre-circulation. Les ORP pourront par ailleurs transmettre aux employeurs des dossiers de candidats que ces derniers auront l’obligation de rencontrer, mais sans devoir justifier un éventuel non-engagement. Ainsi un employeur ne pourra recruter un plâtrier (11.4% de chômeurs), un maçon (6.5%) ou un spécialiste en relations publiques (12.5%) dans l’Union européenne qu’après un délai de 5 jours et des entretiens avec des chômeurs locaux, tandis qu’il pourra embaucher un fleuriste (1.6%) ou un fromager (1.8%) séance tenante jusqu’en Pologne ou au Portugal (chiffres 2016). En tout, environ 218’000 postes vacants devraient être annoncés ainsi chaque année et soumis au délai d’embauche. Huitante-huit professions sur 383 seraient concernées.

Le terme “préférence indigène” (à fortiori nationale) ne s’applique donc plus, puisqu’il s’agit en fait d’une “préférence aux chômeurs”: l’employeur n’a simplement plus la possibilité d’engager quiconque sans en référer d’abord aux ORP.

Bien qu’administrativement complexe, cette mesure se borne à donner « une longueur d’avance » à la main-d’œuvre locale, mais ne plafonne en aucune manière l’immigration: la majorité des branches qui recrutent à l’étranger sont précisément celles où le taux de chômage est inférieur à 5% et échappent donc à tout contrôle. Au niveau du marché du travail par contre, la mesure pourrait avoir un impact favorable, d’autant plus que les réfugiés et les détenteurs d’une admission provisoire (permis F) accueillis en Suisse seront eux aussi habilités à postuler en priorité.

La solution trouvée par le parlement au casse-tête du 9 février pose de nombreuses questions. Elle risque d’engendrer des coûts administratifs substantiels pour les entreprises et pour l’administration. Son efficacité reste à démontrer. Mais c’est tout de même un coup de théâtre historique de voir une initiative contre l’immigration déboucher sur une loi potentiellement favorable aux chômeurs, aux réfugiés et à l’intégration…

 

Blog issu de la Table ronde « Emploi et migration » organisée par la ville de Renens dans le cadre du programme cantonal d’intégration vaudois le 26 octobre.

Exposition « Fuir – Flucht – Displaced»

FUIR – Le titre de l’exposition qui s’ouvre au musée d’histoire de Berne va délibérément bien au-delà des questions de politique suisse; bien au-delà même de la question des réfugiés au sens relativement étroit définit par la Convention de 1951 et ses protocoles additionnels.

L’exposition vise avant tout à rendre sensible ce que vivent les personnes contraintes par la force et la crainte à quitter leur lieu de vie. Elle fait ainsi référence à ce qui constitue sans doute pour l’humanité l’un des plus anciens facteurs de mobilité. Fuir, peut-être, l’aridité croissante de l’Afrique il y a 1.5 millions d’années pour les premiers hommes, fuir devant l’avancé des Huns pour trouver asile dans l’empire romain pour les Goths au IVe siècle, fuir les persécutions religieuses et gagner la Suisse pour les Huguenots, fuir toutes les violences du XXe siècle pour d’innombrables groupes ballotés par les vents de l’histoire. C’est bien en effet la violence qui sert le plus souvent de dénominateur commun aux histoires de fuites. Tout comme c’est bien la violence qui explique, dans une large mesure, le récent afflux de demandeurs d’asile qu’a connu l’Europe. Populaire dans certains milieux politiques, le concept de faux réfugié ou de réfugié économique a aujourd’hui peu de sens pour des migrations en provenances de pays comme l’Erythrée, la Syrie, l’Afghanistan ou la Turquie, principales origines des demandes de protection adressées à la Suisse en 2017.

Mais vivons-nous alors un éternel recommencement ? La violence seule suffit-elle à expliquer que plus de 2 millions de demandes d’asile aient été déposées entre 2015 et 2016 en Europe ? Non.

Entre 1967 et 1970 au Biafra une épouvantable guerre civile a fait des millions de victimes et de déplacés régionaux sans que l’Europe ne soit confrontée à des arrivées de réfugiés. Aujourd’hui le Nigeria, toujours frappé par la violence est l’un des grands pays d’origine des demandes d’asile en Europe. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Qu’est-ce qui a changé et explique, en complément à la violence, le nombres d’arrivées en Europe de ces dernières années ? Il m’est impossible ici d’entrer dans une analyse détaillée mais j’évoquerai 3 facteurs complémentaires :

En premier lieu – même si la majorité des réfugiés restent toujours à proximité des zones de crises – notre monde, pour eux aussi, rétrécit. Plusieurs études ont montré l’importance des nouvelles technologies dans l’organisation des déplacements. En parallèle, la croissance des diasporas et l’émergence de classes moyennes rend désormais possible d’envisager de fuir à longue distance et de tenter le tout pour le tout vers l’Europe. Un objectif inconcevable il y a encore vingt ans.

En second lieu le régime d’assistance mais aussi de mise à distance des réfugiés longtemps en vigueur s’est fissuré. Comme l’ont montré plusieurs auteurs, l’assistance sur-place, dans des camps, gérés par le HCR et financés par l’Occident a été le grand modèle de la fin du XXe siècle. Hors, la crise syrienne en a montré les limites : peu de pays ont répondu, en 2013 déjà aux appels à l’aide du HCR confrontés à des situations dramatiques dans les camps de la frontière syrienne. Pas étonnant dès lors qu’en 2015, à bout, des populations entières aient quitté les camps pour voguer vers l’Europe. En brisant un pacte implicite d’assistance sur place, l’Europe a dans une large mesure produit sa crise migratoire.

Enfin l’évolution du droit est aussi à évoquer. Même si, au plan politique, on a assisté à une fermeture grandissante et à des attitudes de rejet désolantes face aux réfugiés. La jurisprudence et de nombreux acteurs ont plutôt conduit à un élargissement de la définition du statut de réfugié ouvrant des perspectives d’accueil aux victimes de violences indifférenciées alors que la définition étroite de la Convention de 51 exigeait des persécutions individuelles. Cette évolution, couplée à des situations de non-droit dans les zones d’origine ou de transit, a creusé l’asymétrie géographique entre les zones de crises et le territoire européen. Comme seul la présence physique permet à un réfugié d’être pris en considération, il est devenu parfaitement rationnel – nous le ferions aussi – de prendre des risques, même très élevés, pour gagner l’Europe avec dans ce cas, des taux de protection élevés.

Pour toutes ces raisons, la question des réfugiés a fait irruption aux frontières même de l’Europe. Il s’agit là d’évolution structurelles dont les effets vont continuer à se manifester. La fuite est désormais globale et il faut nous y préparer.

 

Tout le monde s’accorde à considérer la question des réfugiés comme l’une des plus graves et importantes à laquelle la communauté internationale est aujourd’hui confrontée. Nombreux sont ceux pourtant qui pensent que des solutions simples pourraient la résoudre. Pour les uns l’ouverture des frontières pour les autres au contraire leur radicale clôture. Ni l’une ni l’autre de ces solutions ne sont réalistes dans le cadre désormais globalisé que j’ai brièvement décrit.

A un monde global doit correspondre un concept global définissant plus clairement à qui et surtout où une protection doit être accordée. Sans se faire d’illusions, on peut espérer que le Global Compact on Refugees actuellement en préparation par l’ONU esquissera une voie.

Dans tous les cas, aucune avancée vers un futur meilleure ne sera possible sans une compréhension par le grand public de qui sont les personnes qui fuient, de leurs souffrances mais aussi de leur extraordinaire capacité de résilience. C’est à cette empathie avec les réfugiés que l’exposition « Fuir » souhaite contribuer.

 

Texte du discours d’ouverture de l’exposition prononcé le mercredi 24 janvier 2018

Les millionnaires migrants viennent peu en Suisse

L’Université de Neuchâtel vient de décerner un doctorat honoris-causa au Prof. David Ley. Dans la conférence qu’il a donnée à cette occasion, ce grand connaisseur des questions de migration et de développement urbain a montré comment le programme d’immigration pour entrepreneurs mis sur pied au Canada avait dysfonctionné dans la région de Vancouver au point de mettre en péril tout l’équilibre social. Alors qu’il avait pour but d’attirer des employeurs dynamiques et de revitaliser le tissu économique, le programme a attiré des rentiers souhaitant placer leurs capitaux principalement en provenance de Chine et pas toujours d’origine irréprochable. Ces « millionaire migrants » comme les appelle David Ley n’ont créé que peu d’emplois mais ont fait exploser les prix immobiliers au point de rendre difficile la vie en ville pour de nombreux résidants locaux (une forme extrême de ce que l’on appelle la « gentrification »).

En Suisse aussi, un article de loi prévoit depuis 2005 une possibilité d’immigration spécifique pour les « investisseurs et les chefs d’entreprise qui créeront ou qui maintiendront des emplois » (Art. 23 LEtr) et pour les « rentiers disposant des moyens financiers nécessaires » (Art 28 LEtr)[1]. La Suisse connaît par ailleurs, avec le Canada, l’un des plus fort taux d’immigration au monde. Le public, captivé, de la conférence n’a donc pas manqué de s’interroger sur l’existence de telles évolutions en Suisse. La réponse est qu’elles ne se manifestent pas ou alors avec une ampleur beaucoup plus faible : les rentiers ne représentent que 3.7% de l’immigration et – même si on manque d’études à ce sujet – les immigrants investisseurs restent peu nombreux. Enfin les bénéficiaires de forfaits fiscaux – aussi douteux que soient leurs privilèges – ne sont qu’environ 5000.

Comment l’expliquer puisqu’en termes de conditions de vie, de paysage et de fiscalité la Suisse n’est pas aux antipodes de Vancouver ? Nous voyons trois explications à cette situation.

1 Une politique d’immigration restrictive

Si l’art. 28 ouvre la porte aux immigrants investisseurs, les conditions restent sévères : selon les directives fédérales « on considère que le marché suisse du travail tire durablement profit de l’implantation lorsque la nouvelle entreprise contribue à la diversification de l’économie régionale dans la branche concernée, obtient ou crée des places de travail pour la main-d’oeuvre locale, procède à des investissements substantiels et génère de nouveaux mandats pour l’économie helvétique ». Rien de tel dans le modèle canadien qui se contente d’exiger un certain montant d’investissement, lequel peut se faire directement dans l’immobilier. Autre restriction typiquement suisse, l’autorisation peut être retirée et n’est délivrée que pour 2 ans : la prolongation dépend de la concrétisation de l’effet positif de l’implantation de l’entreprise. Enfin le dossier à soumettre par l’investisseur est substantiel : activités prévues, analyse de marché, effectif du personnel et recrutement prévu, chiffre d’affaires et bénéfice escomptés…

Les rentiers aussi doivent montrer patte blanche et on exige d’eux des liens préalables avec la Suisse : séjours répétés, relations étroites avec des parents proches. Le TAF a confirmé à ce sujet une « ligne dure » exigeant des liens avec la Suisse et pas seulement avec des proches en Suisse[2]. Toujours selon les directives, le rentier devra faire de la Suisse le centre de ses intérêts et l’autorisation de séjour ne sera pas renouvelée dans le cas contraire.

2 Un marché immobilier protégé

La loi fédérale du 16 décembre 1983 sur l’acquisition d’immeubles par des personnes à l’étranger connue sous le nom de Lex Friedrich puis de Lex Koller a été un instrument majeur de limitation de l’investissement immobilier étranger en Suisse. Cédant aux mêmes sirènes que les Canadiens – la stimulation de l’économie en période de ralentissement – le Conseil fédéral l’a certes amendée en 1997, puis s’est prononcé pour son abrogation en 2007, mais il est revenu en arrière en 2013.

3 Une droite économique ET nationaliste

Une troisième différence entre la Suisse et la région de Vancouver tient au profil des acteurs politiques. On trouve en effet sur le thème de l’immigration et des investissements étrangers des alliances improbables et typiquement suisses entre défenseurs de la nature ou des classes populaires et nationalistes à tendances xénophobes. Ces dernières font perdre à la droite économique libérale le poids nécessaire à une dérégulation trop massive. A Vancouver nous disait David Ley, tous les partis sont pro-immigration…

Nos trois explications doivent-elles conduire à conclure que la Suisse a été sauvée par son peu d’ouverture, voire par la xénophobie de certains, et que cette voie doit être poursuivie ? Ce serait aller trop loin. D’abord les conditions ont changé : la libre-circulation rend une partie des mesures évoquées plus haut inopérantes car elles ne s’appliquent plus qu’aux non-européens. Ensuite ce n’est que grâce à une situation économique favorable que la Suisse a pu se permettre de faire autant la fine bouche sur les immigrants entrepreneurs. Ces derniers constituent bien un potentiel de dynamisme remarquable. Pour apprendre des erreurs de Vancouver sans fermer les portes, c’est vers des formes habiles de régulation qu’il faut se tourner : contrôle de la provenance irréprochable des fonds, de la volonté effective de participation sociale, mais aussi surveillance du marché immobilier et canalisation des fonds vers des projets de logement qui restent accessibles et évitent les ghettos dorés.

Pris conjointement, les exemples suisses et canadiens ne plaident ni pour une ouverture à tout va ni pour fermer les frontières, mais pour une régulation bien pensée.

 

[1] Un rentier est réputé disposer de moyens financiers nécessaires au sens de l’art. 28, let. c, LEtr s’il est quasiment certain d’en bénéficier jusqu’à sa mort (rentes, fortune), au point que l’on puisse pratiquement exclure le risque qu’il en vienne à dépendre de l’assistance publique.

[2] arrêts du TAF C-6349/2010 du 14 janvier 2013; C-797/2011 du 14 septembre 2012

 

Ne pas laisser un art. 121a dans le placard…

Tout va mieux dirait-on ! Le front des migrations encore bruissant d’angoisses il y a un an s’est soudain détendu en Suisse. L’UDC a d’autres soucis cantonaux, les demandes d’asile comme le solde migratoire sont – un peu – à la baisse, le Brexit pourrait même offrir quelques avantages…

Paralysée durant près de trois ans, la mise en œuvre de l’art. 121a ne semble plus faire souci. La préférence indigène par les employeurs reste fort floue et on ne sait trop comment les offices de l’emploi géreront cette affaire, mais son innocuité la rend eurocompatible tout en permettant d’avoir « fait quelque chose »… Ses artisans au parlement sont certainement dans le vrai quand ils affirment qu’une majorité du peuple – actuellement – s’en satisfait. L’UDC ne s’y est pas trompée et a rengainé le référendum.

Vient maintenant RASA, l’initiative qui vise à biffer l’art. 121 a de la Constitution. Son comité décidera-t-il de la retirer ? et si non, le Conseil fédéral présentera-t-il un contre-projet jusqu’ici mal reçu en consultation ?

Dans les deux cas, à la manœuvre, il sera bon de ne pas oublier que l’embellie migratoire pourrait être transitoire. La situation est volatile. Demain la politique d’accueil extraordinairement généreuse de l’Italie peut changer et la Suisse devoir accueillir beaucoup plus de demandeurs d’asile ce qui enflammerait les passions. Demain nos voisins européens peuvent redevenir des sources d’immigration importantes dans un marché du travail troublé. De même, sans immigrations accrue, la situation conjoncturelle jusqu’ici favorable peut faciliter la récupération politique du thème de la concurrence entre autochtones et étrangers et raviver les peurs qui avaient conduit au 9 février 2014.

Laisser dans ces conditions bien au chaud dans la Constitution l’art. 121a en évitant d’en débattre est une solution de facilité. Le cadavre pourrait bouger encore si, le moment venu, l’UDC décidait de lui ouvrir la porte en affirmant que les mesures prises pour le mettre en œuvre sont devenues insuffisantes et que le gouvernement agit… anticonstitutionnellement !

Mieux vaut régler les choses clairement. Préciser sans délai la portée de l’article constitutionnel et mettre en place des mesures d’accompagnement à la libre-circulation suffisantes pour rassurer la population. Ayons le courage de débattre du futur migratoire et européen en période de calme relatif. Maintenant.

Karl Spitteler, Xi Jinping et la naturalisation facilitée

Le président chinois n’aurait pu tomber plus à propos en évoquant la semaine dernière le prix Nobel suisse de littérature Karl Spitteler. Si l’œuvre romanesque est un peu oubliée, son discours du 14 septembre 1914 « Notre point de vue suisse » reste un document exceptionnel pour comprendre l’état d’esprit du début de la 1e guerre mondiale qui marque une profonde rupture entre une Suisse ouverte et sûre d’elle-même et un pays inquiet pour son identité et fermé à l’extérieur. Comme l’ont montré plusieurs recherches historiques, cette rupture va conduire à une restrictivité croissante en matière d’immigration et de naturalisation encore perceptible aujourd’hui dans la législation et les esprits. Citer Spitteler aujourd’hui renvoie ainsi directement au débat sur la naturalisation facilitée et au vote du 12 février.

Un passage en particulier doit être évoqué. Le voici :

"On nous exhorte parfois amicalement, en bons voisins, à ne pas trop marquer par le sentiment nos frontières politiques. Si nous écoutions ces exhortations voici ce qui en résulterait : à la place des frontières extérieures abolies, on en créerait de nouvelles au-dedans, qui ouvriraient des abîmes entre Suisse occidentale, Suisse méridionale et Suisse orientale. Je crois donc qu’il vaut mieux nous en tenir aux frontières que nous avons déjà. Nous devons nous pénétrer de l’idée qu’un frère politique est plus près de nous que le meilleur voisin et parent de race. Fortifier cette conviction est notre devoir patriotique. La tâche n’est pas facile. Nous devons sentir en commun tout en restant divers. Nous n’avons pas le même sang, ni la même langue, nous n’avons pas de maison régnante pour atténuer les oppositions, nous n’avons pas même, à proprement parler de capitale. Toutes ces choses, il ne faut pas se le dissimuler, constituent des éléments d’infériorité politique. Nous avons donc besoin d’un symbole commun pour triompher de cette infériorité. Heureusement que ce symbole nous le possédons. J’ai à peine besoin de vous le nommer : la bannière fédérale. Il s’agit donc de se grouper toujours plus étroitement autour de cette bannière et partant, de tenir à une juste distance ceux qui ont prêté serment de fidélité à un autre drapeau (…)." (p. 12)

Ce passage doit se comprendre dans le contexte des tensions importantes qu’a suscité en Suisse le conflit franco-allemand, mais il illustre plus largement l’une des spécificités de la Suisse : la nécessité de définir un projet et une identité nationale transcendant les clivages culturels et linguistiques (« raciaux » dans les termes de l’époque !). En période de troubles, elle débouche sur une volonté de clôture aux étrangers et explique la révision de l’article constitutionnel sur la nationalité en 1928 et la très restrictive loi sur le séjour et l’établissement de 1931. Les lois et les concepts forgés à l’époque, dont celui d’Ueberfremdung, impriment encore aujourd’hui leur marque à de nombreux discours sur la nationalité et la migration. Il est important d’en tenir compte pour expliquer les spécificités suisses. On peut cependant se demander ce que Spitteler aurait pensé aujourd’hui de la naturalisation facilitée. Les clivages entre suisses allemands, romands et tessinois semblent estompés. N’est-ce pas précisément réduire les clivages intérieurs à la société suisse et promouvoir un projet commun que de permettre aux étrangers établis de longue date d’en faire pleinement partie ?