La beauté éphémère de la hanami

La semaine dernière était une semaine spéciale à Tokyo, celle de la floraison des cerisiers, célèbre de par le monde. Durant la période où ces fleurs sont complètement ouvertes, toute la population japonaise ainsi que des centaines de milliers de touristes se rassemblent dans certains parcs et autres endroits connus pour la beauté de leurs cerisiers. La brièveté et la fragilité de cette floraison la rendent plus précieuse, et font partie intégrante de son importance particulière dans la culture japonaise. En effet, l’ouverture complète des fleurs ne dure que quelques jours dans le meilleur des cas, et un jour de grand vent ou de pluie risque à tout moment d’y mettre fin. Une véritable tempête peut dénuder tous les arbres en quelques heures.

 

La hanami (ou “contemplation des fleurs“) est donc un moment spécial pour les Japonais, qui ne se lassent pas, année après année, de ce rituel qui symbolise le renouveau, marque le début du printemps, et coïncide avec le début de l’année académique et professionnelle. La hanami est devenue d’autant plus importante dans le Japon d’aujourd’hui, moderne et très urbanisé, mais où l’attachement à la nature et à sa beauté reste très fort. C’est désormais une occasion rare de faire abstraction de la jungle de béton urbaine qui forme le cadre de vie de la plupart des japonais.

La modernité a cependant ces avantages : De nombreux sites web existent maintenant avec des calendriers précisant quand la floraison commencera dans chaque ville du pays – cette floraison est comme une vague qui balaie tout le pays du sud au nord –, des informations, mises à jour en temps réel, sur l’état des fleurs dans chaque lieu de hanami connu, et des classements des endroits les plus populaires dans chaque localité.

 

La hanami est une communion autant avec le reste de la population qu’avec la nature, et il ne faut pas avoir peur des foules pour en profiter. La façon traditionnelle de la pratiquer est de s’installer, en groupe d’amis, en couple ou en famille, sous les cerisiers sur une bâche en plastique – contrairement au Shinjuku Gyoen où j’ai pris la photo ci-dessus, la plupart des parcs japonais sont étrangement dépourvus de pelouses –, accompagné d’amples provisions de snacks et d’alcool. Un certain nombre de jeunes Japonais finissent d’ailleurs ivres morts, ce qui a conduit certains parcs à interdire les boissons alcoolisées dans leur enceinte.

Heureusement, il n’est pas nécessaire de braver les foules et les collégiens imbibés pour profiter de la floraison des cerisiers. La vraie magie de cette période réside à mon sens dans l’omniprésence de ces arbres couverts de blanc et de rose dans les rues japonaises. Durant ces quelques jours, ils sont une présence constante, accompagnant et embellissant chaque déplacement. Aujourd’hui, tout ce qui reste de cette beauté printanière sont les innombrables pétales blanches et roses, essaimées par le vent, qui parsèment toute la ville (et rendent la vie dure aux balayeurs). Heureusement, on peut déjà se réjouir d’une nouvelle hanami l’année prochaine.

 

Les tenants et aboutissants de l’abaissement de l’âge du droit de vote

Les politiques du gouvernement de Shinzo Abe, le Premier Ministre japonais, suscitent souvent la controverse, que ce soit en matière d’énergie, d’économie ou de sécurité. Une initiative fait cependant l’unanimité : le projet récemment annoncé d’abaisser l’âge de vote de 20 à 18 ans. Qui donc, en effet, s’opposerait à encourager l’engagement des jeunes dans la politique du pays, et à augmenter le nombre de votants potentiels aux élections ?

 

Efficacité douteuse

Un certain scepticisme est pourtant de mise face à cette initiative, et ce pour deux raisons tout de suite apparentes. Premièrement, il est fort probable que l’abaissement du droit de vote n’aura que très peu d’effet sur le taux de participation aux élections parmi les jeunes. Au Japon comme dans la plupart des démocraties d’Europe, ce taux est en effet en baisse continue déjà au sein de la population en générale. Un votant potentiel sur deux était resté chez lui lors des dernières élections en décembre. Parmi les jeunes âgés de 20 à 24 ans, dont le comportement serait logiquement très proche de ceux qui se verraient accorder le droit de vote, seuls 35% avaient participé.

Rien ne donne à penser que l’abaissement du droit de vote aurait un quelconque effet positif. Hors du cercle des étudiants en sciences sociales ou en droit, il ne me semble pas que les jeunes Japonais soient plus intéressés par la politique que leurs condisciples européens, et ce surtout avant qu’ils n’entrent dans la vie professionnelle – une étape qui a ici une portée symbolique très prononcée.

 

L’importance du vingtième anniversaire

On peut également douter des intentions de M. Abe, notamment parce que, contrairement au 18e anniversaire, le passage des 20 ans a au Japon une importance toute particulière. Les Japonais marquent en effet les étapes de l’enfance et de l’adolescence de façon beaucoup plus importante que les Occidentaux, et nulle étape n’est plus importante que le vingtième anniversaire. Le Seijin no hi (“jour de passage à l’âge adulte“) célébré au mois de janvier, est un jour férié pour toute la nation et l’occasion de grandes cérémonies officielles auxquelles tous ceux qui ont atteint leur 20e année participent, parés de leur plus beaux kimonos ou costumes.

20 ans est également l’âge où les jeunes peuvent commencer à conduire et goûter aux vices du tabac et de l’alcool. Il semble naturel que l’âge du droit de vote coïncide avec cette étape très importante de la vie. Si l’abaissement du droit de vote n’a donc ni chance réelle d’inciter par lui-même les jeunes à voter ni résonance culturelle particulière, pourquoi suscite-il un tel enthousiasme parmi les politiciens du Parti Libéral Démocrate (le parti de M. Abe, LDP selon son acronyme anglais) ?

 

Le “déclin moral“ de la jeunesse déploré

La vraie raison de cette initiative du gouvernement est à mon sens à chercher ailleurs. Pour M. Abe et son parti, l’abaissement du droit de vote est considéré comme une étape nécessaire ouvrant la porte à un renforcement de l’éducation morale d’une jeunesse jugée à la dérive et à un durcissement de la responsabilité légale des personnes de moins de 20 ans.

On a régulièrement pu entendre le Premier Ministre et nombre d’autres membres de son parti déplorer le fait que, selon eux, les jeunes Japonais ont perdu les valeurs qui font la force de la société nippone. Il peut être difficile de comprendre exactement à quelles valeurs ils font référence, mais à en juger par les déclarations de M. Abe, ses préoccupations vont du légitime au très discutable. Le Premier Ministre affiche d’abord l’intention louable d’encourager les jeunes Japonais à plus d’ouverture au monde (le nombre d’étudiants à l’étranger a par exemple fortement baissé ces 20 dernières années), et a évoqué le désir de former une nouvelle génération désireuse d’aider son prochain où qu’il se trouve et de partager tout ce que le Japon a à offrir.

 

Tout aussi inoffensif en apparence est le projet de renforcer l’éducation civique dans les écoles pour faire des écoliers des meilleurs citoyens, plus concernés par le futur du pays et plus attentionnés envers leurs concitoyens, encore qu’on puisse douter de la nécessité d’un tel renforcement, vu que les jeunes Japonais me semblent tout aussi courtois, bien éduqués et responsables que leurs ainés.

Les intentions du Premier Ministre et de son parti deviennent cependant bien plus suspectes lorsqu’il évoque le besoin de stimuler le patriotisme des jeunes générations, dont le manque de fierté et de confiance pour leur pays serait la conséquence de décennies d’“auto-flagellation“ après la défaite du Japon durant la Seconde Guerre Mondiale, ainsi qu’un obstacle à la revitalisation du pays aujourd’hui. Cette façon de penser est à la fois dénuée de sens – les jeunes Japonais me semblent tout à fait conscients des admirables accomplissements de leur pays depuis la fin de la guerre, et l’idée que le Japon aurait perdu sa fierté parce qu’il a dû faire amende honorable pour les terribles crimes commis il y a plus de 70 ans est un fantasme ridicule – et dangereuse, associée qu’elle est au révisionnisme historique inquiétant exhibé régulièrement par M. Abe et son cercle.  

 

Des crimes qui mettent le pays en émoi

Une autre raison pour laquelle le LDP désire renforcer l’éducation civique est l’idée que les jeunes d’aujourd’hui sont devenus trop susceptibles de commettre des crimes affreux. Bien que le Japon ait l’un des plus bas taux de criminalité au monde, il arrive, comme partout ailleurs, que des meurtres soient commis par des mineurs dans des circonstances qui captivent l’attention de la nation, comme cela avait par exemple été le cas au mois dernier lorsque des jeunes âgés de 17 et 18 ans avaient été arrêtés pour le meurtre d’un garçon de 13 ans.

Ce genre de crimes est inévitablement le sujet d’une couverture médiatique intense et de grands débats sur les raisons qui poussent certains adolescents à commettre de telles atrocités, et ce même si celles-ci demeurent extrêmement rares. Le LDP semble particulièrement inquiet de cette supposée perte de repères d’une jeunesse prête à tout, et a de longue date affiché le désir de durcir dans le Code pénal le traitement des mineurs meurtriers. La raison la plus immédiate derrière le projet d’abaisser l’âge de voter est donc probablement d’ouvrir la voie à un tel durcissement. De nouveaux droits en prélude à de nouvelles responsabilités, en somme.

Pourquoi les étudiants chinois soutiennent le Parti Communiste

L’un de mes anciens professeurs à l’Université George Washington, David Shambaugh, a déclenché une grande controverse dans le monde des observateurs de la Chine en publiant vendredi 6 mars un essai dans le Wall Street Journal intitulé “The Coming Chinese Crackup“ (ie. “Le craquage chinois à venir“). Il y explique pourquoi le règne du Parti Communiste Chinois (PCC) est, selon lui, entré dans sa phase finale et pourquoi il pense que l’atrophie et le déclin du régime, quoi que très lente et progressive, sera difficile à stopper, risquant fortement de provoquer à terme la chute brutale et chaotique du Parti.

J’invite vivement toute personne intéressée à lire l’essai, un interview donné par M. Shambaugh au New York Times, où il détaille encore son argument, ainsi que l’excellente réfutation présentée par un autre analyste américain, Tim Hearth (ou encore un article du Monde résumant l’essai et la controverse qui a suivi sa publication). Pour ma part, j’aimerais apporter une modeste contribution au débat et expliquer pourquoi les conversations que j’ai pu avoir avec mes très nombreux condisciples chinois ici à Tokyo m'incitent à penser que mon ancien professeur surestime l’appétit de la population pour un changement de régime.

Scepticisme envers la démocratie

Même si M. Shambaugh ne précise pas ce qui, à son avis, remplacerait le PCC en cas d’effondrement, il est d’abord important de noter que les étudiants chinois me semblent en général très sceptiques envers la notion même de système démocratique, et dubitatifs qu’un tel système soit approprié pour la Chine. Cela ne veut pas dire qu’ils n’attachent pas de valeur aux droits et libertés individuelles, mais ils ne voient pas la démocratie comme le seul, ou même le meilleur, moyen de garantir ces droits et libertés.

Pour beaucoup d’entre eux, la démocratie et les mouvements de démocratisation sont surtout des sources d’instabilité et de désordre. Ils peuvent effectivement évoquer de nombreux exemples contemporains, de la paralysie du système politique américain et de la montée des partis d’extrême gauche et droite en Europe au désastre qui a trop souvent été le résultat du “printemps arabe“, pour soutenir leur point de vue.

J’avais pu observer le même scepticisme l’automne dernier lors des grandes manifestations à Hong Kong. Les étudiants chinois du Japon comme de Hong Kong étaient en général très critiques de leurs homologues hongkongais, et ne comprenaient souvent pas ce qui les poussait à mettre en danger la stabilité et la cohésion de leur prospère ville dans un acte de protestation de toute évidence futile.

Le risque d’instabilité est en effet particulièrement ressenti en Chine, un pays immense, divers et très complexe, qui a historiquement été ravagé par le chaos et la destruction à chaque fois que le pouvoir central était affaibli. Les Chinois ont une conscience aigue de cette longue histoire, et nombreux sont ceux qui acceptent l’argument souvent avancé par le PCC que seul un gouvernement central fort peut maintenir l’unité du pays et préserver la stabilité dont dépend la prospérité grandissante de ses habitants.

Le PCC, un administrateur compétent

La deuxième raison pour laquelle mes condisciples soutiennent de manière générale le Parti est en effet le miracle économique des trente dernières années. Comparé à la génération de leurs parents, les étudiants d’aujourd’hui ont une vie infiniment plus confortable, et infiniment plus d’opportunités, que ce soit dans l’accès à la culture, la poursuite d’une carrière intéressante, ou les voyages à l’étranger pour tourisme ou études.

Les étudiants chinois savent que ce sont les réformes et ouverture du pays lancées par le Parti depuis les années 1980 et le succès de ses politiques économiques qui ont permis le développement fulgurant du pays. Le PCC peut donc de façon crédible prétendre que la source de sa légitimité est sa capacité à améliorer la vie quotidienne des habitants du pays, et très nombreux sont ceux qui acceptent cet argument.

Certes, le coût de ce leadership compétent est l’absence de droits politiques et les limites à la liberté d’expression, mais ces limites ne touchent pas vraiment l’immense majorité des Chinois qui ne sont pas politiquement engagés. Quant aux restrictions importantes qui touchent l’Internet dans le pays, elles ne concernent que la faible minorité qui tente d’accéder à des sites étrangers. Les Chinois ont leurs propres réseaux sociaux, sites commerciaux, médias du web, etc., qui fonctionnent parfaitement bien.

Défis innombrables et paranoïa, mais aussi grande résilience

Je ne veux bien entendu pas minimiser les nombreux et gros problèmes que le PCC doit affronter. Outre les réformes économiques et la construction d’un système de sécurité sociale exigé par une population déjà vieillissante, les deux problèmes les plus immédiats et affectant le plus directement les Chinois aujourd’hui sont la corruption et la terrible pollution atmosphérique des villes du pays.

Conscient du grand mécontentement de la population sur ces deux points, le Parti a réagi vigoureusement avec une campagne anti-corruption aussi intense que populaire et avec des mesures toujours plus nombreuses pour réduire l’impact écologique désastreux du développement économique. Cette attitude proactive du PCC est révélatrice autant de la constante anxiété du régime que de sa capacité d’adaptation.

Le Parti agit d’abord et avant tout dans son propre intérêt. Il cherche en effet constamment à anticiper et prévenir le développement de problèmes qui pourraient pousser la population à se retourner contre lui. Pour la même raison, le PCC maintient un appareil de répression et de censure virulent, chargé d’étouffer dans l’œuf tout mouvement politique ou social organisé qui pourrait présenter une menace contre lui. Ces deux aspects, réactivité et répression, sont les signes du sentiment d’insécurité du Parti, qui semble convaincu d’être constamment à deux doigts de s’effondrer.

Cette paranoïa peut sembler surprenante lorsqu’on sait la capacité que le PCC a maintes fois démontrée à se réformer et à garder le soutien de la population malgré la transformation radicale du pays ces dernières décennies. Aujourd’hui le Parti se définit d’abord et avant tout comme un “parti de gouvernement“, seul capable de répondre aux demandes grandissantes des Chinois et de transformer le pays en grande puissance. Quelles que soient leurs doléances, très peu de Chinois sont prêts à remettre en cause cette revendication du PCC, et il me semble peu probable que cela change de si tôt.    

Les piètres conditions de travail des Japonaises

A l’occasion de la journée de la femme le week-end dernier, The Economist a publié une version mise à jour de son “glass ceiling index“, qui évalue le degré d’égalité entre hommes et femmes dans le monde du travail. Le score de la Suisse était déplorablement bas (43,7 sur 100). Celui du Japon encore plus (seulement 27,6 sur 100). Voilà qui est affligeant, mais pas très surprenant.

 

Les “jobs pour femmes“ omniprésents

Le statut des femmes dans le monde du travail au Japon est en effet, de notoriété publique, très bas. Un grand nombre de mes amies, ayant obtenu un diplôme universitaire, se trouvent confinées à des emplois considérés comme “féminins“ – réceptionnistes (dans les cabinets médicaux par exemple), assistantes (dans l’administration publique également), secrétaires, etc – qui sont subordonnés aux postes à responsabilités où les hommes dominent.

Le salaire de ces employées est également beaucoup plus bas que celui du salaryman japonais typique. Cette division inégale des tâches est répandue tout autour du globe, mais elle me semble ici encore plus frappante qu’en Europe.

 

Des employées de seconde zone

Le sort des femmes, de plus en plus nombreuses, qui mènent une carrière dans les grandes entreprises ou autres lieux jadis réservés aux hommes n’est pas meilleur. Elles sont en effet souvent considérées comme des employées de seconde zone, et se voient assigné des rôles subalternes malgré leur statut officiellement égal à celui de leurs collègues masculins.

Leurs possibilités d’avancement sont réduites, et beaucoup finissent par quitter leur compagnie de leur plein gré, sans attendre que la maternité ne les pousse à la porte de toute façon. Il est en effet très peu commun ici de retrouver un poste que l’on occupait avant d’avoir eu un ou des enfants : les employées en question sont souvent considérées comme “perdues“ pour leur entreprise, ce qui réduit encore les incitations à confier des responsabilités aux mères potentielles, forçant la plupart d’entre elles à choisir entre carrière et famille.

 

La dure vie du salaryman

Il faut dire que l’on attend beaucoup des salarymen japonais. Outre de très longues heures de travail, ils sont également obligés de participer très régulièrement (souvent plus d’une fois par semaine) à des “nomikai“, des verrées avec leurs collègues qui ont pour but de renforcer la cohésion à l’intérieur des entreprises. Non seulement ces verrées peuvent être très inconfortables pour les femmes – entre collègues ivres et excursions dans les bars à hôtesses jusque tard dans la nuit – elles rendent de plus la vie de famille très difficile.

Même s’il est beaucoup moins répandu que par le passé, le cliché de la famille japonaise composée d’une mère au foyer et d’un père quasiment toujours absent perdure donc. Une amélioration des opportunités professionnelles des femmes nécessitera donc avant tout un changement de mœurs culturelles.

 

La solide emprise des mentalités traditionnelles

Ces mœurs sont-elles donc en train de changer ? Des conversations que j’ai eu sur le sujet avec des jeunes Japonais(es), j’ai retiré deux impressions contradictoires. D’un côté, les mentalités traditionnelles sont très ancrées : les travailleurs ont une responsabilité envers leur compagnie, et envers la société plus généralement, d’être des bons employés, de travailler dur et sans trop poser de question, et de se conformer à la culture du travail régnante, quels que soient les sacrifices et les injustices que cela implique. Ce n’est tout simplement pas dans la culture japonaise de remettre en cause, ou de protester contre, l’organisation coutumière de la société.

Cependant, j’ai également l’impression que mes amis japonais hommes déplorent autant que moi les inégalités entre sexes, et que la plupart aspirent à un meilleur équilibre entre vie de famille et travail. De plus, comme dit plus haut, le nombre de jeunes diplômées ambitieuses et désirant “faire carrière“ est en constante augmentation. Je suis donc convaincu que les jeunes générations accueilleraient avec joie une évolution de la culture du travail vers plus de flexibilité et une meilleure intégration des femmes, même si elles sont peu enclines à activement promouvoir une telle évolution. Il faudra donc que le changement vienne d’en haut.

 

Shinzo Abe, grand féministe?

Une façon de s’assurer que les mentalités changent également dans la direction des grandes entreprises est bien entendu de promouvoir l’accession des femmes à des positions haut placées et dans leurs conseils d’administration, ainsi qu’au Parlement et dans les ministères chargés de superviser le secteur privé. Là encore, la situation n’est pas brillante. Selon The Economist, seuls environ 10% des membres du Parlement et des directions d’entreprises sont des femmes. Dans les conseils d’administration, cette proportion n’atteint qu’un misérable 3,3%.

 

Heureusement, on peut  ici aussi détecter des signes de progrès, notamment le fait que le Premier Ministre Shinzo Abe a fait de la meilleure intégration des femmes dans le monde du travail l’une de ses priorités. Cela peut sembler surprenant lorsqu’on sait que M. Abe est très conservateur, et déplore souvent la perte des “valeurs traditionnelles“ du Japon (qui incluent, on suppose, la répartition traditionnelle des rôles hommes/femmes).

Cette campagne du gouvernement, baptisée par la presse “womenomics“, est en réalité inspirée par la nécessité économique. En effet, avec une population en décroissance et vieillissante, le Japon ne peut plus se permettre de négliger et gaspiller la moitié de sa main-d’œuvre. Du succès de cette campagne dépendent ainsi non seulement une amélioration de la culture du travail japonaise, mais également, en grande partie, le maintien de la prospérité du pays. Espérons donc que les efforts du Premier Ministre porteront leurs fruits.

La forte présence japonaise en Asie du Sud-Est

Devant le monument national, un homme en costume de Doraemon, l’un des personnages pour enfants les plus célèbres du Japon, offre de poser en photo avec les touristes ; dans les gares routières, les télévisions diffusent des épisodes de Naruto, un manga et “anime“ (dessin animé) populaire ; dans les librairies, la section manga rivalise en taille celle qu’on trouve à la Fnac ou ailleurs ; sur les routes, les marques japonaises de moto et de voiture dominent ; à tous les coins de rues des grandes villes, des supérettes 7-eleven vendant une multitude de produits japonais, des thés froids Oishi aux biscuits Pocky

Lors d’un récent voyage en Indonésie, j’ai pu observer quantité de signes révélateurs de la grande influence économique et culturelle du Japon en Asie du Sud Est. J’avais pu faire un constat similaire lors de précédents voyages en Thaïlande ou à Singapour. Partout où je suis allé, à en juger par les conversations que j’ai pu avoir avec les habitants de ces pays, mon pays d’accueil m’a semblé jouir d’une image très positive. De nombreuses statistiques démontrent que les rapports forts entre le Japon et les pays de la région ont d’abord une solide base économique.

 

Un partenaire économique essentiel

Dès les années 1980 déjà, les entreprises japonaises ont investi des sommes considérables dans divers pays d’Asie du Sud Est. La Thaïlande, par exemple, est devenue le plus grand centre de manufacture des grandes marques automobiles de l’archipel. Après une pause dans les années 2000, durant lesquelles la Chine était devenue la destination de choix, ces flots financiers ont désormais repris, maintenant que l’Empire du Milieu est devenu moins attrayant pour des raisons politiques (les tensions sino-japonaises autour des questions territoriales et historiques) et économiques (les salaires des ouvriers chinois en forte hausse).

L’Asie du Sud-Est, avec ses taux de croissance économique rapide et ses classes moyennes en expansion rapide, est également devenue de plus en plus importante pour le Japon commercialement. Un accord de libre échange avec l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN selon son acronyme anglais) a pris effet en 2008 et a encore accéléré des flots de marchandises (dans les deux sens) déjà très importants. ASEAN est désormais le deuxième plus grand partenaire commercial du Japon après la Chine.

 

Une affinité culturelle surprenante

Il est donc peu étonnant de retrouver tant de produits japonais dans les rues des pays du Sud-Est asiatique. Plus surprenant, peut-être, est le fait que les populations de la région ont une image positive du pays du soleil levant, et sont friands de ses produits culturels, lorsque l’on sait que la région avait, tout comme la Chine et la Corée, été victime de l’agression du Japon impérial lors de la Seconde Guerre Mondiale.

Le rapport à ce passé douloureux cause régulièrement des tensions entre le Japon et ses deux voisins les plus proches. Pourquoi donc n’est-ce pas le cas en Asie du Sud-Est ? Trois explications peuvent être proposées. La première a trait aux relations diplomatiques entre le Japon d’une part et la Chine et la Corée du Sud de l’autre. Celles-ci sont plus intenses et complexes que les liens avec l’Asie du Sud Est, les sujets de tension sont plus nombreux, et les disputes territoriales qui existent entre les trois pays, notamment, renforcent les passions nationalistes.

 

Les deux autres explications ont trait à l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale elle-même. D’abord, la marine impériale japonaise, en charge de la conquête de Taiwan et de l’Asie du Sud Est, a certes commis des crimes terribles durant son avancée sur ces territoires, mais les historiens s’accordent à dire que l’administration coloniale qu’elle avait ensuite mis en place était moins cruelle que celle de l’armée terrestre chargée de contrôler la Chine et la péninsule coréenne.

La dernière explication est à mon sens la plus convaincante : lorsque l’empire japonais lança sa campagne d’expansion en Asie du Sud Est, les pays de la région étaient déjà sous le joug des pouvoirs coloniaux européens. L’argument avancé par le Japon à l’époque – le pays se présentait comme le libérateur de l’Asie, qui allait bannir les grandes puissances occidentales – avait donc résonné là-bas plus qu’ailleurs.

De plus, après la défaite du Japon, nombre de nations durent obtenir dans la souffrance et dans le sang leur libération de la domination de ces mêmes grandes puissances qui s’étaient empressées de récupérer leurs colonies d’outre-mer. Les souvenirs de ces luttes de libération nationale ont donc dans une certaine mesure supplanté ceux de la courte période d’occupation japonaise.

 

L’ombre grandissante de la Chine

Quelle que soit la raison de l’affinité des populations d’Asie du Sud Est pour le Japon, elle est aujourd’hui bien réelle. L’attitude accueillante des pays de l’ASEAN est désormais de plus en plus alimentée par un désir d’inviter les acteurs externes d’importance comme le Japon ou encore les Etats-Unis et l’Inde à étendre leur présence dans la région pour contrebalancer l’influence grandissante de la Chine, qui inquiète nombre de ces voisins.

Aucun pays d’Asie du Sud Est ne cherche bien entendu à causer des frictions inutiles avec leur grand voisin du Nord. Tous prennent grand soin à maintenir des relations diplomatiques aussi cordiales que possible avec la Chine, et sont désireux de tirer profit de liens économiques toujours plus étroits avec elle.

Cependant, les tensions territoriales en Mer de Chine méridionale, et l’attitude intransigeante de la Chine dans ces disputes, amènent toutes les capitales de la région à chercher des moyens de se prémunir contre une éventuelle future tentative chinoise de dominer la région. Il est donc peu étonnant que le Japon, jadis un conquérant impérialiste, aujourd’hui un grand défenseur de la paix et de la stabilité internationale, soit accueilli à bras ouverts.

Nucléaire au Japon (addendum) : Le nucléaire en Asie de l’Est

Malgré la très probable remise en marche de ses centrales atomiques cette année, l’avenir de l’énergie nucléaire au Japon reste incertain. En Asie de l’Est plus largement, en revanche, le nucléaire semble encore avoir de beaux jours devant lui. En effet, une rapide revue de la situation en Corée du Sud, en Asie du Sud Est et en Chine révèle une industrie en pleine croissance.

 

Corée du Sud : un grand producteur

Près d’un tiers de l’électricité sud coréenne provient du nucléaire. Hors d’Europe, c’est donc le pays au monde le plus dépendant de cette source d’énergie. La catastrophe de Fukushima ne semble pas avoir causé de grandes remises en question, et le gouvernement actuel prévoit d’accroître progressivement la capacité de production du pays, pour maintenir à un tiers la proportion du nucléaire dans le mix énergétique du pays. 

Cet enthousiasme pour l’énergie nucléaire est peut-être surprenant lorsqu’on sait à quel point le sujet est contentieux sur la péninsule coréenne en raison du programme de développement d’armes atomiques de la Corée du Nord. Le régime de ce pays semble de surcroît s’efforcer de devenir expert dans l’art sombre du piratage informatique, ce qui menace directement l’industrie du nucléaire sud coréenne.

En effet, en décembre dernier, la Compagnie d’Energie Hydraulique et Nucléaire coréenne, qui opère un grand nombre des réacteurs du pays, a fait l’objet d’une attaque informatique qui a été attribuée au Nord. Si le dommage était cette fois limité (seules les informations personnelles d’un grand nombre d’employés ont été dévoilées), l’incident a souligné la vulnérabilité des infrastructures du Sud face aux manœuvres malicieuses d’un voisin imprévisible.

 

Asie du Sud-Est : la sécurité énergétique avant tout

Pour soutenir les taux de croissance économique rapides auxquels ils aspirent, les pays membres de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est semblent, après des années d’hésitation, désormais fermement résolus à promouvoir l’expansion rapide de leur capacité de production d’énergie nucléaire. Presque tous les grands pays de la région prévoient de construire des réacteurs ces prochaines années, et bénéficient du soutien notamment de la Corée du Sud et du Japon, tous deux grands exportateurs de technologie atomique.

Ces projets d’expansion du nucléaire font toutefois face à plusieurs obstacles. On pourra citer par exemple la difficulté de mettre en place le cadre de réglementation nécessaire pour assurer la sécurité des centrales ; le défi de trouver les sites adéquats et les technologies appropriées aux conditions locales ; et le besoin de “vendre“ l’énergie nucléaire à une société civile active et souvent très méfiante à l’égard des grands projets gouvernementaux.

 

Chine : Des projets ambitieux

La Chine a elle aussi de grands projets d’expansion de l’énergie nucléaire. En plus des 23 réacteurs en activité aujourd’hui, 26 sont en construction et encore plus sont prévus à l’avenir. Le gouvernement espère tripler la capacité nucléaire du pays d’ici à 2020. Comme ailleurs dans la région, la catastrophe de Fukushima n’a donc été qu’un frein temporaire aux ambitions de la Chine.

Les deux difficultés principales rencontrées par tout pays cherchant à développer son industrie nucléaire – les coûts élevés de construction des centrales et les soucis de sécurité – sont également présentes dans l’Empire du Milieu, mais elles sont moins importantes qu’ailleurs.

 

Concernant les coûts d’abord, le gouvernement chinois a à maintes reprises prouvé sa volonté d’investir des sommes gigantesques dans des projets d’infrastructure pas nécessairement rentables mais jugés vitaux pour l’avenir du pays – et a les moyens financiers de soutenir ses projets nucléaires.

Cependant, avec un taux de croissance économique en diminution et des masses de dettes se cachant dans les comptes des autorités locales, la marge de manœuvre du gouvernement n’est plus aussi large que par le passé. De plus, la Chine semble déterminée à développer ses propres modèles de réacteurs et refuse de simplement acheter les modèles déjà disponibles ailleurs, ce qui augmente encore les coûts déjà élevés de construction.

 

Quant aux soucis concernant la sécurité de l’énergie atomique, le Parti Communiste Chinois (PCC), avec son monopole du pouvoir, n’a pas besoin de se soucier d’une quelconque opposition politique organisée à ses projets nucléaires. La population du pays est par ailleurs bien plus inquiète des risques clairs et présents que pose la terrible qualité de l’air dans les grandes villes que des dangers potentiels posés par les centrales atomiques.

Néanmoins, le PCC ne peut pas sous-estimer la capacité des Chinois à se mobiliser localement contre un projet qu’ils considèrent comme dangereux. De tels mouvements de protestation visent par exemple désormais fréquemment dans tout le pays la présence d’usines chimiques polluantes.

 

Reste enfin la question de l’infrastructure de supervision de l’industrie nucléaire. Avant Fukushima, le régulateur japonais avait été critiqué pour son opacité et sa collusion avec les producteurs d’électricité. En comparaison avec l’appareil administratif chinois, il était un modèle de transparence.

Le manque de supervision externe et le secret dans lequel sont établies les régulations industrielles chinoises sont de mauvais augure pour la sûreté des centrales que le gouvernement se dépêche de construire. Or un accident nucléaire sur sol chinois pourrait causer ce que le PCC craint par dessus tout, un grand mouvement de protestation populaire à son encontre.

Dans le domaine du nucléaire, les deux plus grandes priorités du parti – croissance économique et stabilité sociale – sont donc potentiellement en contradiction. Il serait probablement dans son interet de s'assurer qu'un cadre reglementaire solide soit en place, et que les leçons de Fukusima soient bien prises en compte, avant de construire le plus grand réseau de centrales au monde.

Nucléaire au Japon (5) : Quid des économies d’énergie ?

Lorsque je demandai à une amie japonaise fortement convaincue de la nécessité de fermer au plus vite les centrales atomiques du pays comment remplacer les 30% de l’énergie du pays fournis par le nucléaire, elle répondit sans aucune hésitation : «  On fait sans. » L’expression qu’elle employa, gaman suru (littéralement “endurer“), est typiquement japonaise et suggère qu’effectivement la population parviendrait, si nécessaire, à rapidement et radicalement réduire sa consommation d’énergie.

 

Capacité d’adaptation

En effet, les Japonais, faisant face à une nature hostile et aux chamboulements de l’histoire, ont depuis très longtemps appris l’importance de l’endurance face à l’adversité. Cette résilience était visible par exemple dans la dignité et le calme avec lesquels les survivants du tsunami de mars 2011 ont affronté les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles se sont retrouvées les communautés côtières dévastées.

Le Japon a donc la capacité d’agir de façon déterminée pour réduire sa consommation en électricité si le besoin urgent s’en fait sentir – comme cela avait été le cas durant l’été 2011, lorsque plusieurs black-out potentiels furent évités de justesse à Tokyo (qui recevait une grande part de son énergie de la centrale de Fukushima) par une action collective résolue.

 

Incitations à la conservation

On peut encore citer deux raisons qui renforcent l’attrait d’un effort important en faveur des économies d’électricité. D’abord, comme l’explique par exemple un récent reportage du magazine britannique The Economist, les technologies facilitant la conservation d’énergie n’ont jamais été aussi nombreuses et abordables. Ensuite, le prix de l’électricité au Japon est très élevé, ce qui semble offrir une incitation importante à l’économiser.

 

Nouvelles régulations

Qu’en est-il en pratique ? Ces trois dernières années, le gouvernement japonais a adopté plusieurs mesures d’encouragement à la conservation d’énergie. La plus importante est une réforme adoptée en mai dernier de la Loi sur la Conservation d’Energie de 1979.

Cette réforme vise à promouvoir la diminution de la demande en électricité aux heures de pointe – ce qui permettrait de réduire la capacité de production totale du pays, puisque c’est uniquement à ces heures qu’elle est utilisée à son maximum – et de la consommation en énergie plus généralement grâce à une meilleure efficacité énergétique des machines et appareils électriques et à une meilleure isolation des bâtiments.

Ce dernier point en particulier est important puisque les bâtiments du pays sont de manière générale bien moins isolés que ceux d’Europe (une faiblesse en partie due aux strictes mesures de résistance aux séismes), laissant donc une grande marge d’amélioration.

 

Changements d’habitudes ?

Quels que soient les efforts du gouvernement, il reste à déterminer si les habitudes de la population ont changé depuis 2011. On peut observer certains signes positifs. Par exemple, la campagne annuelle (et universellement respectée) du “cool biz“, visant à réduire l’usage de l’air climatisé en été dans les bureaux et permettant en échange aux salaryman japonais, toujours très à cheval sur l’étiquette, de se vêtir plus légèrement, a été renforcée et prolongée.

Cependant, plusieurs appareils énergivores typiquement japonais, tels que les toilettes électroniques et chauffantes et les innombrables distributeurs automatiques de boissons restent omniprésents. Plus généralement, il ne me semble pas avoir observé de changements majeurs dans l’attitude des Japonais. Certes, ils font attention à leur consommation d’énergie – plus qu’auparavant sans doute – mais ils ont toujours été parcimonieux dans leurs habitudes quotidiennes – contrairement à ce que pourrait laisser penser leur amour des gadgets électroniques en tous genres.

Les mesures mises en place par le gouvernement vont certainement porter leurs fruits, et la consommation d’électricité est vouée à diminuer progressivement, mais la vitesse de cette diminution reste à observer. Je ne pense pas qu’on assistera à une chute dramatique tant que la population ne se sentira pas dans une situation de crise similaire à celle de l’été 2011 – situation qui, espérons-le, ne se reproduira pas de sitôt. 

Kenkoku Kinenbi: la fête nationale, le nationalisme et l’Empereur

Le 11 février (c’est-à-dire ce mercredi) marque le Kenkoku Kinenbi, l’anniversaire de la fondation du Japon – en somme la fête nationale. Ce jour serait dans n’importe quel pays l’occasion de grandes célébrations. Ici, il se passe sans fanfare et sa fonction principale semble être d’offrir un jour de congé aux travailleurs japonais. L’origine du Kenkoku Kinenbi explique cette faible importance.

 

Un passé très lointain

Traditionnellement, c’était en fait le nouvel an japonais, marquant le début de l’année lunaire (le jour n’était donc pas fixe) et la fondation du pays par l’Empereur Jimmu en 660 av. J.-C. C’est lors de l’ère Meiji (après l’abolition du Shogunat et la Restauration de l’Empereur en 1868) que la célébration fut fixée au 11 février. Le gouvernement de l’époque avait affirmé être arrivé à ce jour par des calculs très précis, mais tous les Japonais savent que la décision était en fin de compte quelque peu arbitraire, ce qui explique en partie pourquoi le Kenkoku Kinenbi ne résonne pas beaucoup auprès de la population.

Les plus jeunes générations, en particulier, semblent assez peu intéressées par le jour d’anniversaire. Une enquête effectuée l’année dernière avait par exemple révélé que presqu’aucun collégien japonais ne connaissait l’histoire derrière le Kenkoku Kinenbi. Pour la jeunesse d’aujourd’hui, ce n’est pas l’héritage impérial de jadis mais plutôt la démocratie pacifique de ces 70 dernières années qui est la fondation du Japon contemporain.

 

Réminiscences d’une époque malheureuse

La seconde raison pour laquelle cette fête n’est pas considérée comme très significative a trait au nationalisme et au culte de l’Empereur. Le Kenkoku Kinenbi était originellement nommé Kigensetsu, soit Jour de l’Empire, et le gouvernement Meiji utilisait sa célébration pour renforcer le culte de l’Empereur. Evidemment, la Seconde Guerre Mondiale mit fin à cette pratique et le nom fut modifié (le jour de célébration fut même aboli entre 1948 et 1966), mais le 11 février reste lié symboliquement au nationalisme destructeur des années 1930 et 40.

La plupart des Japonais sont donc réticents à marquer en grande pompe un anniversaire désormais associé à un passé tragique. Le nombre de citoyens portant ou affichant le drapeau national le 11 février a en fait augmenté ces dix dernières années, mais cela est simplement un signe qu’avec le passage du temps, la population se sent désormais plus libre d’exprimer la fierté nationale bon enfant observable partout dans le monde lors des fêtes nationales ou lors de la coupe du monde de football.

 

Agitateurs nationalistes

Néanmoins, la petite mais bruyante minorité de nationalistes durs fait d’habitude également usage du 11 février pour organiser des défilés proclamant la nécessité de “rétablir“, au nom de l’Empereur, l’honneur dont le Japon aurait été dépouillé par un règlement d’après-guerre injuste.

Cependant, l’Empereur Akihito lui-même ne veut rien avoir à faire avec ces agitateurs. Il donne son adresse annuelle le jour du Nouvel An et non le 11 février et a d’ailleurs utilisé le discours de cette année pour critiquer indirectement les efforts de certains politiciens nationalistes – parmi lesquels le Premier Ministre Shinzo Abe – visant à réviser la façon dont sont dépeints le passé impérial du Japon et les crimes commis durant la guerre envers ses voisins asiatiques.

 

Un grand paradoxe

L’Empereur, que les nationalistes prétendent révérer et défendre, a en réalité à maintes reprises démontré qu’il ne partage absolument pas leur façon de voir et qu’il désire au contraire que la classe politique se confronte aux crimes du passé et s’efforce d’obtenir une bonne fois pour toutes le pardon des voisins du Japon pour les malheurs qu’il leur a causés.

C’est donc la gauche – républicaine – qui exprime le plus de respect et de soutien envers Akihito alors que la droite conservatrice – défenseur autoproclamé de la Maison impériale – semble plus prête à clamer son allégeance au siège impérial qu’à son occupant et ignore avec soin les paroles de celui qu’elle est censée considérer comme un descendant direct des dieux. C’est là l’une des grandes ironies de la politique japonaise.

Nucléaire au Japon (4): Quel avenir pour la politique énergétique du Japon ?

Avant 2011, le Japon produisait 30% de son énergie grâce au nucléaire et le gouvernement prévoyait d’augmenter progressivement la part de du nucléaire dans le mix énergétique japonais jusqu’à 40% ou plus d’ici 2017. Evidemment, ces plans ont été radicalement remis en question. A la suite de la catastrophe de Fukushima, le gouvernement du Parti Démocrate du Japon (DPJ) a proposé une refonte complète de la politique énergétique du Japon, qui prévoyait une sortie complète du nucléaire d’ici 2040 et une forte promotion des énergies renouvelables, avec notamment les tarifs les plus élevés du monde garantis aux producteurs d’énergie solaire et éolienne.

Une politique de soutien forte mais problématique

Cette politique de soutien reste en place jusqu’à aujourd’hui, et a effectivement attiré un nombre considérable de candidatures pour la construction d’installations, surtout solaires et souvent par des petits producteurs indépendants.

Cependant, le Japon a ici rencontré plusieurs problèmes qui seront familiers aux observateurs de l’Energiewende allemande : de nombreux projets douteux, dépendants d’un prix d’énergie très élevé et insoutenable à long terme, des services publiques d’électricité réticents à accueillir les nouveaux venus, un réseau de transmission électrique vieillissant et incapable de s’adapter à la transition vers les énergies renouvelables…

Le pétrole et le gaz naturel  à la rescousse

En réalité, ce ne sont pas ces énergies nouvelles mais plutôt une hausse très importante des importations de pétrole et de gaz naturel qui a dû combler le trou laissé par l’arrêt des réacteurs nucléaires. En plus de contrarier les plans de réduction des émissions de CO2 du Japon, ces importations ont coûté cher au pays, et creusé un trou dans sa balance des paiements jusqu’alors très solide.

Le LDP, retourné au pouvoir en décembre 2012, a invoqué le coût du carburant importé pour justifier son soutien à l’énergie nucléaire. La nouvelle administration a fait machine arrière sur le projet d’abandon progressif du nucléaire du DPJ. Le nouveau plan énergétique stratégique prévoit, à la place, de maintenir le rôle de l’énergie atomique comme socle du bouquet énergétique japonais, tout en réduisant autant que possible la dépendance du pays envers ce moyen de production.

Absence de consensus

Cependant, le débat autour de cette stratégie continue. D’abord, l’argument du coût des importations de combustibles fossiles semble beaucoup moins convaincant, maintenant que le prix du pétrole a fortement chuté. Ensuite, le LDP lui-même n’est en fait pas aussi uni autour du soutien à l’énergie atomique qu’il n’y parait, et nombre de membres proéminents, dont Koizumi Junichiro, le leader le plus populaire de ces dernières années, ont affirmé leur soutien à une sortie du nucléaire.

D’autre part, même si leur influence reste limitée face à la domination du LDP pour le moment, les partis d’opposition, unis dans leur rejet de l’énergie atomique, pourraient profiter grandement d’une alliance autour d’une stratégie alternative à celle du gouvernement. De nouveaux amendements à la politique énergétique du pays sont donc encore tout à fait possibles.

Quelles alternatives ?

Toute évolution de cette politique devra faire face à un dilemme qui reste inchangé. Certes, les centrales nucléaires japonaises sont vulnérables aux tremblements de terre, mais leur bilan de sécurité pré-Fukushima était presque irréprochable, et il faut se garder de  sur-interpréter la catastrophe de mars 2011:  le tremblement de terre lui-même, bien que d’une puissance unique et extrêmement rare, n’a fait que peu de dégâts et le désastre entrainé par le tsunami qui a suivi aurait pu être évité par une mesure aussi simple que l’installation des générateurs de secours en hauteur et non en sous-sol. On peut espérer qu’avec un système de régulation devenu bien plus strict et indépendant, de telles erreurs élémentaires ne seront pas répétées.

De l’autre côté de la balance, aucune source d’énergie n’est un candidat parfait. Les énergies renouvelables sont difficiles à porter à grande échelle, et leur capacité de production reste très variable, surtout dans un pays comme le Japon qui n’est ni particulièrement venteux (en-dehors de la saison des tempêtes bien sûr) ni particulièrement ensoleillé. Il sera également difficile au Japon d’augmenter sa capacité de production hydroélectrique, tant ses rivières sont déjà bétonnées. L’énergie thermique est plus prometteuse, mais l’amour des Japonais pour leurs divines sources chaudes et la crainte d’affecter celles-ci rend tout développement dans ce domaine politiquement difficile.

Un dilemme sans solution idéale

Restent les combustibles fossiles, mais, outre leur impact désastreux sur le climat, ceux-ci doivent obligatoirement être importés, le Japon ne possédant peu ou pas de ressources naturelles propres. Or, cette dépendance est l’objet d’un profond malaise dans un pays insulaire qui s’est historiquement toujours beaucoup inquiété de sa vulnérabilité envers l’étranger (n’oublions pas que le prétexte invoqué par l’Empire japonais pour attaquer Pearl Harbor était un embargo pétrolier imposé par les Etats-Unis).

Le Japon doit donc choisir entre deux types de dépendance : envers une technologie que l’homme ne maîtrisera jamais totalement, ou envers des sources d’énergie venues de l’étranger et polluantes. Le choix est peu réjouissant. En fin de compte, même les nombreux Japonais que l’énergie nucléaire met mal à l’aise concluront peut-être que la fission de l’atome continue d’être le moindre mal.

L’impact de la crise des otages japonais en Syrie

J’interromps ma série de posts sur la question du nucléaire au Japon pour offrir quelques commentaires sur l’affaire des deux otages japonais pris par l’Etat Islamique (EI) en Syrie et les réactions que cela suscite ici.

Sur les forums de discussions en ligne, dans les journaux et parmi la population, diverses opinions et pensées s’expriment, comme on peut l’imaginer, au sujet de la prise en otage de Kenji Goto et de Haruna Yukawa et l’exécution de ce dernier. Deux sentiments en particuliers sont mis en avant.

Un monde dangereux

Le premier est une certaine anxiété face à un monde instable et dangereux. Malgré la participation du Japon à la Seconde Guerre du Golfe lancée par le gouvernement de George W. Bush au début des années 2000 (participation limitée à la reconstruction post-conflit, n’ayant jamais inclus des missions de combat), le pays est resté peu affecté – et se sentait peu concerné – par la “guerre contre le terrorisme“.

Contrairement à l’Europe et aux Etats-Unis, le Japon n’est pas la cible déclarée des différents mouvements terroristes islamistes. Son pacifisme reconnu depuis la Seconde Guerre Mondiale et son faible degré d’implication dans les problèmes du Proche et Moyen Orient – malgré une grande dépendance envers la région pour son approvisionnement en pétrole et en gaz naturel – l’ont largement immunisé contre les effets indirects de cette implication qui ont frappé les pays occidentaux.

La prise des deux otages par l’EI a donc été un choc particulièrement important ici. Ajoutons à cela l’impuissance du gouvernement à réagir de manière décisive (le Japon n’a ni les capacités ni l’autorité légale pour lancer une mission de sauvetage ou de représailles), et la principale conséquence de la crise a été de renforcer un certain sentiment de vulnérabilité face à des organisations aussi brutales et cruelles qu’ISIS, avec lesquelles on ne peut raisonner, et plus généralement face à un monde chaotique – même si ce chaos n’a a ce jour pas atteint les côtes de l’archipel.

Responsabilité personnelle des otages

Une autre réaction souvent observée surtout sur les forums en ligne est plus critique à l’égard des deux otages eux-mêmes. En effet, nombreux sont ceux qui rappellent que MM. Goto et Yukawa se sont rendus en Syrie de leur plein gré, et en toute conscience des risques que cela impliquait. Ainsi, non seulement le gouvernement a peu de moyens de réagir, mais beaucoup se demandent s’il a même le devoir d’agir.

J’ai également pu lire des commentaires regrettant que la Jordanie se soit retrouvée impliquée dans la crise des otages (rappelons que l’EI demande maintenant la libération d’un terroriste prisonnier dans ce pays et sur le point d’être exécuté lui-même). Ces sentiments font écho à l’accent mis dans la culture japonaise sur la nécessité pour les individus d’assumer la responsabilité de leurs propres actions et d’éviter de créer des difficultés pour autrui en les mêlant à leurs problèmes.

Un moment inopportun pour le Premier Ministre

Peu attendent donc du gouvernement de Shinzo Abe qu’il parvienne à obtenir la libération de M. Goto, et il sera probablement peu critiqué si ce dernier est exécuté (au dernière nouvelle la Jordanie semble avoir accepté les termes de l’EI – l’un de ses pilotes capturé est également menacé – et l’on peut donc espérer que M. Goto sera épargné).

La crise des otages n’est cependant pas sans conséquences politiques pour M. Abe. En effet, elle survient à un moment délicat et embarrassant pour le Premier Ministre. D’abord, il revient tout juste d’un tour au Moyen Orient, où il a promis plus d’engagement de la part du pays, financièrement et politiquement, dans les efforts visant à maintenir la stabilité de la région. L’affaire des otages a immédiatement mis en évidence les dangers inhérents à cette politique (modestement) plus active.

La controverse liée au droit à l’autodéfense collective

Deuxièmement, le gouvernement est sur le point d’introduire pour débat au Parlement des réformes législatives visant à concrétiser la décision prise par le Cabinet de M. Abe d’autoriser le pays à exercer le droit à l’autodéfense collective, inscrit dans la Charte des Nations Unies, et de renforcer la coopération militaire entre le Japon et ses alliés (en premier lieu les Etats-Unis). Cette politique était déjà très controversée et suscitait l’opposition d’une majorité de la population japonaise – et elle avait dû être nettement limitée dans sa portée avant d’être promulguée.

L’effet de la crise des otages sur le débat autour de l’autodéfense collective peut être discuté. D’un côté, elle pourrait servir d’argument au gouvernement qui souligne l’importance de renforcer la coopération entre le Japon et ses amis dans la région pour faire face aux nouvelles menaces du XXIe siècle. L’importance de la coopération internationale contre le terrorisme a d’ailleurs fait l’objet de nombre d’éditoriaux dans la presse, y compris dans le Asahi Shinbun, généralement très critique à l’égard de la politique sécuritaire du gouvernement.

Une grande bataille législative en vue

Cependant, la crise des otages va également à coup sûr renforcer la réticence déjà bien établie au sein de la population japonaise à voir le pays impliqué dans des aventures militaires à l’étranger. La participation, même limitée, du Japon dans la Seconde Guerre du Golfe s’était faite contre les vœux de la population et avait passablement entamé la popularité du Premier Ministre de l’époque, Junichiro Koizumi.

Plus récemment, le soutien populaire à M. Abe avait l’été dernier également diminué après la décision de son Cabinet concernant l’autodéfense collective. Le coût politique de pousser le Parlement à approuver les amendements législatifs visant à mettre en œuvre cette décision risque désormais de devenir encore plus élevé qu’il ne l’était déjà.

Le gouvernement et ses partisans en sont d’ailleurs bien conscients. Hier seulement, le Yomiuri Shinbun appelait les partis d’opposition à ne pas utiliser la crise des otages à des fins politiques (au sujet cette fois des promesses de soutien financier faites par M. Abe durant son tour du Moyen-Orient). Même si cet appel est entendu et si les parlementaires font preuve de modération, l’opposition à l’autodéfense collective était déjà importante avant la crise actuelle,  au sein du Parlement comme à l’extérieur. Quel que soit le sort de M. Goto, la tâche du gouvernement n’est dans tout les cas devenue que plus difficile.