Les piètres conditions de travail des Japonaises

A l’occasion de la journée de la femme le week-end dernier, The Economist a publié une version mise à jour de son “glass ceiling index“, qui évalue le degré d’égalité entre hommes et femmes dans le monde du travail. Le score de la Suisse était déplorablement bas (43,7 sur 100). Celui du Japon encore plus (seulement 27,6 sur 100). Voilà qui est affligeant, mais pas très surprenant.

 

Les “jobs pour femmes“ omniprésents

Le statut des femmes dans le monde du travail au Japon est en effet, de notoriété publique, très bas. Un grand nombre de mes amies, ayant obtenu un diplôme universitaire, se trouvent confinées à des emplois considérés comme “féminins“ – réceptionnistes (dans les cabinets médicaux par exemple), assistantes (dans l’administration publique également), secrétaires, etc – qui sont subordonnés aux postes à responsabilités où les hommes dominent.

Le salaire de ces employées est également beaucoup plus bas que celui du salaryman japonais typique. Cette division inégale des tâches est répandue tout autour du globe, mais elle me semble ici encore plus frappante qu’en Europe.

 

Des employées de seconde zone

Le sort des femmes, de plus en plus nombreuses, qui mènent une carrière dans les grandes entreprises ou autres lieux jadis réservés aux hommes n’est pas meilleur. Elles sont en effet souvent considérées comme des employées de seconde zone, et se voient assigné des rôles subalternes malgré leur statut officiellement égal à celui de leurs collègues masculins.

Leurs possibilités d’avancement sont réduites, et beaucoup finissent par quitter leur compagnie de leur plein gré, sans attendre que la maternité ne les pousse à la porte de toute façon. Il est en effet très peu commun ici de retrouver un poste que l’on occupait avant d’avoir eu un ou des enfants : les employées en question sont souvent considérées comme “perdues“ pour leur entreprise, ce qui réduit encore les incitations à confier des responsabilités aux mères potentielles, forçant la plupart d’entre elles à choisir entre carrière et famille.

 

La dure vie du salaryman

Il faut dire que l’on attend beaucoup des salarymen japonais. Outre de très longues heures de travail, ils sont également obligés de participer très régulièrement (souvent plus d’une fois par semaine) à des “nomikai“, des verrées avec leurs collègues qui ont pour but de renforcer la cohésion à l’intérieur des entreprises. Non seulement ces verrées peuvent être très inconfortables pour les femmes – entre collègues ivres et excursions dans les bars à hôtesses jusque tard dans la nuit – elles rendent de plus la vie de famille très difficile.

Même s’il est beaucoup moins répandu que par le passé, le cliché de la famille japonaise composée d’une mère au foyer et d’un père quasiment toujours absent perdure donc. Une amélioration des opportunités professionnelles des femmes nécessitera donc avant tout un changement de mœurs culturelles.

 

La solide emprise des mentalités traditionnelles

Ces mœurs sont-elles donc en train de changer ? Des conversations que j’ai eu sur le sujet avec des jeunes Japonais(es), j’ai retiré deux impressions contradictoires. D’un côté, les mentalités traditionnelles sont très ancrées : les travailleurs ont une responsabilité envers leur compagnie, et envers la société plus généralement, d’être des bons employés, de travailler dur et sans trop poser de question, et de se conformer à la culture du travail régnante, quels que soient les sacrifices et les injustices que cela implique. Ce n’est tout simplement pas dans la culture japonaise de remettre en cause, ou de protester contre, l’organisation coutumière de la société.

Cependant, j’ai également l’impression que mes amis japonais hommes déplorent autant que moi les inégalités entre sexes, et que la plupart aspirent à un meilleur équilibre entre vie de famille et travail. De plus, comme dit plus haut, le nombre de jeunes diplômées ambitieuses et désirant “faire carrière“ est en constante augmentation. Je suis donc convaincu que les jeunes générations accueilleraient avec joie une évolution de la culture du travail vers plus de flexibilité et une meilleure intégration des femmes, même si elles sont peu enclines à activement promouvoir une telle évolution. Il faudra donc que le changement vienne d’en haut.

 

Shinzo Abe, grand féministe?

Une façon de s’assurer que les mentalités changent également dans la direction des grandes entreprises est bien entendu de promouvoir l’accession des femmes à des positions haut placées et dans leurs conseils d’administration, ainsi qu’au Parlement et dans les ministères chargés de superviser le secteur privé. Là encore, la situation n’est pas brillante. Selon The Economist, seuls environ 10% des membres du Parlement et des directions d’entreprises sont des femmes. Dans les conseils d’administration, cette proportion n’atteint qu’un misérable 3,3%.

 

Heureusement, on peut  ici aussi détecter des signes de progrès, notamment le fait que le Premier Ministre Shinzo Abe a fait de la meilleure intégration des femmes dans le monde du travail l’une de ses priorités. Cela peut sembler surprenant lorsqu’on sait que M. Abe est très conservateur, et déplore souvent la perte des “valeurs traditionnelles“ du Japon (qui incluent, on suppose, la répartition traditionnelle des rôles hommes/femmes).

Cette campagne du gouvernement, baptisée par la presse “womenomics“, est en réalité inspirée par la nécessité économique. En effet, avec une population en décroissance et vieillissante, le Japon ne peut plus se permettre de négliger et gaspiller la moitié de sa main-d’œuvre. Du succès de cette campagne dépendent ainsi non seulement une amélioration de la culture du travail japonaise, mais également, en grande partie, le maintien de la prospérité du pays. Espérons donc que les efforts du Premier Ministre porteront leurs fruits.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.