Une année après le choc monétaire

Une année entière vient de s’écouler depuis l’annonce faite par la Banque nationale suisse (BNS) d’abandonner le seuil minimum de change (1,20 franc pour un euro) qu’elle avait introduit le 6 septembre 2011 comme pilier principal de sa stratégie de politique monétaire visant la stabilité des prix à la consommation en Suisse. Dans cette stratégie – qui visiblement n’a pas empêché la déflation – le seuil de change a été remplacé par une taxe sur une partie des avoirs que les banques ont déposés dans leurs comptes de virement auprès de la BNS. Le taux d’intérêt négatif imposé par celle-ci vise à réduire la survalorisation du franc suisse et de là soutenir les exportations des biens et services helvétiques (y compris les activités liées au tourisme en Suisse). Douze mois après ce changement de stratégie, force est de reconnaître son caractère inefficace, voire nuisible pour l’ensemble de l’économie helvétique.

Bien entendu, en l’absence de la taxe sur les comptes de virement des banques ainsi que des interventions répétées de la BNS sur le marché des changes, la situation pour bien des acteurs et des pans entiers de l’économie suisse serait encore pire que celle sous nos yeux à l’heure actuelle. Néanmoins, la question à se poser est une autre, à savoir si la politique monétaire et la politique économique menées actuellement en Suisse contribuent véritablement au bien commun. La réponse ne peut qu’être négative, lorsqu’on considère l’évolution des principales variables macroéconomiques affectant le bien-être de la population suisse depuis l’éclatement de la crise financière globale en 2008.

Si, malgré cela, l’orientation de la politique monétaire suisse ne change pas, c’est parce que son impact sur l’économie nationale ne comporte pas uniquement des désavantages pour une partie considérable de la population, mais aussi des bénéfices pour un petit cercle d’acteurs au plan économique dont le nombre est inversement proportionnel à l’importance rattachée à leurs propres intérêts par les autorités en charge des choix de politique économique au plan helvétique.

Tout d’abord, contrairement à l’opinion dominante, les bénéfices des banques suisses ne sont pas réduits par le prélèvement par la BNS d’une taxe sur leurs comptes de virement, au vu du fait que les dites banques, en général, transfèrent les coûts de la politique monétaire actuelle à d’autres parties prenantes, à savoir:

–      les déposants, qui ne gagnent pratiquement plus aucun intérêt sur leurs avoirs dont les frais de gestion ont d’ailleurs augmenté;

–      les débiteurs hypothécaires, qui doivent payer des taux d’intérêt plus élevés que les conditions monétaires leur permettraient de faire;

–      les collaborateurs des banques dont la rémunération est fortement réduite, lorsqu’ils ne sont pas licenciés suite à la «restructuration» des activités bancaires.

La stratégie actuelle de politique monétaire de la BNS comporte aussi des bénéfices de court terme pour les propriétaires des entreprises car elle entraîne une pression à la baisse sur la rétribution de leurs propres collaborateurs. Si l’on continue à péjorer les conditions de travail, il ne faudra alors pas s’étonner de la chute du pouvoir d’achat des ménages résidant en Suisse, de la diminution continue des recettes fiscales des collectivités publiques, ni de l’augmentation du nombre d’entreprises en Suisse qui partent en faillite ou délocalisent à l’étranger une partie ou la totalité de leurs activités. Quand ce scénario s’avérera, la crise frappera également les banques, parce que leurs activités ne peuvent être aucunement profitables dans une économie délabrée. Il sera alors trop tard pour renverser cette tendance dont l’origine se trouve au sein de la BNS avec la complaisance des autorités fédérales et des milieux d’affaires obnubilés par une vision court-termiste centrée sur l’avidité et le manque de hauteur.

Non au 2e tunnel au Gothard

À la fin du mois prochain le peuple suisse devra voter, entre autres, au sujet de la réfection du tunnel routier du Gothard, qui implique par voie de conséquence la construction d’un deuxième tube sous la montagne qui sépare physiquement (et psychologiquement) le Tessin du reste de la Suisse.

Les arguments des milieux favorables à cette construction ne tiennent pas la route – ce qui est d’autant plus grave qu’il s’agit d’une route qui est importante pour la cohésion nationale. Il suffit de passer en revue ces arguments pour s’en convaincre:

1)   «Le tunnel routier du Gothard est l’élément clé de l’axe Nord–Sud à travers les Alpes»: en fait, il existe également une liaison ferroviaire depuis la fin du XIXe siècle, qui de surcroît sera considérablement renforcée par l’ouverture du tunnel de base du Gothard à la fin de cette année. Compte tenu de l’enneigement des voies d’accès au tunnel routier du Gothard durant l’hiver et des problèmes que cela comporte, la liaison Nord–Sud est mieux assurée par les chemins de fer, tant pour la population que pour les agents économiques.

2)   «La sécurité sera accrue grâce à deux tunnels unidirectionnels»: en fait, le progrès technique dans le domaine automobile va permettre, bien avant la réalisation d’un deuxième tunnel routier au Gothard et à bien moindres frais, de réduire le nombre de collisions frontales et latérales grâce aux systèmes d’aide à la conduite des véhicules (qui vont bientôt devenir le standard sur l’ensemble du parc automobile). Les poids lourds ont l’avantage d’utiliser les chemins de fer pour ne pas péjorer davantage les conditions de travail de leurs chauffeurs, qui sont déjà lamentables compte tenu aussi des risques que cela pose pour la sécurité de l’ensemble des parties prenantes.

3)   «La construction d’un deuxième tunnel routier au Gothard est moins chère finalement que toute autre alternative»: en fait, la prudence à cet égard doit être de mise car personne ne peut savoir, en l’état, si le coût total d’un projet quelconque sera au final plus grand ou plus petit que son devis, a fortiori lorsque la durée de réalisation est très longue et le projet très éloigné dans le temps. Une chose est sûre à cet égard: construire un deuxième tunnel qui n’est pas nécessaire à la population et à l’économie suisses en l’état et en perspective des prochaines décennies est un énorme gaspillage de ressources, que le peuple doit refuser considérant aussi les quelque 24 milliards de francs suisses déjà investis dans les nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes.

En fait, les 3 milliards de francs suisses envisagés pour la construction du deuxième tunnel routier au Gothard sont beaucoup mieux investis à coup sûr dans les agglomérations qui souffrent tous les jours, et durant bien des heures, de bouchons qui alourdissent également les coûts de production en Suisse. Personne ne peut croire que l’investissement de ces 3 milliards pour creuser un deuxième tunnel sous le Gothard ne va pas empêcher de réduire visiblement les embouteillages dans le trafic qui traverse les agglomérations et les villes en Romandie et ailleurs: la Confédération joue à guichets fermés et son enveloppe budgétaire est limitée (en termes à la fois politiques et économiques).

Quant à l’argument consistant à rassurer le peuple en ce qui concerne la protection des Alpes inscrite dans la Constitution suisse, il faut être naïf pour croire que le Conseil fédéral n’aura pas à se plier à la puissance économique de l’Union européenne, face aux menaces que celle-ci pourra facilement brandir pour amener celui-là à exploiter l’ensemble des voies de circulation dans les deux tunnels routiers au Gothard.

La logique économique, tout comme la raison d’État, plaident en faveur d’un refus populaire du deuxième tunnel routier au Gothard. En décider autrement affaiblirait les conditions-cadres dont bénéficient les activités économiques dans l’ensemble de la Suisse, au détriment aussi bien de sa population que de la cohésion nationale.

La BCE doit se rendre à l’évidence

La zone euro a désormais entamé la septième année de sa crise, suite aux déboires de la finance débridée par la libre circulation des capitaux rendue possible avec l’adoption de la monnaie unique européenne lors de la signature du Traité de Maastricht en 1992.

Celles et ceux qui considèrent l’euro comme étant le coupable de cette situation se trompent toutefois de cible. Il suffit de considérer les États-Unis comme terme de comparaison pour comprendre que l’unification monétaire n’est pas, en tant que telle, un facteur de crise. Tout dépend en effet de la manière dont la monnaie unique est encadrée au niveau politique et institutionnel. Les différents États américains coiffés par le dollar états-unien n’en souffrent pas autant que les pays membres de l’Euroland souffrent de l’euro, pour deux raisons essentielles:

–      d’une part, les États-Unis sont clairement une union politique et pas simplement une union économique et monétaire comme l’Euroland. Cela signifie concrètement qu’il existe un gouvernement fédéral qui coiffe les États membres et les soutient entre autres par un système de péréquation financière analogue à celui de la Suisse, notamment par un mécanisme de transferts fiscaux réduisant les écarts d’ordre économique entre les États membres (particulièrement évidents en cas de crise majeure);

–      d’autre part, le gouvernement fédéral états-unien peut compter sur la Réserve fédérale (entendez la banque centrale) américaine pour faire face utilement aux conséquences négatives d’une telle crise, notamment par le financement accordé par la banque centrale au Trésor public américain. Rien de tel n’existe dans l’Euroland, où il n’est donc pas possible de relancer l’activité économique par une politique d’assouplissement monétaire efficace et efficiente, étant donné qu’il lui manque le volet budgétaire indispensable pour une telle réussite.

Au lieu de continuer à tromper l’ensemble des parties prenantes, par des déclarations auxquelles lui-même visiblement n’y croit plus, Mario Draghi devrait se rendre à l’évidence et réclamer le perfectionnement de l’union économique et monétaire s’inspirant de ce qui existe depuis longue date aux États-Unis.

L’assouplissement monétaire ne peut qu’aggraver les déséquilibres si la banque centrale qui en est à l’origine ne soutient pas l’activité dans l’économie «réelle». Continuer à ignorer cette évidence empirique est extrêmement dangereux, comme la Suisse pourrait le constater à ses propres dépens au fur et à mesure qu’elle avance par inertie au lieu de se résoudre à empoigner les problèmes qui sont désormais évidents à celles et ceux qui ne sont pas obnubilés par l’idéologie néolibérale qui continue d’entretenir la spirale négative de l’économie européenne.

Les dangers des banques centrales

Les banques centrales sont-elles le sauveur ou le fossoyeur du tissu économique contemporain? La question n’est pas anodine, lorsqu’on considère attentivement à tour de rôle la Banque nationale suisse, la Banque centrale européenne et la Réserve fédérale états-unienne.

Comme l’a révélé publiquement l’un des trois membres suppléants de la Direction générale de la BNS dans son propre exposé à Genève, le 19 novembre dernier, «si la BNS continue d’approvisionner le système [bancaire] en liquidités, par exemple en achetant des devises [afin que le franc suisse se déprécie quelque peu], les charges d’intérêt [que les banques doivent payer à la BNS] augmentent d’une manière générale. Les banques sont donc soumises à une pression croissante qui les oblige à répercuter le taux d’intérêt négatif sur les grands investisseurs [voire au-delà].» Or, si cela s’avère, force est de reconnaître que toute l’économie helvétique risque d’en subir les conséquences négatives au lieu de bénéficier des prétendus effets positifs d’une telle mesure, que l’ensemble des membres du Directoire de la BNS continue à défendre mordicus, malgré que le bon sens, l’évidence empirique ainsi que toute analyse macroéconomique rigoureuse induisent à rejeter cette mesure de par son caractère nuisible à la stabilité financière et dès lors à toute l’économie nationale.

Pour sa part, la Banque centrale européenne n’arrête de prétendre que son «assouplissement monétaire» est la clé de voûte de la stratégie de sortie de crise dans l’Euroland. Or, force est de constater que celle-ci à présent n’a pas tenu sa promesse, étant donné que le taux d’inflation à travers la zone euro reste proche de zéro sur le marché des produits et que le taux de croissance économique de cette zone n’est pas loin non plus de zéro, avec par conséquent un taux de chômage officiel élevé et à deux chiffres depuis trop longtemps. Qui plus est, l’augmentation des dépôts bancaires dans l’Euroland suite à l’assouplissement monétaire de la BCE ne résulte pas vraiment des crédits octroyés aux entreprises qui produisent des biens et services dans cette zone, mais est plutôt le résultat des emprunts contractés par le secteur public, comme l’indique clairement la BCE dans l’un de ses derniers communiqués de presse à cet égard. Il serait donc temps que la BCE révise de fond en comble sa politique monétaire pour la réorienter vers les besoins de la population, plutôt que de continuer à défendre l’indéfendable.

Dans le cas contraire, la BCE, de manière similaire à la BNS, risque de faire l’objet d’une réforme institutionnelle, qui pourrait s’appuyer sur les propos des Républicains états-uniens, exigeant que la banque centrale adopte une règle de politique monétaire qui exclut toute intervention de ses gouverneurs – le mobile étant celui d’éviter la mainmise sur le taux d’intérêt directeur. Ce remède est pire que le mal qu’il est censé éviter, mais cela en dit long sur l’impact négatif des politiques monétaires qui sont mises en œuvre de nos jours par les banques centrales qui tirent les ficelles de nos systèmes économiques.

Stress et économie: hic sunt leones!

Pour la deuxième année consécutive, Promotion Santé Suisse vient de publier une étude sur le stress lié au travail en Suisse, illustrée par son Job Stress Index, qui témoigne du fait que la majorité de la population active dans ce pays est stressée ou épuisée par son propre travail. La perte de productivité liée à ce phénomène serait de quelque 5 milliards de francs par année selon cette étude: 3,2 milliards de francs seraient dus aux problèmes de santé de cette population alors que les coûts de leur absence du travail totaliseraient 1,8 milliard de francs par année.

Indépendamment de l’estimation chiffrée de ce phénomène, il y a une question de société à se poser individuellement et collectivement: quel type de société voulons-nous avoir, en Suisse, compte tenu du fait que l’économie nationale a atteint un niveau de développement très élevé à en juger par l’ensemble des indicateurs utilisés pour apprécier le degré de sa «compétitivité» au plan global?

En clair, il faut déterminer si le régime de croissance économique ainsi que la stratégie de politique économique actuels sont viables à terme – c’est-à-dire qu’ils contribuent à renforcer la résilience de notre système économique face à des chocs, de toute sorte, qui peuvent se produire, et se produisent en fait, de temps en temps pour des raisons multiples.

Visiblement, la robustesse de la croissance économique et du système sous-jacent ne peut pas être mesurée uniquement avec des grandeurs économiques ou financières. Il faut considérer également les éléments socio-démographiques dont ceux intégrés dans le Job Stress Index. Le résultat dégagé au plan systémique montre alors que la Suisse est loin d’avoir développé «le» modèle à suivre pour assurer la viabilité de son système économique. Il serait bon alors de prendre une pause (même si cela risque de limiter l’augmentation de la productivité à court terme) afin de réfléchir au sens et à la finalité du régime économique actuel: il apparaîtra ainsi qu’il faut abandonner la vision de l’homo oeconomicus, focalisée sur l’argent comme mobile de toute activité humaine, pour la remplacer par celle, plus omnisciente et véritablement systémique, de l’homo sociologicus, soucieux du bien commun et du bien-être général, qui dépassent de loin la dimension économique de ces phénomènes.

Si ce changement de paradigme paraît tout à fait utopique, c’est parce que les «sciences économiques» contemporaines sont considérées à l’instar d’une science exacte, fondée sur des modèles mathématiques, au lieu d’être traitées conformément à leur propre nature, qui est celle d’une science sociale et morale. Le stress dont souffre une large partie de la population active, en Suisse comme ailleurs, relève finalement de cette dénaturation de l’analyse économique par la pensée dominante.

Il ne suffira donc pas de rééquilibrer les ressources et les contraintes des personnes qui travaillent, pour réduire leur stress et épuisement – contrairement aux dires de l’étude mentionnée plus haut. Il faut en fait repenser notre système économique pour amener celui-ci (à nouveau) à être un moyen de satisfaire les besoins humains plutôt qu’une fin en soi, justifiant l’exploitation de l’homme par l’homme et, de plus en plus, aussi par le capital financier dont la concentration augmente au fur et à mesure de l’écoulement du temps, réduisant ainsi de manière parallèle le degré de viabilité et de résilience de ce système à long terme. C’est donc uniquement une question de temps avant que ce système éclate. Il convient de se préparer en temps utile pour y remédier, afin d’éviter d’être tous stressés lorsque ce système se sera effondré par ses vices constitutifs, que désormais seuls les intégristes du marché refusent de reconnaître comme tels.

Monnaie pleine aux urnes

L’initiative «Monnaie pleine» lancée en Suisse le 3 juin 2014 a récolté les 100'000 signatures valides nécessaires pour être soumise au vote populaire prochainement. Cet aboutissement est assez surprenant, si l’on considère que cette initiative n’est soutenue en Suisse par aucun parti politique et qu’elle est farouchement combattue par les banques, leurs dirigeants ayant compris que l’initiative mettrait un terme à leurs privilèges exorbitants en ce qui concerne l’émission monétaire par les crédits que les banques peuvent octroyer à n’importe quel agent sans avoir suffisamment d’épargnes préalables.

L’intérêt d’une telle initiative populaire est double. D’une part, elle peut grandement contribuer à faire émerger la véritable nature (numérique) de la monnaie, qui en l’état échappe à la presque totalité des individus, y compris les politiciens, les banquiers centraux et les économistes les plus influents au monde. D’autre part, elle a le potentiel de contribuer à définir les contenus d’une réforme structurelle du système monétaire et financier qui est urgente et nécessaire afin d’éviter de nouvelles crises systémiques.

Si le débat induit par l’aboutissement de l’initiative «Monnaie pleine» a lieu de manière objective – c’est-à-dire qu’il se concentre sur l’objet de cette initiative pour en décortiquer la nature essentielle au lieu de viser à défendre des intérêts particuliers (souvent indéfendables désormais) –, alors on peut espérer que chaque partie prenante en sortira enrichie au plan intellectuel car elle aura avancé vers la compréhension de cet objet insaisissable qu’on appelle «monnaie».

Au vu des attaques virulentes contre l’initiative «Monnaie pleine» qui ont eu lieu durant les 18 mois de la récolte des signatures pour cette initiative, et qui ont montré de manière désopilante l’ignorance de la nature de la monnaie et de son émission par les banques, il est fort à craindre que le niveau culturel du débat menant au vote populaire sera de même teneur. Cela confirmera alors qu’«un peuple ignorant est un peuple facile à tromper», bafouant l’intérêt général au profit d’intérêts particuliers que même un tel peuple ne devrait pas avoir de difficultés majeures à identifier précisément.

Concentration du capital

Une année s’est déjà écoulée depuis que la Banque centrale européenne (BCE) a commencé à exercer sa nouvelle fonction de surveillant des 120 institutions bancaires dont l’importance est systémique au sein de la zone euro. Cette fonction comporte un conflit d’intérêts évident dans la situation actuelle de l’Euroland: d’une part, la BCE doit veiller afin d’éviter qu’une banque «too big to fail» puisse faire éclater une crise systémique dans la zone euro, alors que, d’autre part, l’autorité monétaire européenne ne se lasse pas d’insister afin d’imposer aux pays en grave difficulté des mesures d’austérité qui contribuent de manière considérable à affaiblir les bilans de bien des banques dans ces mêmes pays.

L’évidence empirique est irréfutable à cet égard: au fur et à mesure que la situation économique d’un pays se dégrade, les fonds propres et les ratios de liquidité des banques dans ces pays diminuent. En clair, cela signifie que les mesures d’austérité imposées aux pays les plus en difficulté ont indirectement des effets négatifs sur les bilans de leurs propres banques, qui par conséquent doivent être recapitalisées d’une manière ou d’une autre. Or, au vu des difficultés financières frappant les pays situés à la «périphérie» de l’Euroland, il est clairement impossible de faire appel aux finances publiques de ces pays pour assainir les bilans de leurs banques fragilisées. Il faudrait dès lors trouver des capitaux auprès du secteur privé de l’économie nationale, lui aussi sous une forte pression suite à la crise et (ce qui est inacceptable au plan éthique) aux mesures d’austérité imposées de manière anti-démocratique par des technocrates œuvrant dans l’intérêt des pouvoirs forts de la finance «globalisée».

Il est, en effet, dans le seul intérêt des grandes institutions financières, situées dans les pays au centre géopolitique de la zone euro, que la BCE impose aux pays «périphériques» dans cette zone les plus draconiennes mesures d’austérité jamais observées depuis la signature du Traité de Versailles en 1919.

Le résultat vraisemblable à moyen terme sera donc celui de pousser bien des banques dans les pays sous un régime d’austérité à se faire racheter par des banques plus solides (situées au centre de l’Euroland), à des prix de liquidation totale.

En fin de compte, la crise de la zone euro, suscitée essentiellement par la vision néolibérale de la société contemporaine, induira une concentration du capital financier dans les banques des pays les plus forts dans cette zone, donnant ainsi raison à K. Marx lorsqu’il imaginait «l’expropriation du capitaliste par le capitaliste» et «la transformation de beaucoup de petits capitaux en peu de [gros] capitaux» (Capital, tome I, p. 590). La BCE devrait s’en (pré)occuper de manière responsable avant la prochaine grande crise financière.

Banques TBTF: sauve-qui-peut

Le récent durcissement des dispositions légales sur les fonds propres pour les établissements bancaires qui, en Suisse, sont jugés «too big to fail» est un leurre. Il est d’autant plus dangereux de croire que cela va éviter d’avoir à sauver une banque par les fonds publics que même la Banque nationale suisse s’est réjouie de cette décision du Conseil fédéral.

La naïveté (ou le caractère irresponsable) d’une telle décision est évidente, lorsqu’on considère qu’aucune banque (qui se veut responsable) ne serait jamais d’accord d’octroyer un crédit quelconque à un emprunteur ne disposant que de 5 pour cent de fonds propres – le ratio vers lequel tend le «durcissement» dont il s’agit en ce qui concerne les banques d’importance systémique en Suisse. Si l’on exige que les débiteurs hypothécaires apportent (au moins) 20 pour cent de fonds propres (dont la moitié sous forme d’épargne liquide, sans faire appel aux institutions de prévoyance), comment peut-on croire qu’une banque – de surcroît dont l’importance est systémique – est à l’abri d’une défaillance majeure si elle n’a que 5 pour cent de fonds propres, sans compter qu’une très grande partie de ses engagements n’est aucunement couverte par un gage comme cela est en revanche le cas, normalement, dans le domaine hypothécaire (avec une garantie immobilière)? La plupart du temps, en fait, les transactions sur les marchés financiers ont pour objet «le néant habillé en monnaie» (J. Rueff, Le péché monétaire de l’occident, 1971, page 192).

Qui plus est, les régulateurs helvétiques semblent être aussi tombés dans le piège de croire qu’il est possible de mesurer les risques financiers par le calcul des probabilités, étant donné qu’ils tablent sur un ratio d’environ 14 pour cent pour les actifs «pondérés en fonction des risques» comme étant suffisant à éviter toute crise de solvabilité d’un établissement bancaire dont l’importance est systémique.

Il faut donc éviter de penser que les banques suisses sont les plus solides du monde, même s’il est vrai que tout est relatif car il s’agit de connaître le terme de comparaison (qui en général se situe aux États-Unis, un pays qui n’est pas vraiment un exemple à suivre en ce qui concerne les activités de la finance prédatrice).

Credit Suisse: une stratégie Excel-lente?

L’annonce de la nouvelle stratégie de Credit Suisse, faite par son nouveau directeur général, Tidjane Thiam, le 21 octobre 2015, n’a pas manqué de faire couler beaucoup d’encre, au-delà de quelques vagues boursières qui ont pu inquiéter les boursicoteurs non-avertis.

Or, au-delà des propos mirobolants en ce qui concerne la rentabilité future de cette banque (dont les dirigeants semblent ignorer que l’avenir est aussi bien incertain qu’inconnaissable), ce qui frappe le plus tout observateur qui n’est pas aveuglé par le mirage de l’argent facile est le manque d’objectifs, à bien regarder, concernant l’économie «réelle». À aucun moment, que ce soit lors de la conférence de presse ou dans les documents disponibles en ligne après que celle-ci a eu lieu, les responsables de Credit Suisse disent, ouvertement, comment cette banque entend contribuer au développement économique, que ce soit à l’échelle nationale, régionale, ou mondiale. Cela renforce donc, implicitement, l’évidence empirique qu’il existe un «monde» financier, essentiellement virtuel, complètement détaché de la production de richesse (sous la forme de biens et services non-financiers).

Qui plus est, la stratégie de Credit Suisse (comme celle de la plupart des acteurs sur les marchés financiers «globalisés») semble reposer sur une feuille Excel que ses «top managers» bricolent de manière acharnée afin de dégager une rentabilité financière de plus en plus élevée, quitte à faire des sacrifices en termes de «ressources humaines» dont, pour l’heure, on ignore encore le profil professionnel. En clair, les dirigeants financiers sont d’abord soucieux de leurs actionnaires, préoccupés des dividendes qui leur seront versés à la fin de l’exercice: leur souci est donc de déterminer quels sont les cellules de leur feuille Excel qu’il faudra biffer dans les coûts de la banque, faute de pouvoir augmenter les recettes dans cette même feuille et faisant abstraction de toute contribution de la banque à la production de richesse – seule sa circulation sur les marchés financiers étant considérée pour accroître la performance de la banque à court terme.

Le «facteur humain» est dès lors relégué au deuxième rang (voire plus bas encore) et laissé pour compte avec une «stratégie» diluée sur deux ou trois années avec l’espoir que les «fluctuations naturelles» du personnel engagé évitent des licenciements de masse, parce que ceux-ci affaibliraient en fin de compte l’image et la réputation d’un établissement qui continue de se targuer du label suisse mais qui a désormais perdu toute la «suissitude» de ses pères fondateurs – soucieux de contribuer au bien commun du pays ayant contribué à leur propre épanouissement personnel et professionnel.

Mystifications monétaires

La célébration de ce jour, fête des morts, se prête à la réflexion. Tous les économistes de bonne volonté devraient alors réfléchir, en fait pas seulement aujourd’hui, à la nature de la monnaie, compte tenu du rôle central de l’argent dans la société contemporaine.

À cet égard, il existe néanmoins bien des mystifications, que les textes sacrés de l’orthodoxie économique continuent d’inculquer à l’ensemble de la population mondiale, soumise à un endoctrinement qui en réalité s’apparente à un véritable lavage de cerveau, surtout dans les écoles doctorales les plus prisées en «sciences économiques».

La «révolution monétariste» orchestrée dans les années 1970 et 1980 par Milton Friedman et ses disciples a porté au pouvoir une génération d’économistes qui considèrent l’émission monétaire comme étant une prérogative des banques centrales – à l’instar du monopole qui existe, dans la presque totalité des cas, pour l’émission des billets de banque. De là, il serait donc tout à fait normal et raisonnable que les banques, de toute sorte, ne soient pas soumises à des règles essentiellement différentes de celles qui s’appliquent aux autres institutions au sein du secteur financier (comme les assurances ou les caisses de pension).

Au fond, selon la très grande majorité des économistes, les banques sont simplement des intermédiaires entre les épargnants et celles et ceux qui veulent dépenser davantage que ce qu’elles (ils) ont gagné. Selon cette vision, qui est tributaire d’une conception archaïque de la monnaie (étant donné qu’elle assimile le support matériel à l’essence de la monnaie), seul le pouvoir souverain (ou surnaturel) de la banque centrale est capable de créer quelque chose à partir de rien. Il reste, il est vrai, quelques banquiers «de haut vol» comme le directeur général de Goldman Sachs, qui affirment faire «le travail de Dieu» car ils ont la faculté de créer des sommes de monnaie à partir de rien. Toutefois, le sens commun, qui prévaut aussi parmi les gouverneurs des banques centrales contemporaines, veut que seuls ces derniers exercent une fonction si sacrée et délicate pour le sort de l’humanité.

Dans ce contexte parsemé d’ignorance et de mystifications (dont les banques profitent, car cela leur permet de continuer d’abuser de leur levier monétaire), il sera intéressant de suivre le débat qui devra être mené prochainement en Suisse suite à l’aboutissement de l’initiative «monnaie pleine». Celle-ci veut empêcher que les banques continuent d’abuser de leur capacité d’émettre de la monnaie par le biais du crédit qu’elles peuvent octroyer à toute sorte d’agent économique, parce que cet abus est la cause essentielle des crises financières «systémiques» (comme celle qui a éclaté, au plan global, après la mise en faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers aux États-Unis).

Si ce débat permettait vraiment à l’ensemble des parties prenantes de comprendre la nature purement numérique de la monnaie, on pourrait alors élaborer les réformes monétaires dont le système financier (tant national qu’international) a urgemment besoin pour éviter de nouvelles crises d’ordre macroéconomique. Il faut craindre, toutefois, que cela ne soit pas le cas, parce que, comme l’écrivit John Maynard Keynes dans sa Théorie générale, «les esprits pratiques, qui se croient totalement à l’abri de toute influence intellectuelle, sont généralement les esclaves de quelque économiste défunt».

Si cette citation tombe à point nommé pour la journée des morts, c’est aussi parce que, en général, «une vérité nouvelle, en science, n’arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent et qu’une nouvelle génération grandit à qui cette vérité est familière» (Max Planck, Autobiographie scientifique, 1960, pp. 84–85).