Concentration du capital

Une année s’est déjà écoulée depuis que la Banque centrale européenne (BCE) a commencé à exercer sa nouvelle fonction de surveillant des 120 institutions bancaires dont l’importance est systémique au sein de la zone euro. Cette fonction comporte un conflit d’intérêts évident dans la situation actuelle de l’Euroland: d’une part, la BCE doit veiller afin d’éviter qu’une banque «too big to fail» puisse faire éclater une crise systémique dans la zone euro, alors que, d’autre part, l’autorité monétaire européenne ne se lasse pas d’insister afin d’imposer aux pays en grave difficulté des mesures d’austérité qui contribuent de manière considérable à affaiblir les bilans de bien des banques dans ces mêmes pays.

L’évidence empirique est irréfutable à cet égard: au fur et à mesure que la situation économique d’un pays se dégrade, les fonds propres et les ratios de liquidité des banques dans ces pays diminuent. En clair, cela signifie que les mesures d’austérité imposées aux pays les plus en difficulté ont indirectement des effets négatifs sur les bilans de leurs propres banques, qui par conséquent doivent être recapitalisées d’une manière ou d’une autre. Or, au vu des difficultés financières frappant les pays situés à la «périphérie» de l’Euroland, il est clairement impossible de faire appel aux finances publiques de ces pays pour assainir les bilans de leurs banques fragilisées. Il faudrait dès lors trouver des capitaux auprès du secteur privé de l’économie nationale, lui aussi sous une forte pression suite à la crise et (ce qui est inacceptable au plan éthique) aux mesures d’austérité imposées de manière anti-démocratique par des technocrates œuvrant dans l’intérêt des pouvoirs forts de la finance «globalisée».

Il est, en effet, dans le seul intérêt des grandes institutions financières, situées dans les pays au centre géopolitique de la zone euro, que la BCE impose aux pays «périphériques» dans cette zone les plus draconiennes mesures d’austérité jamais observées depuis la signature du Traité de Versailles en 1919.

Le résultat vraisemblable à moyen terme sera donc celui de pousser bien des banques dans les pays sous un régime d’austérité à se faire racheter par des banques plus solides (situées au centre de l’Euroland), à des prix de liquidation totale.

En fin de compte, la crise de la zone euro, suscitée essentiellement par la vision néolibérale de la société contemporaine, induira une concentration du capital financier dans les banques des pays les plus forts dans cette zone, donnant ainsi raison à K. Marx lorsqu’il imaginait «l’expropriation du capitaliste par le capitaliste» et «la transformation de beaucoup de petits capitaux en peu de [gros] capitaux» (Capital, tome I, p. 590). La BCE devrait s’en (pré)occuper de manière responsable avant la prochaine grande crise financière.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.