Dans un article publié en 2017, le chercheur australien Josh Wodak, de la Western Sydney University, réfléchissait à la manière dont les cultures populaires (et plus particulièrement la musique) pouvaient transmettre les préoccupations relatives au dérèglement climatique. Il écrivait: «Une grande partie de l’impact visuel des graphiques des scientifiques est exprimée par les formes suggestives dessinées par les lignes tracées, le caractère “redoutable” de leur montée pouvant généralement être contrôlé par le choix de la date de début historique, un choix qui régule la quantité d’informations divulguées le long de l’axe des x. Comme les partitions musicales sont basées sur un schéma cartésien similaire, avec la chronologie/le temps comme axe x, et la hauteur/température comme axe des ordonnées, la musique peut incarner une telle représentation du changement climatique.»
Un solo de guitare peut-il transcrire le chaos qui nous est promis? Ceux de Kerry King (Slayer), peut-être. Mais le fait est que l’évolution des données concernant le climat préoccupe de plus en plus de musiciens – et leur donne par ailleurs matière à composer et à expérimenter. Ce n’est pas absolument nouveau: je ne m’étendrai pas sur le sujet, mais le «Earth Song» de Michael Jackson évoquait déjà la crise de la biodiversité. Pour parler d’esthétiques qui me sont plus proches, The Sisters of Mercy («Black Planet») ou les métalleux québecois de Voivod empoignaient quant à eux la problématique des pluies acides – et oui, Villon se demandait déjà où avaient bien pu passer les neiges d’antan.
Plus près de nous, et entre mille exemples, Thomas Köner s’intéressait en 2012 aux conséquences des essais nucléaires que les Soviétiques avaient menés sur l’archipel de Nouvelle-Zemble. En était résulté un beau disque sombre (de la beauté des grondements de plaques de glace s’effritant), Novaya Zemlya, chez Touch – qui était d’ailleurs accompagné d’un essai du Genevois Thierry Charollais.
Cela dit, on note de jours deux évolutions. La première, c’est que c’est bel et bien aujourd’hui la thématique à la fois plus globale et plus massive du climat (ou des menaces anthropiques pesant sur la biosphère et la biodiversité) qui retient l’attention – en 2011, le projet Biophilia, de Björk, en était déjà un exemple. Plus récemment, le guitariste Daniel Bachman a imaginé tout un discours mettant en parallèle la déliquescence du son et celle du monde qui nous entoure (ça s’appelle Almanac Behind, et c’est sorti à la fin de l’année passée chez Three Lobed Recordings).
La deuxième évolution indique quelque chose qui pourrait être un changement dans le paradigme de transcription des données à l’origine de l’angoisse climatique: si Björk chantait (en la déplorant) cette nature qui part en capilotade, d’autres artistes préfèrent tendre le micro directement en direction de cette nature souffrante (c’était d’ailleurs déjà, rabattue sur la problématique nucléaire, la pratique de Thomas Köner évoquée plus haut) pour en faire œuvre plus ou moins à équidistance du compte-rendu et de la création.
Deux exemples récents de ce type de travail ont attiré mon attention. Polar Sounds tout d’abord, une collaboration entre le label londonien Cities and Memories, le HIFMB (Helmholtz Institute for Functional Marine Biodiversity) et l’Institut Alfred-Wegener pour la recherche polaire et marine. Extraits des prolégomènes: «[…] les méthodes acoustiques deviennent un outil essentiel que les scientifiques utilisent pour mieux comprendre les mers polaires et la biodiversité marine qui s’y trouve […] les données acoustiques peuvent nous fournir des informations inestimables sur les habitudes de reproduction, les schémas de migration et la manière dont les bruits anthropogéniques affectent négativement les environnements marins.» Ici, les données acoustiques sont de deux types: zoologiques (on y retrouve les ruminations de la baleine à bosse, de la baleine boréale, du phoque de Weddell…) et géologiques (collisions d’icebergs, ondes sismiques…). Ces bruits et ces cris, les musiciens les utilisent comme bases de compositions très diverses, acoustiques ou électroniques, mais généralement mélancoliques. Voire pour en faire de l’ironie assez noire. C’est le cas de Geraint Rhys: il annonce un dialogue de cétacés perturbés par les déflagrations dues aux prospections minières; on entend en effet ces ondes sourdes, mais le lamento des baleines est remplacé par les témoignages d’habitants de Swansea, au Pays de Galles, sur les bombardements dont leur ville a été la victime entre 1941 et 1943*.
Autre exemple récent – et géographiquement plus proche: Atmospheres and Disturbances, de Philip Samartzis, publié chez Room 40. Ce musicien australien est allé planter ses micros au Jungfraujoch pour y enregistrer les vents, le fracas des précipitations, l’écoulement des eaux… «Pendant quatre semaines, explique-t-il, j’ai déployé divers dispositifs d’enregistrement autour de la station et dans l’environnement alpin environnant pour enregistrer les forces naturelles, anthropogéniques et géophysiques. Le projet offre de nouvelles rencontres avec un environnement alpin menacé afin d’améliorer la façon dont nous percevons et abordons les notions de lieu, de communauté et de dissonance environnementale […] Les enregistrements montrent l’omniprésence des sons anthropogéniques dans le paysage, produits par les touristes, les opérations de transport et les sports de loisirs. Des accéléromètres ont été fixés sur diverses surfaces et structures afin d’enregistrer les vibrations solides générées par le vent à grande vitesse et les processus de fonte et de congélation. Les enregistrements produits par les accéléromètres expriment clairement le stress et la fatigue qui se produisent dans la structure matérielle des bâtiments et des infrastructures.» Et c’est aussi (et c’est tant mieux, le bon et le beau se mêlant) un travail sonore parfaitement immersif.
Une apostille: la musique peut documenter le dérèglement climatique, mais est-ce qu’elle y participe? En tant qu’industrie, très certainement. On y pense. Tenez: les Bernois d’E-L-R (tout à fait à l’aise dans cette forme de metal à la fois dense et atmosphérique qu’ils appellent «doomgaze») viennent de ressortir leur premier LP, Mænad, sur un vinyle durable, recyclé à partir d’anciennes galettes broyées.
* Je rédige cette note au lendemain de la publication de ce billet: voilà que sort aujourd’hui (17 avril) un autre disque aux préoccupations et à l’architecture tout à fait similaires: Sounding the Ice Factory, par Michael Begg, chez omnempathy.
Si j’étais chez vous, je partirais:
Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:
Jeudi 20 avril:
-> Regina Dürig x Emma Souharce (Buffet Nord, Berne)
Samedi 22 avril:
-> Marc Ribot (AMR, Genève)
Dimanche 23 avril:
-> Niknak (Cave 12, Genève)
Mercredi 26 avril:
-> Phew (Cave 12)
Vendredi 28 avril:
-> The Young Gods (Bikini Test, La Chaux-de-Fonds)
-> Cycle Opérant (Caves du Manoir, Martigny)
Mercredi 3 mai:
-> Filipe Felizardo & Yann Gourdon (Oblo, Lausanne)
Jeudi 4 mai:
-> Camilla Sparksss (Ferme-Asile, Sion)
-> King Dude (Sunset Bar, Martigny)
-> Imperial Triumphant (Amalgame, Yverdon)
Une mixtape pour la route?
Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Medius, DJ Girl, The Blood of Heroes, Monument, God, Debby Friday, Burial, Hundschopf, The Worst, My Bloody Valentine, Amir ElSaffar & The Two Rivers Ensemble, Mirwais, The Bug, Exit Electronics, Geraint Rhys, Lord Genmu, Kommand, Gaudi, Bob Vylan, Bazoga, Ambassade, Al Cisneros, Godflesh, Nze Nze, Holsten, DJ Würm, Pixies, Surgeon, Empty DNA, Chaigidel & Nerraterræ, Unknown Assailant, Marta & Tricky, Richard Skelton, Malaizy, Ale Hop & Laura Robles, Broken English Club, Buck Gooter, Treponem Pal.