Bel kanto

Je suis en train de lire les Conversations de Steve Reich (c’est sorti récemment chez Allia), une suite d’entretiens que le pape du minimalisme américain a réalisés via Zoom durant le confinement – on y trouve des échanges avec Brian Eno, David Harrington (Kronos Quartet), Johnny Greenwood (Radiohead), Anne Teresa de Keersmaeker et beaucoup d’autres. Dans l’une de ces discussions, le compositeur Stephen Sondheim (qui est d’ailleurs mort peu après l’entretien) dit à Reich: «Le rythme du langage, dans n’importe quel pays du monde, est ce qui va déterminer sa musique. Tu entends de la musique anglaise, de la musique française, de la musique allemande – ah, ça ressemble à la langue allemande. C’est pourquoi les opéras sont si difficiles à traduire, parce que les paroles ne correspondront pas à la musique. C’est la musique du pays, les deux sont inséparables. C’est très simple.» Reich lui répond de manière un peu allusive: «[…] je suis entièrement d’accord. Je veux dire: “opéra”, “bel canto”, ces mots italiens reflètent précisément les musiques qu’ils désignent. Et rock’n’roll, ça dit bien ce que ça veut dire, aussi.»

Je ne suis pas certain que le rythme d’une langue détermine la musique d’un coin de pays – et encore faudrait-il s’entendre sur l’idée de «musique nationale»: est-ce qu’elle désigne une provenance, un genius loci, une école auto-proclamée? Ce qui est par contre avéré, c’est que les langues ne sont pas égales entre elles au moment de chanter: si elle est iso-syllabique («chaque syllabe à une valeur plus ou moins égale dans le temps») comme le français ou iso-accentuelle («le temps entre chaque syllabe accentuée ne varie pas, quel que soit le nombre de syllabes qui se trouvent entre deux syllabes accentuées données») comme l’anglais, elle produira des rythmes, des prosodies différentes. Pareillement, la part plus ou moins importante de voyelles dans une langue (comparez l’italien de Florence et le bärndütsch du Tschingellochtighorn) influe aussi sur ce qu’on appelle sa «cantabilité», la manière dont elle cadre sa mise en musique – je vous renvoie à ce sujet à un article assez époustouflant du linguiste Elmar Schafroth («Le rapport entre langue et musique du point de vue linguistique»), dans lequel il rappelle entre autres que c’est bien la richesse vocalique de l’italien qui, au fil du XVIIe siècle, lui a permis de s’imposer comme langue européenne de l’opéra, évinçant peu à peu toutes les autres du répertoire lyrique (parce que «Dans une langue comme l’italien […,] toutes les syllabes et donc toutes les voyelles sont clairement perceptibles en tant que telles et ont aussi tendance à apparaître rythmiquement uniformes»).

On résume: la structure et la couleur d’une langue influent sur sa musicalité; certains genres musicaux, en vertu de telle ou telle caractéristique d’une langue censée être en harmonie avec leur esthétique, orientent leurs productions vers l’usage exclusif de ladite langue. Mais essayons de renverser la question: ces conditions mises à la performance, à la production d’un objet musical, influent sur la réception dudit objet – dans l’imaginaire courant, on a en effet tendance, de Mozart à Verdi et tant pis pour Wagner, à associer l’opéra à l’italien.

La chose se vérifie aussi dans des domaines apparemment éloignés. On s’attend, parce que Chuck Berry et parce qu’Elvis Presley, à ce que le rock soit chanté en anglais (c’est peut-être à ça que pensait Steve Reich dans l’extrait ci-dessus). Et c’est d’ailleurs souvent le cas, quels que soient le pays d’origine et la langue maternelle du rocker en question – Adriano Celentano chantait «Prisencolinensinainciusol» en contrefaçon d’anglais (et Bud Spencer s’appelait en réalité Carlo Pedersoli).

Bien entendu, le rock non anglophone existe – on peut penser, dans le domaine francophone, à Noir Désir ou à toute la scène punk française – de Bérurier Noir à (si on étend l’acception du terme à son maximum) Bruit Noir. Et comme l’écoute de la musique se fait fatalement de manière géocentrée (on écoute de là où on est, de là d’où l’on vient, selon notre propre parcours), la diversité linguistique, dans les différentes musiques actuelles, se présente aussi à nos oreilles avec la surprise de l’exotisme – ce qui n’est pas forcément péjoratif: je me souviens de ma découverte, dans les années 90, avec un plaisir totalement ouvert, du hip hop inuit des Grœnlandais de Nuuk Posse:

Je me souviens aussi d’expériences intéressantes sur le multilinguisme. Je pense par exemple aux Young Gods, avec Franz Treichler qui mêle l’anglais, le français, et l’allemand – comme ici:

Je pense aussi à Einstürzende Neubauten qui, en 1993 sur Malediction, avait sorti trois versions de «Blume» (en français, en anglais et en japonais). Dans un genre un peu différent, mais toujours en Allemagne, Sodom avait, en 1989, publié deux versions de son single «Ausgebombt»; en anglais (refrain: «Death, arms, war, past, Ausgebombt!)» et en allemand («Tod, Krieg, Waffen, lernt aus der Vergangenheit, Ausgebombt!»). Evidemment, le passage de l’anglais à l’allemand, avec les qualités consonantiques d’icelui et l’imaginaire qui lui est associé, accentue le caractère martial de la prosodie. Le meilleur exemple de l’effet de cette translittération restant certainement le remodelage industriel du «Live is Life» (1985) d’Opus en «Leben heisst Leben» (1987) par les Slovènes de Laibach:

Autrement dit: choisir telle ou telle langue de chant influe sur la réception de la musique; mais ce choix, bien entendu, est aussi une procédure assumée de l’artiste. J’en ai parlé avec Michael Frei – que l’on connaît davantage en Suisse romande sous le pseudonyme de Hemlock Smith. Ses compositions sont majoritairement anglophones, mais il va chercher aussi, de temps à autres, du côté de l’allemand ou du français. Voici ce qu’il dit de son parcours linguistique:

«Le suisse allemand est ma langue maternelle. Je l’ai beaucoup écarté quand je suis arrivé, enfant, en Suisse romande et que j’ai appris le français, car mon souci, comme tous les gamins ou presque, était de m’intégrer au maximum. Du coup, j’acceptais de parler le suisse allemand avec les grands-parents, et avec personne d’autre. J’avais l’impression de mal maîtriser le français, l’ayant appris sur le tard. Quand j’ai commencé à écrire, l’anglais s’est imposé comme langue la «moins problématique»; et tous mes héros musicaux de l’époque étaient anglo-saxons… J’ai essayé de m’améliorer là-dedans en oubliant un peu le reste. Le retour à l’allemand s’est opéré en deux phases. D’abord pour «Krankenakte» [sur l’album The Necrophone Sessions, 2021, avec Les Poissons Autistes*]. Puis, quand on a commencé à réfléchir avec Emilie Roulet à la possibilité de faire un disque [ce sera The Beauty of Lost Causes, 2022], elle m’a dit qu’elle souhaitait chanter dans sa langue maternelle, le français. Ça m’a interpellé, j’ai réfléchi et je me suis dit que, moi aussi, je pourrais essayer de me reconnecter à ça. J’avais écrit le texte de «Geischterlied» au moment du décès de ma grand-mère adorée, en 2007, en hommage. Je suis retombé dessus et j’ai eu l’impression que si j’osais le faire, j’aurais bouclé une boucle.» Vous pouvez écouter ce titre ici.

Je boucle aussi la boucle, et je reviens à Steve Reich. L’extrait que j’ai placé au début de ce billet est tiré d’une conversation plus globale sur son fameux Different Trains (1989), pour quatuor à cordes et bandes magnétiques. Ces bandes, vous vous en souvenez sûrement, contiennent des portions d’interviews, en particulier de rescapés de la Shoah, dont les inflexions vocales sont rejouées par les cordes. C’est donc d’une autre musicalité dont onon parle ici, celle du langage parlé.

Là non plus (on retrouve la problématique de la cantabilité, mais appliquée au langage parlé), les langues ne sont pas forcément égales entre elles. Ce que Reich a fait avec l’anglais aurait été musicalement très différent en russe (une langue dont la gamme de fréquences est beaucoup plus étendue). En français par contre, une langue beaucoup moins tonique, le résultat aurait certainement été mélodiquement plus plat. Et si l’on en croit certains spécialistes de l’évolution de notre langue (je pense par exemple au dialectologue Mathieu Avanzi, de l’Université de Neuchâtel), les choses ne vont pas forcément aller en s’arrangeant; la faute au mouvement de standardisation de nos manières de parler en français – on est aujourd’hui loin du chant des vieux discours, comme celui-ci, enregistré en 1911 à Paris. Comme quoi il serait grand temps de ressortir nos accents.

* Ceux qui me connaissent un peu se souviendront peut-être que Les Poissons Autistes sont un duo bruitiste dont je suis un des membres – l’autre étant Stéphane Babey.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

Mercredi 22:

-> La Tène (Cave 12, Genève – dans le cadre d’Antigel)

Jeudi 23:

-> Joke Lanz, Sophie Agnel & Michael Vatcher (Le Singe, Bienne)

Samedi 25

-> Tobias Preisig (City Club, Pully – organisation: Assocation du Salopard)

-> The Legendary Pink Dots (Dampfzentrale, Berne)

 

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Kevin Richard Martin, Ghost In The Machine, King Vision Ultra, Gängstgäng, Throbbing Gristle, Nico Raibak, Alva Noto, Crawl, Commodo, The Worst, Bedhead, Kerridge, Hundschopf, Oozing Wound, Persistence in Mourning, Deathprod, Paradox, Matthias Puech, Ruhail Qaisar, Attila Csihar.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.