Le plaisir de tout péter

La corde d’une guitare qui casse, la coulisse d’un trombone qui se déboite, un ordinateur qui plante: ce genre de bricoles fait partie de la vie de tous les musiciens. Mais qu’est-ce qu’on peut bien faire quand un instrument se casse, se démantibule, agonise?

On raconte souvent cette histoire qui serait arrivée au violoniste Itzhak Perlman: en 1995, au Lincoln Center de New York, alors qu’il allait se lancer dans l’exécution d’un concerto pour violon (je n’ai pas réussi à retrouver lequel), une des cordes de son instrument se rompt. Léger moment de flottement, mais Perlman y va tout de même, et joue la pièce sur les trois cordes restantes.

Ceci pour dire que, face à un instrument défectueux, on peut adopter plusieurs attitudes. On peut baisser les bras, faire silence, aller chercher un basson dans le backline ou rebooter son ordinateur en bredouillant des excuses (ça m’est arrivé, je vous en parlais ici). Ou alors, si l’instrument est encore capable de produire un son acceptable, on peut faire “comme si rien n’était arrivé” – c’est l’anecdote de Perlman. Pour le dire autrement: on peut jouer d’un instrument cassé en cachant qu’il l’est, c’est-à-dire en lui faisant produire une musique qu’on dirait indemne malgré les dégâts. Et puis, il y a une troisième manière de faire. Elle consisterait à capitaliser sur le dommage pour chercher un nouveau jeu et un nouveau son, bref: à estimer dans quelle mesure l’avarie est une porte ouverte sur autre chose.

Dans un article publié en 2011 (“L’instrument de musique: identité et potentiel”), le musicologue Hervé Lacombe expliquait qu’il existe quatre manières d’empoigner un instrument de musique.

1. Selon sa potentialité primitive: “Je souffle comme je peux, je tape comme je peux, je gratte comme je peux l’instrument que j’ai devant moi… et il en sort quelque chose (parfois il n’en sort rien si je ne sais absolument pas m’y prendre).”

2. Selon sa potentialité académique: “Il s’agit des compétences prescriptives établies à un moment donné”. Pour le dire autrement: “Joue-moi cette gamme correctement, Augustine!”

3. Selon sa potentialité historique: “Elle désigne le fait d’utiliser à tel moment de l’histoire tel instrument, dans un contexte esthétique particulier. On ne fait avec cet instrument que ce que “l’espace des possibles musicaux” propre à ce temps nous permet de faire.” Pour le dire autrement: “Interdit de faire du technical death metal à la clarinette!” Comme ici:

4. Et enfin selon sa “potentialité refoulée, ou enfouie”. Bien souvent, un “instrument [est] joué pour faire une musique, en tant qu’outil de production, de canalisation et de structuration du sonore [… De ce fait, il] ignore certaines possibilités et [les] rejet[te] dans l’interdit des déchets sonores […]”.

Cette quatrième voie (je cite toujours Hervé Lacombe) considère que c’est “le corps physique de l’instrument [qui] est une potentialité créatrice”. On entre là dans le domaine des “extended techniques”: la respiration circulaire, le “bowing” des cordes d’une guitare, le jeu de slap sur une basse… On est aussi dans celui des prothèses – dont la vocation première n’est pas toujours musicale. Dans son Harmonie universelle (1636), Marin Mersenne rappelle par exemple que la sourdine a un objectif avant tout militaire: “[…] on use de cette sourdine, quand on ne veut pas que la trompette s’entende du lieu où sont les ennemis, comme il arrive au siège des villes et lorsque on veut en déloger.” Vous tenterez de faire avaler ça à Miles Davis si vous le croisez dans le coin…

De la prothèse, on passera par métaphore au “corps physique infirme“, à l’instrument défectueux. Et qu’est-ce que c’est qu’un instrument plus ou moins brisé? C’est un défi, voire une angoisse (jusqu’à quel moment produira-t-il un son?). Mais c’est aussi un champ de nouveautés – regardez (et écoutez) par exemple ceci:

Dès lors – même si c’est un non-sens économique –, on peut tenter de provoquer ces déséquilibres en cassant volontairement (et plus ou moins complètement) un instrument. J’ai essayé moi-même: à la lointaine époque de ma jeunesse farouche, j’ai expulsé les frettes d’une de mes basses à coups de poinçon et de marteau. Elle en a attrapé une sonorité plus boisée, et les glissandi étaient plus simples. Seul bémol: je me plantais des échardes dans les doigts à chaque fois – j’aurais dû lui poncer le manche. La voici il y a quelques années, parvenue à son heure dernière:

D’autres que moi ont fait des choses plus abouties lorsqu’il s’agissait de dégrader les qualités d’un instrument de musique. Un autre souvenir: au début des années 90, je faisais partie d’un collectif nommé Pictus Ouarg, dont les activités se situaient aux confluences de la performance, de la musique et de l’apéro prolongé. En 1994, on avait organisé un happening à Zelig, le bar de l’Université de Lausanne: exposition, théâtre, concerts. Un des membres du collectif, Emmanuel Kummer (un représentant de cette illustre famille de musiciens jurassiens immortalisée en 1994 dans un documentaire de Christophe de Ponfilly) avait imaginé un dispositif assez ingénieux, composé d’une guitare acoustique et d’une pince coupante, pour chanter “Nuit et brouillard” de Jean Ferrat. Première exécution: avec les six cordes de la guitare. Puis il coupe la corde de mi, la plus grave, et reprend la chanson da capo, mais une quarte plus haut. Et ainsi de suite, jusqu’à disparition des capacités vibratoires de l’instrument: c’est tout simple, mais l’effet est garanti – et c’est beaucoup plus distingué que tout ce que Pete Townshend a pu faire:

Quelques années plus tôt, une autre unité de Pictus Ouarg – délicatement nommée The Noisy Fucking Klub – s’en était pris à un autre instrument: le piano. Cela se passait à Movelier (un village au dessus de Delémont), et l’instrument en question avait appartenu au grand-père d’Antoine Boegli, un des membres du collectif: “Une antiquité malheureusement pourrie par l’humidité, on pouvait arracher les cordes à la main”, raconte-t-il aujourd’hui. “Le Kummer accordeur [oui, de la même famille Kummer que ci-dessus, le monde est petit] l’avait déclaré mort, tu penses bien qu’on n’allait pas rater une occasion pareille.” L’occasion de quoi? Eh bien, de le démantibuler (en groupe, à coups de marteau, de scie et de hache) pour enregistrer la bande sonore de la mise à mort – cela s’appelle “Le Cimetière des pianos”, et c’est à ma connaissance conservé sur une seule et unique cassette audio*.

Ce faisant, Pictus Ouarg réactivait des pratiques anciennes – elles avaient en effet déjà été mises en œuvre par Fluxus dans les années 1960, par exemple par le biais des Piano Activities de Philip Corner. Je vous en montre ci-après une itération menée en 2012 à Wiesbaden – elle a un côté à la fois hilarant et poétique (peut-être parce que je me vois là tel que je serai dans une poignée d’années):

Je l’écrivais plus haut: jouer d’un instrument qui part en capilotade nourrit un certain goût du danger. Je pensais avant tout à la stabilité de la performance musicale. Mais il existe des pratiques par lesquelles le danger se réoriente insensiblement en direction de l’instrumentiste. C’est le cas – pour rester dans le champ des touches blanches et noires – de la grande tradition du “piano burning”. C’est bien ce que cela dit: mettez le feu à un piano et jouez-en jusqu’à ce que les doigts vous chauffent. Plusieurs artistes ont gratté des allumettes ces dernières décennies: Annea Lockwood, Diego Stocco, Michael Hannan, et même Clipping (un magnifique trio de hip hop expérimental) sur leur dernier album, There Existed an Addiction to Blood. Mais je ne résiste pas à vous glisser ci-dessous la performance à haut indice d’octane réalisée en 2008 par Yosuke Yamashita:

Sinon, on peut aussi casser un violon:

 

* Je perds la mémoire: Stéphane Babey, le rédacteur en chef de Vigousse – qui faisait aussi partie du gang des démantibuleurs de piano –, me rappelle ceci: “Il manque un épisode à l’histoire du piano détruit par le TNFK. En 2003, sur l’album Le monde du silence, Les Poissons Autistes [c’est-à-dire: le duo bruitiste qu’on avait monté, lui et moi, quelques années plus tôt] ont fait un morceau intitulé “In Memoriam Pictus Ouarg” composé de samples de cette performance additionnés d’une guitare électrique.” Il a tout à fait raison. On peut l’écouter ici:

 

 

Un modem contre le Covid

-> C’est une lapalissade: le confinement appelle aux collaborations à distance. Le projet “drone viral” en est une. C’est une pièce de 19 minutes knapp, réalisée en couches successives par sept artistes de la région lémanique (Fabrik Electric,  Didier Séverin, Pol, Sonia P, Music for the Space, Emma Souharce et 000gr), et ça s’écoute comme un rêve lourd:

 

-> Mise sur pied depuis Lausanne par Agathe Raboud et Semion Sidorenko, Radio 40 est une radio online destinée aux musiciens, conférenciers et autres artistes de tout poil dont les performances ont été annulées à cause d’on-sait-qui. C’est un joyeux bazar dans lequel on trouve un peu de tout: mixes, témoignages, conversations au coin du micro…

 

-> Soyez attentifs à ce qui se passe sur la Facebook du Festival Antigel. C’est une mine de mixes parfaits pour remuer sur 2 mètres carrés – comme ci-dessous celui de Nvst:

 

-> Ce canal youtube s’appelle “Boiler Merde” (pardon, mais c’est la réalité). L’appellation parodie bien entendu “Boiler Room”, ce fleuve qui popularise les mixes des grandes signatures des musiques à danser. Chez le petit frère rebelle, on fait dans le plus obscur. Mais voir et entendre tous ces gens faire du bruit dans leur cuisine ou dans leur chambrette a quelque chose d’absolument réjouissant:

 

-> Et si le cœur vous en dit, n’hésitez pas à aller jeter une oreille à la playlist que m’a commandée la webradio tunisienne Radyoon. J’en ai profité pour chausser ma plus belle casquette:

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.