L’étrange dictionnaire du corniste gadzart

On doit beaucoup de choses à Pierre-Joseph Meifred (1791-1867). De la musique, des moyens d’en faire, et des livres qui en parlent. Je vous le présente en vitesse: il naît à Colmars (dans les Basses-Alpes, pas le Colmar d’Alsace); en tant qu’enfant de «défenseur de la patrie» (son père est mort durant une Campagne d’Italie – je n’ai pas réussi à déterminer s’il s’agissait de la première ou de la deuxième, mais elles ont toutes les deux été menées par Bonaparte), il entre en 1800 à ce qui deviendra l’Ecole des Arts et Métiers. C’est donc un «gadzart» – tel est le nom qu’on donne aux anciens de ladite école. Il développa là un certain savoir-faire technique – j’y reviens.

En parallèle, Meifred se pique de musique. Au Conservatoire (rebaptisé «Ecole royale de musique» au retour de Louis XVIII après les Cent-Jours), il se met au cor. Meifred en est un virtuose – et un peu plus que cela: il sent que l’instrument est chromatiquement limité, il met donc à profit les connaissances techniques qu’il a acquises aux Arts et Métiers et ajoute à l’instrument un système de pistons qui lui permettra désormais de jouer toutes les notes de la gamme (et pas simplement de faire défunter les chevreuils dans une battue). C’est une révolution toujours d’usage aujourd’hui, et qui lui vaudra une médaille d’honneur lors de l’Exposition des produits de l’industrie française en 1827.

En parallèle toujours, Meifred est un écrivain et chansonnier rigolo – «La Société des boulettes» en 1829 («Badinage rimé, dédié à l’inspecteur des mœurs»), ou encore «L’impromptu impossible» en 1849, c’est de lui. Il s’agit là de poésie de coin de table tachée au rouge, admettons-le. Mais on lui doit aussi, en 1837, un travail de plus grande ampleur (quoi que tout aussi allumé, prenez une bonne respiration): le Dictionnaire aristocratique, démocratique et mistigorieux de musique vocale et instrumentale, dans lequel on trouve des digressions sur l’hippiatrique, la gastronomie et la philosophie hermétique et concentrée, pour consoler les personnes qui du vent de bise ont été frappées au nez, et récréer celles qui sont en la misérable servitude du tyran d’Argencourt; le tout aussi à l’usage des gens qui veulent raisonner de l’art musical à tort et à travers sans blesser les lois ridicules du bon sens.

Fait notable: Meifred indique que ledit dictionnaire a été publié “en lanternois”. Or, le lanternois, c’est, selon Rabelais, la langue maternelle de Gargantua et de Pantagruel. Et de fait, l’entier de ce texte est sous patronage rabelaisien – il faut d’ailleurs s’entendre ici sur la notion de «dictionnaire»: Meifred écrit en fait une conversation à multiples intervenants qui, sous une forme dramatique, digressent sur différents éléments du lexique musical – on notera d’ailleurs que ces personnages sont, pour certains, issus de la geste rabelaisienne (Alcofrybas, Bringuenarilles, Trouillogan, Carpalim, Nazdecabre), d’autres de ce que l’on appelle la littérature para-rabelaisienne, celle des imitateurs (c’est le cas de Fessepinte), d’autres encore issus du cheptel des farceurs de l’Hôtel de Bourgogne (Bruscambille), en ajoutant quelques inventions visiblement du fait de Meifred lui-même – ça doit être le cas de Pizcolibikicinidibilitizikibibik.

De quoi parlent ces zigotos? Quelques exemples: «Tremblement – C’est ainsi qu’on désigne le trille qu’exécutent involontairement les musiciens qui se livrent à la boisson.» «Répétition – Je ne connais qu’un seul moyen d’avoir tous les concertans pour une répétition [dit un certain Nulsyfrote], c’est ou de les payer ou de les régaler; sans cela ils promettront et ne viendront pas.» Et il y a celui-ci, qui montre que Meifred ne manque décidément pas d’esprit: «Recette pour avoir du génie – Xarnhpdeznhz cœphzbb nëpthôpernnhn dphzn ptzïôézr comhbaùmpeeerboe ruocâësnhzfitæz; unubuhbmupehœïhepllereondbd, Ioppaddô! temœckgoselakhomgaleocranioizœ httumbicoazlipsanodrim.»

Ça ne rime à pas grand chose, mais ça permet quand même de dire que Meifred a devancé de plusieurs décennies et siècles l’Ursonate dadaïste de Kurt Schwitters, le kobaïen de Magma et les mots de passe Wifi.

 

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

Samedi 11:

-> Convulsif (Caves du Manoir, Martigny)

Mercredi 15:

-> Alva Noto (Alhambra, Genève, dans le cadre d’Antigel – j’y serai, venez!)

Jeudi 16:

-> Karoline Schreiber & Lucas Niggli (Buffet Nord, Berne)

-> Julien & Yvan (Café du Commerce, Bienne)

Samedi 18:

-> MC Yallah & Debmaster (Dachstock, Berne)

Mercredi 22:

-> La Tène (Cave 12, Genève, dans le cadre d’Antigel)

Jeudi 23:

-> Joke Lanz / Sophie Agnel / Michael Vatcher (Le Singe, Bienne)

Samedi 25:

-> Tobias Preisig (City Club, Pully)

-> The Legendary Pink Dots (Dampfzentrale, Berne)

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Fugazi, Serge Gainsbourg, Sightless Pit, Frank Black, Daryl Palumbo, Pessimist, Godflesh, Tout Bleu, Shellac, Burial, Mick Harris.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.