Ruminations climatiques

Dans un article publié en 2017, le chercheur australien Josh Wodak, de la Western Sydney University, réfléchissait à la manière dont les cultures populaires (et plus particulièrement la musique) pouvaient transmettre les préoccupations relatives au dérèglement climatique. Il écrivait: «Une grande partie de l’impact visuel des graphiques des scientifiques est exprimée par les formes suggestives dessinées par les lignes tracées, le caractère “redoutable” de leur montée pouvant généralement être contrôlé par le choix de la date de début historique, un choix qui régule la quantité d’informations divulguées le long de l’axe des x. Comme les partitions musicales sont basées sur un schéma cartésien similaire, avec la chronologie/le temps comme axe x, et la hauteur/température comme axe des ordonnées, la musique peut incarner une telle représentation du changement climatique.»

Un solo de guitare peut-il transcrire le chaos qui nous est promis? Ceux de Kerry King (Slayer), peut-être. Mais le fait est que l’évolution des données concernant le climat préoccupe de plus en plus de musiciens – et leur donne par ailleurs matière à composer et à expérimenter. Ce n’est pas absolument nouveau: je ne m’étendrai pas sur le sujet, mais le «Earth Song» de Michael Jackson évoquait déjà la crise de la biodiversité. Pour parler d’esthétiques qui me sont plus proches, The Sisters of Mercy («Black Planet») ou les métalleux québecois de Voivod empoignaient quant à eux la problématique des pluies acides – et oui, Villon se demandait déjà où avaient bien pu passer les neiges d’antan.

Plus près de nous, et entre mille exemples, Thomas Köner s’intéressait en 2012 aux conséquences des essais nucléaires que les Soviétiques avaient menés sur l’archipel de Nouvelle-Zemble. En était résulté un beau disque sombre (de la beauté des grondements de plaques de glace s’effritant), Novaya Zemlya, chez Touch – qui était d’ailleurs accompagné d’un essai du Genevois Thierry Charollais.

Cela dit, on note de jours deux évolutions. La première, c’est que c’est bel et bien aujourd’hui la thématique à la fois plus globale et plus massive du climat (ou des menaces anthropiques pesant sur la biosphère et la biodiversité) qui retient l’attention – en 2011, le projet Biophilia, de Björk, en était déjà un exemple. Plus récemment, le guitariste Daniel Bachman a imaginé tout un discours mettant en parallèle la déliquescence du son et celle du monde qui nous entoure (ça s’appelle Almanac Behind, et c’est sorti à la fin de l’année passée chez Three Lobed Recordings).

La deuxième évolution indique quelque chose qui pourrait être un changement dans le paradigme de transcription des données à l’origine de l’angoisse climatique: si Björk chantait (en la déplorant) cette nature qui part en capilotade, d’autres artistes préfèrent tendre le micro directement en direction de cette nature souffrante (c’était d’ailleurs déjà, rabattue sur la problématique nucléaire, la pratique de Thomas Köner évoquée plus haut) pour en faire œuvre plus ou moins à équidistance du compte-rendu et de la création.

Deux exemples récents de ce type de travail ont attiré mon attention. Polar Sounds  tout d’abord, une collaboration entre le label londonien Cities and Memories, le HIFMB (Helmholtz Institute for Functional Marine Biodiversity) et l’Institut Alfred-Wegener pour la recherche polaire et marine. Extraits des prolégomènes: «[…] les méthodes acoustiques deviennent un outil essentiel que les scientifiques utilisent pour mieux comprendre les mers polaires et la biodiversité marine qui s’y trouve […] les données acoustiques peuvent nous fournir des informations inestimables sur les habitudes de reproduction, les schémas de migration et la manière dont les bruits anthropogéniques affectent négativement les environnements marins.» Ici, les données acoustiques sont de deux types: zoologiques (on y retrouve les ruminations de la baleine à bosse, de la baleine boréale, du phoque de Weddell…) et géologiques (collisions d’icebergs, ondes sismiques…). Ces bruits et ces cris, les musiciens les utilisent comme bases de compositions très diverses, acoustiques ou électroniques, mais généralement mélancoliques. Voire pour en faire de l’ironie assez noire. C’est le cas de Geraint Rhys: il annonce un dialogue de cétacés perturbés par les déflagrations dues aux prospections minières; on entend en effet ces ondes sourdes, mais le lamento des baleines est remplacé par les témoignages d’habitants de Swansea, au Pays de Galles, sur les bombardements dont leur ville a été la victime entre 1941 et 1943*.

Autre exemple récent – et géographiquement plus proche: Atmospheres and Disturbances, de Philip Samartzis, publié chez Room 40. Ce musicien australien est allé planter ses micros au Jungfraujoch pour y enregistrer les vents, le fracas des précipitations, l’écoulement des eaux… «Pendant quatre semaines, explique-t-il, j’ai déployé divers dispositifs d’enregistrement autour de la station et dans l’environnement alpin environnant pour enregistrer les forces naturelles, anthropogéniques et géophysiques. Le projet offre de nouvelles rencontres avec un environnement alpin menacé afin d’améliorer la façon dont nous percevons et abordons les notions de lieu, de communauté et de dissonance environnementale […] Les enregistrements montrent l’omniprésence des sons anthropogéniques dans le paysage, produits par les touristes, les opérations de transport et les sports de loisirs. Des accéléromètres ont été fixés sur diverses surfaces et structures afin d’enregistrer les vibrations solides générées par le vent à grande vitesse et les processus de fonte et de congélation. Les enregistrements produits par les accéléromètres expriment clairement le stress et la fatigue qui se produisent dans la structure matérielle des bâtiments et des infrastructures.» Et c’est aussi (et c’est tant mieux, le bon et le beau se mêlant) un travail sonore parfaitement immersif.

Une apostille: la musique peut documenter le dérèglement climatique, mais est-ce qu’elle y participe? En tant qu’industrie, très certainement. On y pense. Tenez: les Bernois d’E-L-R (tout à fait à l’aise dans cette forme de metal à la fois dense et atmosphérique qu’ils appellent «doomgaze») viennent de ressortir leur premier LP, Mænad, sur un vinyle durable, recyclé à partir d’anciennes galettes broyées.

* Je rédige cette note au lendemain de la publication de ce billet: voilà que sort aujourd’hui (17 avril) un autre disque aux préoccupations et à l’architecture tout à fait similaires: Sounding the Ice Factory, par Michael Begg, chez omnempathy.

 

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

Jeudi 20 avril:

-> Regina Dürig x Emma Souharce (Buffet Nord, Berne)

Samedi 22 avril:

-> Marc Ribot (AMR, Genève)

Dimanche 23 avril:

-> Niknak (Cave 12, Genève)

Mercredi 26 avril:

-> Phew (Cave 12)

Vendredi 28 avril:

-> The Young Gods (Bikini Test, La Chaux-de-Fonds)

-> Cycle Opérant (Caves du Manoir, Martigny)

Mercredi 3 mai:

-> Filipe Felizardo & Yann Gourdon (Oblo, Lausanne)

Jeudi 4 mai:

-> Camilla Sparksss (Ferme-Asile, Sion)

-> King Dude (Sunset Bar, Martigny)

-> Imperial Triumphant (Amalgame, Yverdon)

 

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Medius, DJ Girl, The Blood of Heroes, Monument, God, Debby Friday, Burial, Hundschopf, The Worst, My Bloody Valentine, Amir ElSaffar & The Two Rivers Ensemble, Mirwais, The Bug, Exit Electronics, Geraint Rhys, Lord Genmu, Kommand, Gaudi, Bob Vylan, Bazoga, Ambassade, Al Cisneros, Godflesh, Nze Nze, Holsten, DJ Würm, Pixies, Surgeon, Empty DNA, Chaigidel & Nerraterræ, Unknown Assailant, Marta & Tricky, Richard Skelton, Malaizy, Ale Hop & Laura Robles, Broken English Club, Buck Gooter, Treponem Pal.

Nobody expects the…

La musique doit se suffire à elle-même pour plaire. Et donc pour déclencher un acte d’achat – car oui, la musique s’achète et doit s’acheter, fût-ce en téléchargement payant (je ne suis vraiment, vraiment pas fan du streaming). Mais la musique ne nous est jamais donnée nue; elle est emballée. Au sens propre dans une boîte en carton, ou de manière plus distante avec un fichier jpg. Le goût de la pochette peut d’ailleurs se transformer en profond fétichisme. La musique est emballée au sens figuré aussi: les press releases, même s’ils témoignent (c’est encore heureusement souvent le cas) de la passion qui lie un label à ses artistes et à leurs productions, alignent les superlatifs conçus pour vendre l’artefact.

On a donc là des éléments «para-musicaux» qui viennent s’ajouter au son pour lui offrir un supplément de séduction. Il y en a encore un autre, que l’on peut trouver dans les communiqués de presse, mais qui ont un statut légèrement différent. Ce sont toutes les anecdotes, déclarations d’intention et fragments autobiographiques qui expliquent le pourquoi et / ou le comment de tel ou tel disque – autant d’éléments qui sont d’ailleurs souvent, par le biais de la presse spécialisée ou par celui des blurbs de Bandcamp ou Boomkat, la première manière, pour moi, d’accéder à telle ou telle œuvre. Et de m’en saisir – surtout si j’y vois de l’insolite fertile, de l’inattendu. Je vous donne quelques exemples récents de craquages allumés par la surprise.

Eomac, Water Tracks (Emika Records). Un disque entièrement réalisé à base d’eau qui coule, comme son nom l’indique. Eomac, alias Ian McDonnell, spécialisé dans une techno réverbérée, quelques fois accompagnée de modes orientaux. Ne vous précipitez pas encore sur ce disque, il ne sort que le 28 avril (mais une pré-écoute est déjà possible).

Amber Meulenijzer, Saab Fanfare (Edições CN). En voici une partie du descriptif: «En octobre 2022, Musica Impulscentrum a invité Amber Meulenijzer à composer une œuvre en collaboration avec les fanfares locales de Pelt, une petite municipalité située dans l’est verdoyant de la Belgique. Ces fanfares sont profondément ancrées dans la culture belge. Même dans les plus petits villages, on trouve au moins un ou plusieurs de ces ensembles. Le résultat de cette confluence: une procession, une composition pour cuivres au rythme lent, jouée en direct et retransmise par douze haut-parleurs montés sur le toit d’une vieille Saab 900.»

Masayoshi Miyazaki, China Life (Flaming Pines). Une histoire d’exil: le Japonais Masayoshi Miyazaki s’est retrouvé coincé en Chine au moment où le pays se barricadait à cause de la pandémie de Covid. Il venait d’avoir un enfant, resté sur l’archipel avec sa mère. Il ne le verra que bien longtemps après, ce qui donne un disque d’une fatale mélancolie.

Il y en aurait d’autres: je vous ai déjà parlé de Rubbish Music (par Kate Carr et Iain Chambers, toujours chez Flaming Pines), réalisé littéralement à partir de déchets. Je vous parlerai bientôt de Philip Samartzis, qui est allé enregistrer les vents qui soufflent sur le Jungfraujoch pour documenter esthétiquement le dérèglement climatique. Tous ces disques ont en commun de m’avoir hameçonné l’attention avant même que je les écoute, par l’originalité de leur projet. Bien entendu, leur importance ne peut s’y résumer – encore faut-il que le matériel sonore tienne les promesses. Mais c’est généralement une porte dans laquelle il est utile de s’engouffrer.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

Vendredi 24:

-> Cult of Luna, Russian Circle (Les Docks, Lausanne)

-> Emilie Roulet & Michael Frei (Les Caves, Versoix; puis le dimanche 26 à la Cave du Château d’Etoy)

-> Louis Jucker (Parterre One, Bâle)

-> Metius (Cinéma Bellevaux, Lausanne)

Samedi 25:

-> Vitalic (Usine, Genève)

-> Hommage à William Byrd (Eglise Saint-Germain, Genève)

-> Salomé Guillemin & Félicien Goguey (Arcoop, Genève)

Dimanche 26:

-> El Khat (Cave 12, Genève)

Mercredi 29:

-> Ensemble Contrechamps (Institut Florimont, Genève)

Jeudi 30:

-> Thurston Moore Group (Alhambra, Genève)

 

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Salac, 3Phaz, Friske, Hammered Hulls, Carrier, Masayoshi Miyazaki, Strapontin & Zillas on Acid, Nightmarer, Hemlock Smith & Les Poissons Autistes, Hundschopf, Kilim Mosh, William Basinski, Flore, Tio Madrona, Hands Up Who Wants To Die, Rxmode, PÖ, Matt Rösner, Jorhero, Khost, Coffins, Holy Scum, Mungo’s Hi Fi featuring Lady Ann, Agnes Haus, Solypsis, Nine Inch Nails, Godflesh, Avalanche Kaito, Benales, Dreamcrusher, Dredd Foole & The Din, Emænuel, Hide, IrisLight & Dave Kirby, Laibach, Ryoji Ikeda, Stefan Goldmann, Sourdurent, Marcus Fjellström, Vladislav Delay, The Bug, Oltrefuturo.

 

 

Mort et vif

C’est entendu, l’IA fait de la musique. Je ne sais pas comment ça fonctionne dans le détail, je n’ai aucune compétence en la matière. Je me contente d’écouter ces productions et de laisser mon cerveau se brancher sur des sentiments parfaitement opposés. Un peu d’angoisse tout d’abord, dont j’imagine qu’elle repose sur la notion d’indistinction: qu’est-ce qui est humain (ou simplement vivant) et qu’est-ce qui ne l’est pas? Comment se débrouiller pour parvenir malgré tout à faire cette distinction? Une musique dont l’origine serait parfaitement indécidable devient monstrueuse au sens propre: elle engage l’interprétation vers un métabolisme paradoxal, vers quelque chose dont on ne sait si c’est inerte ou non, mort ou vif – ou les deux à la fois.

A vrai dire, on n’en est pas encore là. Les chansonnettes créées par Jukebox (OpenAI) ou MusicLM (Google) sont encore sacrément brutes de décoffrage. C’est là que mon cerveau se branche à l’autre sentiment, qui pourrait être décrit par le mélange des mots suivants: rire / étrangeté / exotisme / stupéfaction. Peut-être faudrait-il que je fasse, un moment, semblant de prendre l’IA pour un être humain: si elle l’était, je dirais que sa manière de créer a quelque chose de l’art brut – c’est incongru, incorrect, déphasé, perturbant; ça emprunte des voies de traverse très peu carrossables; ça prend des éléments épars et ça les rassemble au rebours du sens commun.

Il se trouve que je ne suis pas le seul à être interloqué. Ecoutez ceci…

… et allez surtout lire les commentaires qui s’y sont accrochés: «Soooo scary», «Nice skank right here!», «this is amazing», «This is so psychedelic…», «sounds like fucking hell», ou encore «Awww yes, finally – the end of the song». On le voit: le discours d’escorte qui accompagne ces réactions englobe, encore une fois, des notions qui vont de l’émerveillement à l’angoisse (peut-être ironique), de la surprise à l’énervement. Mais il témoigne d’une chose: si le but de la musique réalisée par IA est de nous tromper sur sa provenance, le truc n’est pas encore au point.

C’est même plutôt le contraire: il produit un surplus d’étrangeté. Je vous laisse vous balader chez Jukebox, c’est un fourre-tout d’ersatz de styles divers. Tenez, voici un Bowie de synthèse (déjà assez ancien):

Oui, ça fait un peu mal, on est d’accord. Chez le concurrent Google, on a imaginé les choses un peu différemment, pour des résultats pas moins bizarres. Le résumé de l’opération est le suivant: «Nous présentons MusicLM, un modèle générant de la musique haute-fidélité à partir de descriptions textuelles telles que “une mélodie de violon apaisante soutenue par un riff de guitare distordu”.» On donnera un bon point dans la mesure où il ne s’agit plus ici de faire du pastiche, mais de tenter des transcriptions d’un langage vers un autre. Et, je suis bien forcé de l’avouer, il existe une application assez foutraque, qui «traduit» des tableaux en musique à partir de la description des toiles. C’est parfois du grand n’importe quoi («La Danse» de Matisse en ritournelle electro, c’est très moyen); mais le rendu du «Guernica» de Picasso sur des tons presque dark ambient est très étonnant.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

Jeudi 2:

-> Tout Bleu (Le Salopard, Bienne; puis le 4 au Café Kairo, Berne; et le 5 au Bruit Rose, Fribourg)

Vendredi 3:

-> Loscil (Amalgame, Yverdon)

Samedi 4:

-> Robert Henke (Dampfzentrale, Berne)

-> Srip & Vdot (Urgence Disk, Genève)

-> Schnellertollermeier (Théâtre de l’Echandole, Yverdon)

Lundi 6:

-> E-L-R (Bad Bonn, Guin)

-> The Monsters (PTR, Genève)

Mardi 7:

-> Tio Madrona (Urgence Disk, Genève)

Jeudi 9:

-> The Gaslamp Killer (Gannet, Bâle)

Vendredi 10:

-> Eugene Chadbourne (Point 11, Sion; puis le 14 chez Bongo Joe, Genève; et enfin le 15 à la Collection de l’art brut, Lausanne)

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Asher Tuil, Oddatee, Hundschopf, Gorgonn, Corrosion of Conformity, JFK & The Grey Wolves, Saint Vitus, Fret, Cabaret Voltaire, Glorious Home, Blackwood, FaUSt feat. Keiji Haino.

Bel kanto

Je suis en train de lire les Conversations de Steve Reich (c’est sorti récemment chez Allia), une suite d’entretiens que le pape du minimalisme américain a réalisés via Zoom durant le confinement – on y trouve des échanges avec Brian Eno, David Harrington (Kronos Quartet), Johnny Greenwood (Radiohead), Anne Teresa de Keersmaeker et beaucoup d’autres. Dans l’une de ces discussions, le compositeur Stephen Sondheim (qui est d’ailleurs mort peu après l’entretien) dit à Reich: «Le rythme du langage, dans n’importe quel pays du monde, est ce qui va déterminer sa musique. Tu entends de la musique anglaise, de la musique française, de la musique allemande – ah, ça ressemble à la langue allemande. C’est pourquoi les opéras sont si difficiles à traduire, parce que les paroles ne correspondront pas à la musique. C’est la musique du pays, les deux sont inséparables. C’est très simple.» Reich lui répond de manière un peu allusive: «[…] je suis entièrement d’accord. Je veux dire: “opéra”, “bel canto”, ces mots italiens reflètent précisément les musiques qu’ils désignent. Et rock’n’roll, ça dit bien ce que ça veut dire, aussi.»

Je ne suis pas certain que le rythme d’une langue détermine la musique d’un coin de pays – et encore faudrait-il s’entendre sur l’idée de «musique nationale»: est-ce qu’elle désigne une provenance, un genius loci, une école auto-proclamée? Ce qui est par contre avéré, c’est que les langues ne sont pas égales entre elles au moment de chanter: si elle est iso-syllabique («chaque syllabe à une valeur plus ou moins égale dans le temps») comme le français ou iso-accentuelle («le temps entre chaque syllabe accentuée ne varie pas, quel que soit le nombre de syllabes qui se trouvent entre deux syllabes accentuées données») comme l’anglais, elle produira des rythmes, des prosodies différentes. Pareillement, la part plus ou moins importante de voyelles dans une langue (comparez l’italien de Florence et le bärndütsch du Tschingellochtighorn) influe aussi sur ce qu’on appelle sa «cantabilité», la manière dont elle cadre sa mise en musique – je vous renvoie à ce sujet à un article assez époustouflant du linguiste Elmar Schafroth («Le rapport entre langue et musique du point de vue linguistique»), dans lequel il rappelle entre autres que c’est bien la richesse vocalique de l’italien qui, au fil du XVIIe siècle, lui a permis de s’imposer comme langue européenne de l’opéra, évinçant peu à peu toutes les autres du répertoire lyrique (parce que «Dans une langue comme l’italien […,] toutes les syllabes et donc toutes les voyelles sont clairement perceptibles en tant que telles et ont aussi tendance à apparaître rythmiquement uniformes»).

On résume: la structure et la couleur d’une langue influent sur sa musicalité; certains genres musicaux, en vertu de telle ou telle caractéristique d’une langue censée être en harmonie avec leur esthétique, orientent leurs productions vers l’usage exclusif de ladite langue. Mais essayons de renverser la question: ces conditions mises à la performance, à la production d’un objet musical, influent sur la réception dudit objet – dans l’imaginaire courant, on a en effet tendance, de Mozart à Verdi et tant pis pour Wagner, à associer l’opéra à l’italien.

La chose se vérifie aussi dans des domaines apparemment éloignés. On s’attend, parce que Chuck Berry et parce qu’Elvis Presley, à ce que le rock soit chanté en anglais (c’est peut-être à ça que pensait Steve Reich dans l’extrait ci-dessus). Et c’est d’ailleurs souvent le cas, quels que soient le pays d’origine et la langue maternelle du rocker en question – Adriano Celentano chantait «Prisencolinensinainciusol» en contrefaçon d’anglais (et Bud Spencer s’appelait en réalité Carlo Pedersoli).

Bien entendu, le rock non anglophone existe – on peut penser, dans le domaine francophone, à Noir Désir ou à toute la scène punk française – de Bérurier Noir à (si on étend l’acception du terme à son maximum) Bruit Noir. Et comme l’écoute de la musique se fait fatalement de manière géocentrée (on écoute de là où on est, de là d’où l’on vient, selon notre propre parcours), la diversité linguistique, dans les différentes musiques actuelles, se présente aussi à nos oreilles avec la surprise de l’exotisme – ce qui n’est pas forcément péjoratif: je me souviens de ma découverte, dans les années 90, avec un plaisir totalement ouvert, du hip hop inuit des Grœnlandais de Nuuk Posse:

Je me souviens aussi d’expériences intéressantes sur le multilinguisme. Je pense par exemple aux Young Gods, avec Franz Treichler qui mêle l’anglais, le français, et l’allemand – comme ici:

Je pense aussi à Einstürzende Neubauten qui, en 1993 sur Malediction, avait sorti trois versions de «Blume» (en français, en anglais et en japonais). Dans un genre un peu différent, mais toujours en Allemagne, Sodom avait, en 1989, publié deux versions de son single «Ausgebombt»; en anglais (refrain: «Death, arms, war, past, Ausgebombt!)» et en allemand («Tod, Krieg, Waffen, lernt aus der Vergangenheit, Ausgebombt!»). Evidemment, le passage de l’anglais à l’allemand, avec les qualités consonantiques d’icelui et l’imaginaire qui lui est associé, accentue le caractère martial de la prosodie. Le meilleur exemple de l’effet de cette translittération restant certainement le remodelage industriel du «Live is Life» (1985) d’Opus en «Leben heisst Leben» (1987) par les Slovènes de Laibach:

Autrement dit: choisir telle ou telle langue de chant influe sur la réception de la musique; mais ce choix, bien entendu, est aussi une procédure assumée de l’artiste. J’en ai parlé avec Michael Frei – que l’on connaît davantage en Suisse romande sous le pseudonyme de Hemlock Smith. Ses compositions sont majoritairement anglophones, mais il va chercher aussi, de temps à autres, du côté de l’allemand ou du français. Voici ce qu’il dit de son parcours linguistique:

«Le suisse allemand est ma langue maternelle. Je l’ai beaucoup écarté quand je suis arrivé, enfant, en Suisse romande et que j’ai appris le français, car mon souci, comme tous les gamins ou presque, était de m’intégrer au maximum. Du coup, j’acceptais de parler le suisse allemand avec les grands-parents, et avec personne d’autre. J’avais l’impression de mal maîtriser le français, l’ayant appris sur le tard. Quand j’ai commencé à écrire, l’anglais s’est imposé comme langue la «moins problématique»; et tous mes héros musicaux de l’époque étaient anglo-saxons… J’ai essayé de m’améliorer là-dedans en oubliant un peu le reste. Le retour à l’allemand s’est opéré en deux phases. D’abord pour «Krankenakte» [sur l’album The Necrophone Sessions, 2021, avec Les Poissons Autistes*]. Puis, quand on a commencé à réfléchir avec Emilie Roulet à la possibilité de faire un disque [ce sera The Beauty of Lost Causes, 2022], elle m’a dit qu’elle souhaitait chanter dans sa langue maternelle, le français. Ça m’a interpellé, j’ai réfléchi et je me suis dit que, moi aussi, je pourrais essayer de me reconnecter à ça. J’avais écrit le texte de «Geischterlied» au moment du décès de ma grand-mère adorée, en 2007, en hommage. Je suis retombé dessus et j’ai eu l’impression que si j’osais le faire, j’aurais bouclé une boucle.» Vous pouvez écouter ce titre ici.

Je boucle aussi la boucle, et je reviens à Steve Reich. L’extrait que j’ai placé au début de ce billet est tiré d’une conversation plus globale sur son fameux Different Trains (1989), pour quatuor à cordes et bandes magnétiques. Ces bandes, vous vous en souvenez sûrement, contiennent des portions d’interviews, en particulier de rescapés de la Shoah, dont les inflexions vocales sont rejouées par les cordes. C’est donc d’une autre musicalité dont onon parle ici, celle du langage parlé.

Là non plus (on retrouve la problématique de la cantabilité, mais appliquée au langage parlé), les langues ne sont pas forcément égales entre elles. Ce que Reich a fait avec l’anglais aurait été musicalement très différent en russe (une langue dont la gamme de fréquences est beaucoup plus étendue). En français par contre, une langue beaucoup moins tonique, le résultat aurait certainement été mélodiquement plus plat. Et si l’on en croit certains spécialistes de l’évolution de notre langue (je pense par exemple au dialectologue Mathieu Avanzi, de l’Université de Neuchâtel), les choses ne vont pas forcément aller en s’arrangeant; la faute au mouvement de standardisation de nos manières de parler en français – on est aujourd’hui loin du chant des vieux discours, comme celui-ci, enregistré en 1911 à Paris. Comme quoi il serait grand temps de ressortir nos accents.

* Ceux qui me connaissent un peu se souviendront peut-être que Les Poissons Autistes sont un duo bruitiste dont je suis un des membres – l’autre étant Stéphane Babey.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

Mercredi 22:

-> La Tène (Cave 12, Genève – dans le cadre d’Antigel)

Jeudi 23:

-> Joke Lanz, Sophie Agnel & Michael Vatcher (Le Singe, Bienne)

Samedi 25

-> Tobias Preisig (City Club, Pully – organisation: Assocation du Salopard)

-> The Legendary Pink Dots (Dampfzentrale, Berne)

 

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Kevin Richard Martin, Ghost In The Machine, King Vision Ultra, Gängstgäng, Throbbing Gristle, Nico Raibak, Alva Noto, Crawl, Commodo, The Worst, Bedhead, Kerridge, Hundschopf, Oozing Wound, Persistence in Mourning, Deathprod, Paradox, Matthias Puech, Ruhail Qaisar, Attila Csihar.

L’étrange dictionnaire du corniste gadzart

On doit beaucoup de choses à Pierre-Joseph Meifred (1791-1867). De la musique, des moyens d’en faire, et des livres qui en parlent. Je vous le présente en vitesse: il naît à Colmars (dans les Basses-Alpes, pas le Colmar d’Alsace); en tant qu’enfant de «défenseur de la patrie» (son père est mort durant une Campagne d’Italie – je n’ai pas réussi à déterminer s’il s’agissait de la première ou de la deuxième, mais elles ont toutes les deux été menées par Bonaparte), il entre en 1800 à ce qui deviendra l’Ecole des Arts et Métiers. C’est donc un «gadzart» – tel est le nom qu’on donne aux anciens de ladite école. Il développa là un certain savoir-faire technique – j’y reviens.

En parallèle, Meifred se pique de musique. Au Conservatoire (rebaptisé «Ecole royale de musique» au retour de Louis XVIII après les Cent-Jours), il se met au cor. Meifred en est un virtuose – et un peu plus que cela: il sent que l’instrument est chromatiquement limité, il met donc à profit les connaissances techniques qu’il a acquises aux Arts et Métiers et ajoute à l’instrument un système de pistons qui lui permettra désormais de jouer toutes les notes de la gamme (et pas simplement de faire défunter les chevreuils dans une battue). C’est une révolution toujours d’usage aujourd’hui, et qui lui vaudra une médaille d’honneur lors de l’Exposition des produits de l’industrie française en 1827.

En parallèle toujours, Meifred est un écrivain et chansonnier rigolo – «La Société des boulettes» en 1829 («Badinage rimé, dédié à l’inspecteur des mœurs»), ou encore «L’impromptu impossible» en 1849, c’est de lui. Il s’agit là de poésie de coin de table tachée au rouge, admettons-le. Mais on lui doit aussi, en 1837, un travail de plus grande ampleur (quoi que tout aussi allumé, prenez une bonne respiration): le Dictionnaire aristocratique, démocratique et mistigorieux de musique vocale et instrumentale, dans lequel on trouve des digressions sur l’hippiatrique, la gastronomie et la philosophie hermétique et concentrée, pour consoler les personnes qui du vent de bise ont été frappées au nez, et récréer celles qui sont en la misérable servitude du tyran d’Argencourt; le tout aussi à l’usage des gens qui veulent raisonner de l’art musical à tort et à travers sans blesser les lois ridicules du bon sens.

Fait notable: Meifred indique que ledit dictionnaire a été publié “en lanternois”. Or, le lanternois, c’est, selon Rabelais, la langue maternelle de Gargantua et de Pantagruel. Et de fait, l’entier de ce texte est sous patronage rabelaisien – il faut d’ailleurs s’entendre ici sur la notion de «dictionnaire»: Meifred écrit en fait une conversation à multiples intervenants qui, sous une forme dramatique, digressent sur différents éléments du lexique musical – on notera d’ailleurs que ces personnages sont, pour certains, issus de la geste rabelaisienne (Alcofrybas, Bringuenarilles, Trouillogan, Carpalim, Nazdecabre), d’autres de ce que l’on appelle la littérature para-rabelaisienne, celle des imitateurs (c’est le cas de Fessepinte), d’autres encore issus du cheptel des farceurs de l’Hôtel de Bourgogne (Bruscambille), en ajoutant quelques inventions visiblement du fait de Meifred lui-même – ça doit être le cas de Pizcolibikicinidibilitizikibibik.

De quoi parlent ces zigotos? Quelques exemples: «Tremblement – C’est ainsi qu’on désigne le trille qu’exécutent involontairement les musiciens qui se livrent à la boisson.» «Répétition – Je ne connais qu’un seul moyen d’avoir tous les concertans pour une répétition [dit un certain Nulsyfrote], c’est ou de les payer ou de les régaler; sans cela ils promettront et ne viendront pas.» Et il y a celui-ci, qui montre que Meifred ne manque décidément pas d’esprit: «Recette pour avoir du génie – Xarnhpdeznhz cœphzbb nëpthôpernnhn dphzn ptzïôézr comhbaùmpeeerboe ruocâësnhzfitæz; unubuhbmupehœïhepllereondbd, Ioppaddô! temœckgoselakhomgaleocranioizœ httumbicoazlipsanodrim.»

Ça ne rime à pas grand chose, mais ça permet quand même de dire que Meifred a devancé de plusieurs décennies et siècles l’Ursonate dadaïste de Kurt Schwitters, le kobaïen de Magma et les mots de passe Wifi.

 

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

Samedi 11:

-> Convulsif (Caves du Manoir, Martigny)

Mercredi 15:

-> Alva Noto (Alhambra, Genève, dans le cadre d’Antigel – j’y serai, venez!)

Jeudi 16:

-> Karoline Schreiber & Lucas Niggli (Buffet Nord, Berne)

-> Julien & Yvan (Café du Commerce, Bienne)

Samedi 18:

-> MC Yallah & Debmaster (Dachstock, Berne)

Mercredi 22:

-> La Tène (Cave 12, Genève, dans le cadre d’Antigel)

Jeudi 23:

-> Joke Lanz / Sophie Agnel / Michael Vatcher (Le Singe, Bienne)

Samedi 25:

-> Tobias Preisig (City Club, Pully)

-> The Legendary Pink Dots (Dampfzentrale, Berne)

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Fugazi, Serge Gainsbourg, Sightless Pit, Frank Black, Daryl Palumbo, Pessimist, Godflesh, Tout Bleu, Shellac, Burial, Mick Harris.

Faire du son avec du cheni

Je vous ai déjà plusieurs fois parlé, dans ce blog, des vertus du recyclage. Le contrafactum des troubadours – qui consistait à utiliser la même mélodie pour mettre en musique des poèmes différents –, en est une forme. Le sampling, c’en est une autre – Stravinsky revit chez les Young Gods, et l’amen break de G. C. Coleman se retrouve dans à peu près toutes les productions jungle et drum’n’bass. Retrouver les gestes anciens de la vielle à roue et les renouveler, comme le font La Nòvia ou La Tène, c’en est une troisième.

On peut transposer la thématique du niveau de l’esthétique à celui de l’instrumentation. Une trompette ou un piano recyclés, ça peut être des objets défectueux, cassés, en route pour la déchetterie et qu’on décide malgré tout d’utiliser – mais il faut alors le faire différemment, en fonction de ce que les défectuosités de l’artefact permettent de réaliser ou non (j’en causais vaguement ici).

On peut enfin, très concrètement, recycler musicalement des objets bons pour la poubelle même si ceux-ci, a priori, étaient dépourvus depuis toujours de tout potentiel musical. En bon parler romand, on dira ici qu’il s’agit de faire du son avec du cheni. Le steelpan des Caraïbes, c’est la conversion de vieux bidons de pétrole en percussions mélodiques. En Egypte, le musicien Shady Rabab a lancé le projet Garbage Music, qui propose à des gamins de construire des instruments à partir des rebuts de déchetterie – une idée par ailleurs soutenue par le Programme pour l’environnement des Nations-Unies.

En voici encore un exemple récent, que je trouve particulièrement réussi: Upcycling, du duo Rubbish Music. Une paire dans laquelle on retrouve deux personnes bien connues des musiques avancées: Kate Carr et Iain Chambers. Ils ont tous les deux l’habitude de travailler avec ce qu’on pourrait appeler des chutes de son, que ce soit par la pratique du field recording (on doit par exemple à Chambers une belle enquête sonore, Secrets of Orford Ness, dans une base militaire britannique désaffectée) ou, ici, par celle de l’improvisation.

Evidemment, il y a dans derrière le concept de Carr et Chambers quelque chose qui tient de la déclaration politique et sociale – ils le reconnaissent d’ailleurs eux-mêmes: «Rubbish Music utilise le son pour étudier les voyages, les transformations et les impacts de nos objets mis au rebut. En utilisant nos trésors usés, nos récipients vides et nos appareils cassés comme un orchestre de matériaux de musique concrète vivants, nous examinons les mondes que nous créons et détruisons par le biais de nos déchets.»

Mais ce manifeste durable n’est pas tout seul, il est accompagné d’une réflexion d’ordre esthétique: «[… l]es voyages dans lesquels s’engagent les objets mis au rebut créent également de nouveaux mondes, de nouvelles niches pour les espèces. Qu’il s’agisse des habitudes changeantes des animaux qui tirent le meilleur parti de nos déchets ou de l’apparition de bactéries dévoreuses de plastique, le fait de jeter des objets et ce qu’il en advient ensuite a des effets profonds. Avec notre boîte à outils composée de cloches rouillées, de grilles de four sales, de pelures d’oignon, de bouteilles de vin, de spray nasal et d’un jouet de poulet qui couine, nous cherchons à en imaginer quelques-uns.» Il y a quelque chose de presque baudelairien («Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or») dans la démarche.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

Samedi 4:

-> Chorale Face Z / Julie Bugnard (Maison de Quartier sous-gare, Lausanne)

Dimanche 5:

-> Camilla Sparksss (City Club, Pully)

-> Mathieu Werchowski & Wassim Halal (Cave 12, Genève)

Mardi 7:

-> Jérôme Noetinger / Angélica Castelló (HumuS, Lausanne). Ils rejouent le lendemain, avec Antoine Läng, à la Cave 12.

Vendredi 10:

-> Coilguns / Nostromo (Docks, Lausanne)

-> Loïc Grobéty (La Vidondée, Riddes)

-> Geography of Hell (A_Way, Liestal)

-> Laila Sakini (Cinéma Bellevaux, Lausanne)

 

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Nathalie Froehlich, TOT, Reverend Beat-Man and the Underground, Daniel Bachman, Ancst, Traxman, Philipp Glass, Milk, Earth, Actress, The Young Gods.

No dreams, Zachariah

J’ai deux manières d’écouter de la musique: chez moi, ou en déplacement. En déplacement, c’est assez simple: je glisse dans mon iPhone les dernières musiques que j’ai achetées ou qu’on m’a envoyées, et je les écoute à pleins tubes au casque: dans la rue, dans le bus, dans le train, ou pendant que je fais mes courses et que je dégaine ma supercard de la Coop pour la montrer à la caisse non vivante… Mais à chaque fois dans le plus pur respect de la chronologie: un album après l’autre, et un titre après l’autre au sein de chaque album. Mécanique, me direz-vous. Peut-être un peu trop d’ailleurs – j’angoisse quand je me rends compte, après l’avoir arrêté, que mon smartphone n’a pas enregistré à la seconde près le moment où j’ai appuyé sur “PAUSE”.

A la maison, c’est tout différent: random général sur tout ce que contient mon disque dur externe. Je passe cinquante fois par jour du black metal écossais à la noise algérienne; de Josquin Desprez à Justin Broadrick; de Bach à Laibach. Ce grand vortex me donne l’impression d’être un obsessionnel du compromis. Mais il me permet aussi de passer par des carambolages sublimes – et d’élaborer d’étonnants cousinages.

Tenez, au niveau des voix. En voici deux qu’a priori on n’aurait pas associées. Premièrement: David Yow, chanteur de Jesus Lizard, dans «Zachariah» (sur Liar, Touch & Go, 1992):

Il est sorti mardi matin de mes enceintes. Juste ensuite a déboulé Charlie Looker, chanteur d’Extra Life, dans «No Dreams Tonight» (sur Dream Seeds, Northern Spy, 2012):

La succession des ces deux formidables mélismes (rocailleux chez Yow, médusant chez Looker) dans des contextes génériques parfaitement différents (rock cramé vs folk blême) a failli me faire lâcher ma tasse de café (il était 8h20). Si l’émotion était une quantité, je me suis alors dit qu’on serait entre eux dans une parfaite équivalence. Ce coup du sort m’a surtout conforté dans un des plus anciens enseignements musicaux que je me suis inculqués: regarde pas (trop) d’où ça vient, encaisse plutôt ce que ça te fait.

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

Vendredi 27 janvier:

-> Honey For Petzi & Svarts (Bikini Test, La Chaux-de-Fonds)

-> Massicot & Ensemble Contrechamps (Le Garage, Lausanne; le lendemain  à l’ABC de La Chaux-de-Fonds, le dimanche au Victoria Hall de Genève)

Samedi 28 janvier:

-> Hemlock Smith feat. Emilie Roulet & 17F (Bout du Monde, Vevey)

-> Katalin Ladik & Jacques Demierre (Pavillon ADC, Genève)

Lundi 30 janvier:

-> The Ocean & Abraham (Fri-Son, Fribourg)

Jeudi 2 février

-> Asmâa Hamzaoui (Le Rez, Genève)

-> L’Orchidée cosmique (Cylure, Lausanne)

Vendredi 3 février:

-> Yvan Etienne (Cinéma Bellevaux, Lausanne)


Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Sinner DC, Erik Blennow Calälv / Lisa Ullén / Finn Loxbo / Ryan Packard, Pizza Noise Mafia, MNMM, µ-Ziq, Yiorgos Tsanakas, Morphine, Akkord, Shadowhuntaz & Kareem, Kali Malone (featuring Stephen O’Malley & Lucy Railton).

 

La musique, ça trombe énormément

Si vous lisez l’italien et (un peu) le latin, que vous n’êtes pas rebutés par les typos anciennes et que vous nourrissez un tant soit peu d’intérêt pour les vieilles choses, je vous envoie illico vers un livre sur lequel je suis arrivé par pure sérendipité il y a quelques jours: le Gabinetto armonico de Filippo Bonanni, publié en 1722.

Vous trouverez là un panorama richement illustré des instruments de musique qui peuplaient les pratiques (et l’imaginaire, on le verra) de l’époque. Vous y verrez des objets destinés aux arts populaires (le crotale du mendiant, les cuillères en bois) et d’autres destinés à des sphères qu’on dira, en forçant le trait, plus savantes: la viole de gambe, l’épinette, etc. La majeure partie de l’instrumentarium est européenne, mais on trouve quelques «exotismes»: les timballi persiani, ou des percussions africaines, chinoises, indonésiennes (par exemple le tamburro di Batam’, venu d’une petite île de l’archipel)… Plus étonnant pour nous (mais pas pour un lecteur du XVIIIe), le Gabinetto place sur un même plan des instruments réels et d’autres issus des fonds mythologiques: la flûte de Pan (mais jouée par le dieu Pan soi-même), les trompettes de Jéricho…

C’est justement dans le domaine des instruments à vent que vous trouverez les objets les plus spectaculaires. C’est même du tromblon de compétition – je vous laisse scroller à votre rythme sur les quelques exemples qui suivent.

La tromba curva:

La tromba piegata antica (une forme de carnyx):

Le tubo cochleato:

La tromba marina:

Et le plus étonnant peut-être: le Tubo (ou corno) di Alesandro Magno:

Bonanni ne se contente pas de faire un catalogue d’instruments. La première partie du Gabinetto développe toute une série de thématiques sur leur typologie, leur histoire, leur fonctionnement, leurs usages: quelles sonorités conviennent aux funérailles? Quels instruments a-t-on pour coutume d’embarquer avec soi sur un navire pour tromper l’ennui des longues traversées? Est-il licite de jouer de la musique instrumentale dans une église? De cet avant-propos, c’est le chapitre X qui a particulièrement retenu mon attention: Del suono usato nella guerra. Peut-être parce qu’on y retrouve le vrombissement des instruments à vent: Bonanni plonge dans la Bible, chez Virgile, Plutarque, Jean Chrysostome, Martianus Capella, Juste Lipse et bien d’autres pour rappeler que le buccin et la trompe excitaient au combat – non seulement les hommes, mais leurs chevaux aussi.

J’avais évoqué cette problématique de la «musicalité de la guerre» dans un précédent billet (ici); et si elle vous intéresse, je vous renvoie vers un article que j’avais écrit en 2021 pour le Bulletin de l’Association des amis de Rabelais et de la Devinière, dans lequel je tentais un lien entre La Guerre de Clément Janequin et l’épisode des «paroles gelées», dans le Quart Livre – Pantagruel et ses compagnons, perdus dans une mer froide, entendent subitement, parce qu’ils dégèlent, les sons d’une bataille ancienne qui s’était déroulée là. Tout ça fait boum et tschhhrrack!

Je reviens à Filippo Bonanni, pour une dernière ouverture. Qui était-il? Formé chez les Jésuites romains, il multipliait les casquettes: historien, naturaliste, numismate. Et collectionneur aussi – c’est là que ça devient intéressant. Filippo Bonanni avait en effet suivi l’enseignement d’Athanasius Kircher, le grand polymathe du XVIIe siècle – à qui, entre beaucoup d’autres choses, on doit l’invention d’un orgue à chats, d’un système encore un peu primitif de musique algorithmique générative (un lointain ancêtre de ChatGPT?*) ou encore (tiens!) d’un mégaphone. Surtout, Kircher fonda au Collège romain le musée qui porte son nom: une vaste collection encore très marquée par l’éclectisme des cabinets de curiosité, mais qui fait déjà sentir son évolution vers le musée d’ethnographie. C’est Bonanni qui prendra la tête de l’institution après la mort de Kircher. Ce sera aussi, pour lui, l’occasion d’un autre très beau livre, publié en 1709: le Musaeum Kircherianum, un catalogue très richement illustré des collections de son maître. Ici, il faudra résolument vous armer de latin, mais le voyage en vaut la peine.

* Soyez attentifs: je vous parlerai de cette idée, mais appliquée à la chose littéraire, ce samedi, dans mon prochain «Cabinet de curiosités», la chronique que je tiens tous les quinze jours pour le supplément culturel du «Temps».

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

21 janvier:

Laibach (Les Docks, Lausanne)

22 janvier:

SIMM & Flowdan (Cave 12, Genève)

27 janvier:

Pizza Noise Mafia & Tenko Texas Seduction (L’Ecurie, Genève)

Sxokondo (Point 11, Sion)

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Gilla Band, Al-Qasar, White Hills, Eis Ten Polin, Autechre, SIMM feat. Flowdan, DJ Spooky, La Tène, Carla Dal Forno et Cleared.

Tu pries trop fort!

L’information provient d’un article du Hindu Post daté du 2 janvier dernier, sur lequel je suis tombé grâce à This Week in Sound, l’excellente newsletter de Marc Weidenbaum. A Krishnalanka, dans l’Etat d’Andhra Pradesh, chrétiens et hindous se sont récemment livré une petite guéguerre pleine de bruit.

En résumé: pour préparer son pèlerinage au sanctuaire de Sabarimala, un fidèle hindou avait prévu d’effectuer, chez lui, une cérémonie de bhajan – c’est une forme de chant dévotionnel. Il avait gentiment demandé à ses voisins – chrétiens – de ne pas le déranger pendant la célébration. Il a été moyennement entendu: le reste de l’immeuble en a profité pour organiser une prière à haut volume, retransmise par toute une série de baffles plus ou moins en état de marche. Il a répliqué en balançant, encore plus fort, ses propres chants.

Le journaliste du Hindu Post a alors cette phrase cruelle: «Christians, especially Pentecostals, create noise pollution in the name of worship.» Elle m’a fasciné. Elle m’a rappelé le fantastique travail que Gilles Aubry avait consacré, il y a une dizaine d’années, à l’usage des sound systems par les prêcheurs des Eglises charismatiques de Kinshasa. On entendait, dans son enquête audio/anthropologique, la parole de Dieu hurlée dans des enceintes qui menaçaient de perdre tous leurs rivets.

«La voix de l’Éternel est puissante. La voix de l’Éternel est majestueuse. La voix de l’Éternel brise les cèdres», disent les Psaumes. Mais alors pourquoi l’amplifier? En me posant cette question (et en cherchant vaguement à y répondre), je suis tombé sur l’étonnant travail d’Eliane Daphy. Dans un article publié en 1993, cette ethnologue s’intéressait aux causes et aux conséquences de l’introduction de moyens de sonorisation dans les églises (en l’occurrence catholiques et françaises). Les témoignages qu’elle avait recueillis chez différents prêtres affairés derrière leur table de mix convergeaient vers une explication: c’est la faute à Vatican II. Voici le résumé qu’elle en donnait: «Les modifications du rituel cérémoniel apportées par le concile ont imposé le remplacement du latin par la «langue vernaculaire» et la célébration de l’office face aux fidèles, et cette réforme liturgique a rendu l’usage du micro inévitable. Le latin – dit-on – pouvait être psalmodié par le prêtre, cela donnait «un son mystérieux qui berçait les fidèles»; par contre l’usage de la langue vernaculaire exige une intelligibilité parfaite de la parole.»

En conclusion, on dira que la sonorisation du supra-naturel est une pratique aussi répandue que la technologie qui la permet. Au moins depuis les trompettes de Jéricho.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

14 janvier:

Svarts (SAS, Delémont)

Skeptical (Elysia, Bâle)

Jeff Mills (Audio Club, Genève)

15 janvier:

Pierre Bastien (Cave 12, Genève)

Rocco Glavio (Urgence Disk, Genève)

20 janvier:

Schnellertollermeier (AMR, Genève)

Bitter Moon, After 5:08, Leoni Leoni (Docks, Lausanne)

Plaid (PTR, Genève)

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Celtic Frost, Ron Morelli, Thisquietarmy x Away, Richard Skelton, Oxbow & Peter Brötzmann, Dale Cornish, Wounded Son, Violeta Garcia, Hundschopf (c’est moi).

Portnawak

Selon certaines étymologies, les mots drôle, drôlerie, ou drolatique sont des emprunts au hollandais drolle. En hollandais, drolle signifie «lutin»; on le retrouve aujourd’hui en français sous une autre orthographe – c’est le troll, avec un t. Et qu’est-ce que c’est qu’un troll? C’est peut-être un lutin, mais c’est aussi un personnage un peu saumâtre – c’est celui qui tousse sa bile sur les réseaux, généralement bien au chaud derrière son pseudonyme. Pour résumer, est drôle ce qui fait rire, mais aussi ce qui inquiète un peu – comme quand on dit: «Je me sens tout drôle».

On a passé une troll d’année, non? Je vous propose d’en remettre une couche avec une pêche aux horreurs. Des monstres sonores effrayants autant que comiques (drôles, donc), provenant des mers les plus polluées par la naïveté coupable, par la méchanceté esthétique – et certainement aussi par des psychotropes retrouvés dans l’économat d’un garagiste huit ans après sa faillite. Je commence par un court safari dans cette jungle du mauvais goût rigolard qu’est le site Bide & Musique: j’ai récemment découvert son existence par le biais d’un papier de Tsugi (ici), qui le décrit comme «le site qui compile les plus gros ratés de la chanson». C’est une énorme bibliothèque de choses qui tirent les oreilles, et dont la thématique la plus intéressante est celle des adaptations, plus au moins consciemment parodiques, de titres d’une langue vers l’autre. Deux exemples (attention, ça fait pleurer), et commençons avec «Pump ab das Bier» de Werner Wichtig, qui reprend le «Pump up the Jam» de Technotronic:

La réinterprétation du «Relax» de Frankie Goes To Hollywood par les Français de Sale Affaire sous le titre de «Hey Max, pas de panique», met aussi un drôle de seum, je vous promets:

En cherchant ailleurs, dans des recoins plus obscurs de la matrice, on trouve des sorciers amateurs touillant des chaudrons plus étranges encore, et qui font se déliter le matériel musical lui-même. Par exemple sur le canal Youtube d’un certain Fernando Guinto – écoutez bien à partir de 1’45”, vous allez entrer dans une terrible boucle temporelle:

Le dénommé Koshimador s’en est pris au même titre, mais d’une manière plus abstraite (et certainement beaucoup plus impolie):

Changeons de registre: allez (if you dare) jeter une oreille sur le canal Happy Metal, qui s’est spécialisé dans la transcription en mode majeur. Je peux vous assurer que l’offense faite au «Angel of Death» de Slayer n’est, elle, pas mineure du tout:

Si cette réinterprétation de Slayer demande une virtuosité similaire à celle de Kerry King ou Jeff Hanneman (les deux guitaristes originels du groupe), il y a d’autres types de traitements qui tiennent davantage du cut / paste, mais qui produisent des résultats pas forcément inintéressants – comme ici sur Queen, traité par anéantissement de cellules structurelles:

Le travail ici fait me rappelle d’ailleurs celui qui avait été réalisé par le collectif Sound Breaking Sky sur toute une série de titres – de Bowie à Sonic Youth ou New Order. Ici, leur réinterprétation du «Tame» des Pixies:

Le domaine dit du «classique» possède lui aussi ses zinzins, comme Oliver Street (c’est du moins le nom de son canal), qui a visiblement décidé d’inverser l’ordre des touches de son piano. Il en sort des thèmes parfaitement neufs:

Mais le pompon revient certainement à un dénommé яша (j’imagine qu’il est russe), qui semble avoir pour habitude d’aplatir des titres sur une seule note (ou presque). Ce qu’il fait ici du «Beat It» de Michael Jackson est une pure merveille tératologique.

Et sur ce, Joyeux Tout!