De Gerhard Schröder à Manuel Valls: Shakespeare en politique

Manuel Valls et François Hollande ont réussi à faire passer leur projet de loi sur le travail, sous réserve d’un recours à la cour sonctitutionnelle… ou de nouvelles grèves. Dieu que ce fut long et compliqué ! Mais est-ce étonnant ? Cette loi constitue un progrès majeur dans la modernisation du droit du travail français ; il était prévisible que cela se ferait dans la douleur. Mais la France sera sans aucun doute reconnaissante à ces deux hommes de leur obstination et de leur courage. Car avant d’infliger un virage capital à leur pays, ils ont dû se battre contre leur propre parti, contre leurs propres troupes.

Dans un système démocratique comme celui qui prévaut dans le monde occidental, les décisions empruntent le chemin de la majorité qui donne le ton au Parlement. Le système de démocratie semi-directe appartient sur ce point à la même catégorie : pour faire passer un texte de loi, il est impératif de rassembler une majoité derrière lui. La seule différence, essentielle cependant, consiste dans la nature de cette majorité : modulable en Suisse, jamais rivée sur des contours fixes dictés par les élections, elle ne tire sa légitimité dans les pays qui nous entourent du seul système représentatif. L’exploit de Hollande et Valls n’en est pas moins grand et rappelle le délicat processus lancé par Gerhard Schröder voici une douzaine d’années en Allemagne.

En imposant la réforme dite Hartz IV à son parti, puis à son pays, il savait qu’il courait un péril considérable, qui s’est d’ailleurs confirmé dans toute son ampleur lors des échéances électorales ultérieures. Schröder, mû par une sens de l’Etat remarquable, n’a ni plus ni moins accepté de sacrifier les intérêts à court terme de son parti au nom de la nécesaire révision du système d’aide sociale allemand, préalable à une reprise économique qui se faisait attende outre-Rhin. Le résultat fut à la hauteur de ses attentes, moins de celles du SPD…

L’économie allemande a directement profité de la réorganisation opérée au pas de charge par l’ancien chancelier et a pu restaurer sa position dominante sur le plan européen puis mondial. Pour son parti, en revanche, débutait un long chemin de croix… qui l’a conduit dans les tréfonds des sondages et de défaitre en défaite face à l’inoxydable Angela Merkel. S’il a pu faire passer plusieurs de ses revendications par l’alliance qu’il a été amené à conclure avec la chancelière dans le cadre de « grandes coalitions », le SPD n’arrive plus à affirmer sa position de grand parti populaire. Cette situation ne semble pas devoir se modifier alors que les élections générales de 2017 approchent dangereusement.

Schröder a misé sur l’intérêt de son pays en acceptant la risque de passer pour le « fossoyeur » de son parti. Homme d’Etat, il fut accusé d’avoir trahi les siens. Manuel Valls et François Hollande peuvent désormais être inscrits dans cette catégorie. En manoeuvrant pour réussir à rénover le droit du travail français sans l’édulcorer au gré de compromis qui auraient ruiné ses audaces, les deux hommes ont tablé sur un dividende hypothétique : une chute du chômage qui pourrait être attribuée à leur réforme. Nous pourrons certes compter sur eux pour nous offrir des statistiques étayant leur discours, mais rien ne dit que les Français les croiront…

Et encore moins leurs camardes socialistes ! Comme leurs collègues allemands, ces derniers, comme le président de la République et son premier ministre, et comme Schröder avant eux, se retrouvent face à un pénible conflit de loyauté. Faut-il évacuer certains principes fondamentaux (la diminution du temps de travail par exemple) au nom de l’efficacité politique et économique ? Et donc adapter d’urgence la doctrine du parti  pour montrer qu’il est nécessaire d’élargir la réflexion et ainsi aider leur pays à se dégager de la crise qui l’étreint ? En France, Hollande et Valls ont suivi la voie « schröderienne » alors que leur parti préférerait manifestement nier la réalité pour sauvergarder la vision du monde de son socialisme historique.

Il y a de la grandeur dans cette attitude, nimbée d’une dimension « shakespearienne ». C’est aussi ce qui fait la beauté et la noblesse de la politique, et que toutes les critiques qui l’accablent aujourd’hui, pas toujours à bon escient, n’effaceront pas. Face à des décisions difficiles, l’homme, ou la femme, politique est seul et c’est parfois sur un coup de dé, ou un choix philosophique puissant, ou par une combinaison des deux, que se jouera son destin face à l’histoire. Sombrer dans le néant en se comportant comme le comptable électoral de son parti ou se hisser au rang d’homme, ou de femme, d’Etat ? Ce dilemme, tous les politiciens actifs dans des exécutifs doivent l’affronter un jour, à un degré plus ou moins élevé. Ceux qui osent opter pour le second terme de l’alternative sont plus nombreux qu’on ne le prétend trop souvent !

L’Union européenne: un empire sur le déclin?

Notre monde redécouvre la géostratégie. La crise ukrainienne, l'émergence d'un califat aux contours incertains, l'accession de la Chine au rang de grande puissance comme seul contradicteur possible à l'omnipotence américaine, la fragilité croissante de l'Union européenne, l'explosion migratoire où se mêlent des motifs politiques, écologiques et économiques : les facteurs d'instabilité se multiplient et stimulent de nouveaux champs de recherche… ou plutôt la résurgence de certaines disciplines que l'on avait un peu vite considérées comme dépassées.

 

L'histoire des empires qui se sont succédé dans l'histoire de l'humanité appartient à cette dernière catégorie. On se surprend à s'intéresser de nouveau à ces grands ensembles qui avaient tous en commun de réunir des peuples différents, dans une ambition de paix et souvent, mais pas toujours, sous la conduite d'un autocrate supportable car distant. Comment sont-ils nés ? Comment se sont-ils agrandis ? Le passionnant ouvrage La fin des empires, dirigé par Patrice Gueniffey et Thierry Lentz (Perrin, 2016), a opté pour une autre approche. Sans perdre de vue la manière dont se constitués les empires qui ont jalonné l'histoire ancienne ou plus récente, il se concentre sur leur chute et sur les phénomènes dissolvants qui ont conduit à leur déréliction.

 

La notion d'empire retenue est large puisque le livre, dont chaque chapitre a été confié à un auteur différent, ne se limite en rien aux empires soumis à la poigne plus ou moins ferme d'un empereur, mais intègre dans son champ de vision les empires « démocratiques », qui se sont ménagé une base arrière souvent immense. Qu'ils aient procédé par le biais de l'aventure colonialiste, comme la Grande-Bretagne ou la France, ou par le truchement de jeux d'influence débouchant sur la prédominance d'une puissance sur d'autres pays, comme on le constate dans le cas des Etats-Unis, ces empires ne sont pas moins dotés d'un constitution « impériale » par le rôle directeur que s'était attribué la nation « dominante ».

 

Gueniffey et Lentz n'ont toutefois réservé aucun espace à l'Union européenne. Ce n'est que logique, affirmeront les partisans de cette construction si chahutée aujourd'hui. Omission coupable rétorqueront ses critiques les plus virulents : si l'UE n'est en effet en rien subordonnée à un pays fonctionnant comme centre névralgique d'un ensemble politique composé de plusieurs peuples, une structure de conduite, sise à Bruxelles, a bien été érigée en lieu d'un pouvoir sans doute diffus, mais investi de la mission d'incarner l'Union dans sa puissance face au reste du monde et, surtout, face aux citoyens des Etats membres. Dans le cadre du débat sur le Brexit, l'un des leaders de la sortie de l'Angleterre de l'UE, Boris Johnson, a rappelé ce reproche impérial jusqu'à l'absurde en comparant l'Union à Hitler…

 

Au-delà de la polémique, la nature impériale de l'Union européenne mérite cependant d'être interrogée. Ne se serait-on pas trompé sur sa réelle substance et, par là, se serait-on privé des outils d'analyse à même de nous aider non seulement à comprendre, mais aussi à corriger les dysfonctionnements pour lesquels elle est si souvent critiquée? Persuadée de représenter une création politique sui generis sans exemple dans le passé, l'Union ne se serait-elle pas enivrée de son originalité et des authentiques succès dont elle doit être créditée ? En cultivant une certaine propension à promulguer des législations jugées par trop intrusives dans la vie des Etats, n'aurait-elle point perçu le risque de dérive impériale qui la guettait, en oubliant, précisément, qu'un empire n'a pas besoin d'un « empereur » pour connaître les vicissitudes qui ont conduit  les empires de tous les temps, à un moment donné, à leur fin ?

 

Il est usuel de parler aujourd'hui de la fin de l'Europe. Si cette issue n'est en rien souhaitable, le meilleur moyen de la prévenir ne serait-il pas d'admettre que l'Union européenne est tombée dans le piège d'une structure ayant fini par revêtir les traits d'un empire par sa faculté à s'ingérer de fait dans les affaires d'Etats, notamment ceux récemment reçus, qui ont pu se sentir, à tort ou à raison, sous la coupe de décisions qui semblaient leur échapper ? Se poser de telles questions ne vise en aucun cas à stigmatiser l'UE dans une posture politique prétendument oppressante. Il s'agit au contraire d'oser aborder le « problème » européen sous un autre regard, en dehors des déclarations d'autosatisfaction généralement proférées par les partisans de l'UE mais qui se retrouvent aujourd'hui en plein désarroi lorsqu'ils cherchent à comprendre le processus de délitement qui la ronge, et qui menace d'être inexorable. Dans ce sens, une Europe des régions ne ferait probablement qu’aggraver le mal…

Frankenstein: enfant des Lumières ou avatar du romantisme?

Rarement une commémoration aura été autant en résonance avec l’actualité. Le bicentenaire de la rédaction de Frankenstein a donné lieu à une foule d’études et d’articles de presse montrant tous, et à raison, combien le personnage inventé par Mary Shelley télescope la recherche scientifique d’aujourd’hui, obsédée par les améliorations constantes qu’il semble possible d’apporter à la nature de l’homme. Désormais « augmenté », ivre d’une jeunesse éternelle qu’il sent à portée de main ou submergé par la passion de soi qui pourrait l’amener à se dupliquer à l’infini, l’être humain moderne se rêve à travers ses propres clones conçus dans des labortatoire dotés de techniques de plus en plus sophistiquées.

L’utopie du Docteur Frankenstein mise ens cène par la jeune Anglaise non loin de Genève en 1816 n’a jamais paru aussi actuelle, enfouie dans un quotidien qui révèle jour après jour une collection d’inventions plus sidérantes les unes que les autres. Le transhumanisme nous promet-il la fin tant fantasmée de la mort elle-même, ultime conquête d’un humain hanté par la fascination de son propre dépassement, mais dans le mépris le plus total de la signification de ses faits et gestes pour sa propre espèce ? Alors que le spécisme s’attache à abolir les dernières frontières séparant l’humain du genre animal, celui-là se passionne pour sa propre sortie de l’histoire, pour mieux pénétrer un champ qui devrait lui garantir sa continuité au-delà d’une biologie purgée de ses derniers mystères. On peut bien effacer les étapes menant de l’animal à l’homme, procéder à une fusion au moins juridique de toutes les espèces vivantes, de son côté, l’homme se mijote un philtre inédit qui arrêterait le temps. Chronos serait ainsi accroché à un moment unique où la vie elle-même n’existerait plus puique la mort serait renvoyée à un passé sans contenu : à quoi rime la mémoire si le monde ne se régénére plus à travers de nouvelles générations, inutiles dans une humanité vouée au maintien de l’étant ?

Dans ce contexte, Frankenstein auréolé de l’espérance prométhéenne d’avoir fondé l’homme nouveau peut rêver d’un nouveau triomphe. Mais dans quelle ambiance intellectuelle germa son idée ? Les commentateurs semblent hésiter : est-il le produit des Lumières transcendées par la Révolution française, elle-même sublimée dans la certitude d’avoir imaginé un homme nouveau désormais régi par la raison ? Un nouveau calendrier ne devait-il pas attester l’inauguration d’une ère entièrement neuve ? Cette explication est la plus fréquente. Mais ces mêmes commentateurs ne peuvent extraire le monstre né à Cologny du climat romantique friand d’une fascinante obscurité comme contrepoids à des Lumières trop aveuglantes. Ce climat enrobe l’époque où il a vu le jour et électrise la petite équipe d’Anglais désoeuvrés en villégiature au bord du Lac Léman… Et Mary Shelley n’est-elle pas l’épouse de Percy, l’un des plus grands poètes romantiques ? Cet être nouveau peut-il dès lors se dresser comme la machine humaine surgie d’une Raison tournant à plein régime et en même temps comme l’enfant d’un courant de pensée qui s’impose comme l’antithèse de ce rationalisme accusé de dessécher l’âme humaine ?

Le roman reflète les ambiguïtés de la Révolution elle-même. Elle peut en effet être vue comme une sécrétion des Lumières, l’avènement de la Raison dont Montesquieu, Voltaire, Diderot ont décrit l’ascension contre l’obscurantisme d’un Ancien Régime prisonnier d’une Eglise rétive à livrer ses fondements idéologiques à une critique de la réalité sociale. Avec la Raison, c’est le siècle de la liberté qui s’annonce. La raison érigée en contradicteur de l’irrationnel d’une société des ordres truffée d’injustes privilèges établit l’individu dans sa primauté, son autonomie. En Allemagne, Kant théorise l’Aufklärung et trace les contours d’un univers gouverné par une raison libérée des rets d’une eschatologie suspendue à l’immobilisme d’une monarchie comme représentant de Dieu sur terre. En Grande-Bretragne, Adam Smith met en œuvre l’irruption de l’individu maître de ses capacités, en dehors des corsets brimant la liberté économique. L’homme se réalise dans la concurrence qu’il livre à ses congénères : c’est dans son atelier qu’il se révèle dans son utilité et c’est par sa force de travail qu’il s’invite à la construction de la société nouvelle.

Mais cette vision de l’homme ne convainc pas tout le monde. Dès le dernier quart du XVIIIe siècle, en Allemagne mais aussi en Angleterre, une autre approche de la liberté voit le jour, sous l’égide de la philosophie romantique. L’individu rationnel ne dévoilerait qu’une partie de la nature humaine. En lui retirant sa part irrationnelle, on le mutile, on le vide de ses sentiments, de ce qui le rattache à la communauté humaine et à la nature en dehors des schémas programmés par la seule raison. L’homme n’accède pas à son essence en se fiant aux seuls enseignements de l’analyse du visible. Son immersion dans le réel emprunte d’autres chemins, dont on ne peut déduire des règles mécaniques définitives. L’esprit humain doit se révolter contre l’emprise d’une raison à laquelle serait confié le monopole de l’explication du monde. L’irrationnel romantique, loin de s’opposer au rationnel, le complète en scrutant le non visible, le non dicible, comme l’illustrera le peintre Caspar David Friedrich. Le moi n’acquiert au contraire sa pleine identité qu’en communion avec le Tout dont il est un membre. La raison, elle, a disloqué la nature humaine, l’a scindée, l’a coupée de l’ensemble naturel et humain dans laquelle elle s’épanouit.

Le romantisme, connu à travers ses poètes, Novalis ou Jean Paul en Allemagne, Shelley ou Keats en Angleterre, doit montrer le revers du réel que la raison s’évertue à observer muni des outils que lui offre la science. Dans ce sens, le poète se voit doué d’une mission fondamentale : lui seul peut par son regard visionnaire et translucide disséquer les hommes et les objets, cerner leur réalité dans l’unité du monde et de la nature. Mais cette science qui serait le vecteur patenté de la raison victorieuse ne serait-elle pas elle aussi tributaire d’une approche romantique du monde qui l’autoriserait à déployer toutes ses potentialités ? La conception de la science posée par Descartes ne serait-elle pas lacunaire, trop centrée sur une lecture linéaire des phénomènes physiques ? Ne faut-il pas aller au-delà de ce que le cerveau happe pour fouiner dans ce qui n’apparaît pas au premier abord à la raison analysante ? Se développe ainsi une médecine romantique qui cherche à découvir le corps humain dans ses fonctionnements les plus cachés. Les fluides n’épousent-ils pas des sentiers que l’observation première tendrait à néglger ? L’âme n’aurait-elle pas des effets sur le corps ? La médecine romantique va explorer, dans le sillage des premières expériences qui jalonnent la fin du XIXe siècle, les liens entre l’électricitié et le magnétisme, le funambulisme, le somnambulisme. Tout est-il explicable par le seul diagnostic perceptible à l’œil nu ?

Le monstre de Frankenstein n’est-il pas aussi le produit du versant opposé des Lumières triomphantes ? La révolution elle-même portera des stigmates de ces deux courants, comme l’un de ses principaux prophètes d’ailleurs : Jean-Jacques Rousseau, à la fois apôtre du rationalisme des Lumières avec son Contrat social mais aussi grand-prêtre du romantisme naissant lorsqu’il repense l’humain dans son intimité avec la nature et la société. La Révolution à son tour sera rationnelle dans sa description de l’homme nouveau, doué de liberté et fixé à égalité avec les autres individus, mais puisera dans un certain romantisme dès qu’il tentera de reconstituer le Tout en substituant un Peuple qui rassemblerait l’humanité dans son unité au roi que les romantiques proprement dit conserveront comme gage de l’Un détruit par 1789. Mais en 1793, la Terreur ne se voulait-elle pas rationnelle dans sa volonté de sculpter un homme neuf, apte à saisir le monde dont accoucherait l’humanité révolutionnaire ? En même temps, elle a chanté un irrationnel réparateur en inventant une humanité, pure, unifiée dans un Tout reconstruit d’où tout élément divergent serait expulsé. Un désastre sanctionnera cette assomption de la pueté… Frankenstein, en définitive, symbolise les dérives possibles des deux courants. Il a construit un être à part, chef-d’œuvre scientifique et « prométhéen », mais suçant son énergie vitale au-delà d’une rationalité claustrée dans ses codes narratifs habituels. Cette tension accompagnera les XIXe et XXe siècles jusqu’à aujourd’hui. Frankenstein, dans son actualité, est une métaphore de l’horreur qui guette l’humanité qui oublierait d’équilibrer ses deux pôles constitutifs : le rationnel et l’irrationnel.

Le Baron noir: une nouvelle charge contre les partis politiques?

Disons-le d’entrée de cause : la série produite voici quelques mois par Canal + avec Kad Merad et Niels Arestrup dans les rôles principaux est remarquable. Qualité de l’écriture, finesse des profils psychologiques, connaissance approfondie des fonctionnements politiques, non seulement de par l’expérience des coulisses du parti socialiste français que possèdent les auteurs, mais surtout par leur compréhension des enjeux personnels qui sous-tendent toute aventure politique : tout concourt à une œuvre d’une grande intelligence soutenue par un suspense savamment entretenu et une narration qui s’apparente aussi à une plongée sociologique dans les cuisines pas toujours ragoûtantes d’un parti à vocation gouvernementale.

Inspiré de la série américaine House of Cards, Le Baron noir interpelle cependant. Focalisé sur le conflit entre le nouveau président de la République Francis Langier et son « âme damnée », le populaire maire de Dunkerque Philippe Rickwaert, il ne s’intéresse à la « substance » politique que dans la mesure où les dossiers « chauds » (loi scolaire, Europe, déficit budgétaire) nourissent l’antagonisme entre les deux hommes. Ce conflit constitue le creuset des ambitions en compétition, la matrice des haines, amours et amitiés qui recentrent toujours, il est vrai, le récit sur l’humanité en politique. Il représente en définitive lieu géométrique unique de la vie politique scandée par les huit épisodes que compte la série. Autre manque : les médias sont rejetés dans un rôle de faire-valoir. C’est certes par eux que transitent les opérations d’intoxication et les manipulations de l’adversaire, mais ils ne jouent aucun rôle actif. Ils servent d’interface entre les grands « fauves » qui rôdent dans les salons et les antichambres du pouvoir.

Dans ce sens, en dépit de son talent, la série français ne rivalise pas avec son homologue danois Borgen. Cette dernière série parvient à brosser un tableau des plus nuancés de la réalité politique, d’une part en soulignant les interactions entre les divers pôles qui balisent le champ politique (politiciens, médias, Parlement, conseillers politiques et autres spin doctors) et, d’autre part, en se glissant avec subtilité  et empathie dans la solitude du pouvoir qui remplitle quotidien de celles et ceux chargés de conduire les affaires politiques du pays. Dès lors, l’actualité politique, loin de former l’arrière-fond devant lequel se nouent et se dénouent les différentes intrigues, fournit la thématique même des épisodes, comme autant de cas concrets que les politiciens, entre batailles idéologiques et luttes personnelles, doivent affronter dans un contexte réaliste qui met également en évidence la richesse, la dureté mais aussi la grandeur du politique.

Le Baron noir, quant à lui, se concentre sur la face sombre de la politique. Avec un sens de la narration hors-pair, la série dévide tous les types de scandale susceptibles de hanter les journées des politiciens avec une gourmandise et une pertinence qui laissent le spectateur pantois. La manière avec laquelle Rickwaert manipule un mouvement estudiantin représente un cas d’école qui mériterait à lui seul un article analytique. Malgré son réalisme ébouriffant, la série ne se laisse-t-elle toutefois pas rattraper par la rythme haletant qu’elle a voulu elle-même imprimer au scénario, pour dériver parfois vers un thriller plus banal, flirtant avec une vraisemblance subitement prise en défaut? Quelques rebondissements, s’ils contribuent à accabler encore plus les « héros » de l’histoire, écornent la rigueur « chirurgicale » d’autres descriptions..

Dès lors une question se pose, de nouveau au-delà de la valeur intrinsèque de la série : le Baron noir ne joue-t-il pas abusivement des dysfonctionnements du monde politique, et en particulier français, que dévoile jour après jour l’actualité hexagonale ? Car la série offre un condensé hallucinant autant que crédible de tout ce qui pervertit aujourd’hui l’action politique, à la source du dégoût légitime qui envahit inexorablement l’opinion piblique dès qu’il est question de partis politiques. Ne risque-telle pas dès lors de renforcer le mépris en train de submerger les « élites » politiques en se complaisant dans les déviances du « système » ? Ce serait assurément dommage pour la série, car la mise en scène de la réalité politique qu’elle propose montre avec brio comment prennent corps les « affaires » qui minent nos démocraties occidentales. Mais il est nécessaire de rappeler en parallèle que la politique est menée par des êtres humains et que, si leurs mauvaises actions doivent être poursuivies, c’est sa capacité à débusquer des méfaits qu’engendrent tous les système politiques qui garantit la vie démocratique.

Les libéraux et la loi: méditations à propos de Frédéric Bastiat, Charles Monnard et Wilhelm Röpke

Le libéralisme ne se conçoit guère sans un repect profond de la loi. Prompt à critiquer toute intrusion de l’Etat dans la sphère individuelle, il octroie à celles-ci une position centrale : ne lui revient-il pas de protéger la liberté en traçant les limites dont l’autonomie que possède chaque individu ne saurait tolérer le dépassement ? Montesquieu plane sur les libéraux : c’est par la loi qu’il s’avérera possible d’endiguer les velléités interventionnistes d’un Etat intrinsèquement persuadé que son action est requise dès que le destin de l’humain est en jeu. Car le libéralisme ne souhaite pas s’abandonner aux chimères anarchistes d’une société apte à s’organiser par la seule volonté de ses participants…Que l’Etat fasse figure d’acteur important de la vie en société, bien que du bout de lèvres, il n’en disconvient pas.

Mais comment en maîtriser les débordements possibles sinon probables ? La loi occupe certes une place singulière dans la structure de l’Etat, pivot de toute collectivité nationale ; sans elle, l’Etat de droit au service de la liberté de chacun serait impensable. La loi, comme support naturel de toute création juridique, n’en demeure pas moins, et par ricochet, le mode d’expression de l’Etat dans son action incitatrice ou répressive, dont les Parlements devront déterminer l’étendue. La profusion législative peut ainsi menacer l’initiative et la liberté, en adoubant des mesures étatiques nanties d’un pouvoir normatif parfois puissant. Même pensée comme l’outil pacifique de l’organisation sociale et économique, la loi, bien que garante de la justice et d’une saine application du droit, peut dévier de son noble objectif. Avenir Suisse l’a bien compris et a entamé une réflexion sur les moyens de freiner l’excès de lois et de resserrer l’activité législative afin de la concentrer sur ce qui est reconnu comme nécessaire (1).

Si la loi ocupe par définition une place centrale dans nos Etats de droit, il convient cependant de se demander s’il n’est pas indispensable de se monter plus précis dès qu’il s’agit d’esquisser le périmètre de compétence de la loi. Quelles tâches lui incombent-elles ? Quelle fonction détient-elle comme agent régulateur de la société ? Jusqu’à quel point peut-elle légitimer une intervention de l’Etat… ou plutôt du Gouvernement, comme on le dsait au début du XIXe siècle ? Pour les libéraux, à la loi ne doit être attribuée aucun pouvoir particulier. Elle ne contient aucun potentiel créateur. Toute démarche démiurgique lui est-elle pour autant strictement proscrite ? En elle ne résiderait donc aucun principe qui l’autoriserait à anticiper des problèmes que l’évolution sociale aurait pourtant attestés ? La loi ne doit-elle être sollicitée qu’a posteriori ou, au mieux, à titre correctif ?Assurément la loi ne peut-elle suppléer l’initiative individuelle, toujours mieux inspirée que l’Etat paresseusement camouflé derrière une loi ciselée pour satisfaire des intérêts biaisés ou une bonne conscience que l’on souhaiterait flatter à travers la nécessité d’une intervention collective. Mais quelle est en définitive la portée de la loi ?

Certains grands libéraux avancent avec précaution sur ce terrain. Ainsi Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville, emplis de prévention à l’égard d’un socialisme subordonnant l’Etat aux diktats d’une société identifiée au prolétariat en gestation, laissent-ils percer une certaine ambiguïté dans leurs écrits. S’ils refusent à l’Etat le droit d’intervenir dans les affaires de la société et s’échinent à protéger au premier degré l’individu d’un activisme étatique potentiellement arbitraire, ils peinent cependant à dresser un cadre précis qui canaliserait les ambitions de l’Etat d’une façon suffisamment ferme. Les principes sont certes clairs : la loi doit tracer une frontière vitale entre l’individu, dont la sphère privée est inviolable, et la sphère publique, celle de l’Etat. A ce titre, la Constitution ménage les droits et libertés que l’indivdu sera habilités à brandir pour empêcher l’Etat de s’immiscer dans ses affaires. C’est ce qui distingue, selon Constant, la liberté moderne, postrévolutionnaire en somme, par rapport à celle que chantent Rousseau, Mably et Morellet, tout à leur amour pour la Sparte antique et qui accrochaient la liberté de chacun au primat de la liberté collective incarnée par la Cité. Mais la loi, si elle ne possède aucun pouvoir préventif ou moralisateur, reste l’instrument mormal de l’action de l’Etat, nullement expulsé même si sa neutralité intégrale est requise.

A son tour Tocqueville aperçoit dans la loi le paravent protecteur de la liberté de l’individu. Mais celle-ci ne saurait s’adosser à une loi mythifiée. La liberté se nourrit de quatre principes qui bétonneront son empire et que l’aristocrate normand a scrutés dans les contreforts la jeune démocratie américaine : le droit comme garant de son inviolabilité ; le fédéralisme comme outil d’un gouvernement de proximité dans lequel tous les citoyens sont impliqués, seul barrage à une égalité démocratique certes inévitable mais par définition abrasive ; la religion comme ciment moral unifiant le corps social derrière une vision commune de l’homme et de son devenir ; enfin l’engagement associatif comme tremplin d’une participation active des citoyens à la chose publique par le contrôle de l’action publique qu’ils pourront ainsi exercer. La loi conserve néanmoins sa capacité à soutenir l’Etat s’il juge nécessaire d’influencer dans les rouages économiques. Sensible à la question sociale en train d’émerger, Tocqueville, antisocialiste mais pas éloigné d’un christianisme social en voie de construction, ne peut imaginer abandonner l’individu à l’industrie conquérante. Mais tant Tocqueville que Constant ne répondent pas une question : quelles bornes concrètes placer à la loi reconnue comme moyen d’action au service de la société agissant à travers son bras étatique ?

Cette question prend un relief particulier lorsque l’on examine la pensée de Charles Monnard. Théologien suisse né en 1795 et mort en 1865, Monnard est le disciple de Frédéric-César de La Harpe, ancien précepteur du tsar Alexandre Ier et lecteur enthousiaste autant de Benjamin Constant que de Jean-Baptiste Say. Défenseur acharné des principes libéraux de la première moitié du XIXe siècle, il repousse avec énergie la tyrannie d’un Etat mû par des idées socialistes fondées, d’après lui, sur l’envie et le despotisme. Pour le fédéraliste Monnard, le libéralisme ne vaut toutefois que dans sa dimension morale et si le droit, tout en préservant les prérogatives de l’individu, est contrebalancé par un sens aigu des devoirs dont celui-ci est investi (2). Son libéralisme, proche de celui de Tocqueville qu’il a rencontré, ne se départit pas d’une dimension morale omniprésente et reste imprégné d’un puissant idéal religieux, qui doit l’inciter à ne pas abuser de cette liberté si précieuse  : la foi chrétienne offre l’armature morale qui saura le contenir dans sa vocation à servir la créativité de l’individu ; une créativité sans laquelle aucune société humaine ne peut se développer et que le socialisme, inexorablement, tend à assécher. Dans ce contexte, la loi joue un rôle majeur où se condense ce que l’Etat pourra faire ou non. Mais de nouveau : quelles sont les limites à ne pas dépasser ?

Frédéric Bastiat, né en 1801 et mort en 1858, ne s’embarrasse de telles arguties. Il publie peu avant sa mort un célèbre pamphlet dans lequel il résume sa compréhension de la loi et propose la réponse la plus radicale à ces interrogations. S’il n’évacue évidemment pas les présupposés de la pensée libérale dans son rapport à la loi, il les interprète de façon définitive comme un substrat naturel auquel la loi ne peut apporter aucune exception. Comme chez Constant, la loi ne peut se métamorphoser en instrument de l’activisme étatique. Mais il va plus loin encore. Selon lui, « ce n’est parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c’est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois ». Le ton est donné : la mission que Bastiat réserve à la loi se réduit à l’essentiel : constater les droits fondant l’individualité et garantir leur défense contre toute tentative de les subvertir. Soucieux de confiner la loi dans un rôle au-delà duquel elle ne ferait que détruire son propre but, l’auteur la désigne comme « l’organisation du Droit naturel de légitime défense ». Bastiat n’est toutefois pas dupe, il sait que de lourds périls guettent la loi, sujette à de nombreuses manipulations possibles.

Dès que la confusion embrume la distinction fondamentale entre ce qui ressortit à la légalité et ce qui appartient à la légitimité, les fondements mêmes de la loi sont menacés. Deux phénomènes constituent le moteur de ce danger. Le premier relève de l’égoïsme, qui suinte du confort d’une vie de commensal menée aux dépens des autres. Cet égoïsme sournois s’assimile à une forme de spoliation, patente dès qu’il apparaît moins onéreux de s’emparer de biens supplémentaires en jouant d’artifices légaux injustifiés plutôt qu’à la sueur de son front. Ce défaut, Bastiat le repère chez certains de ses propes amis libéraux lorsqu’ils se reposent sur des facilités indignes de la liberté dont ils se prévalent. L’esclavage, le protectionnisme, la constitution de monopoles : autant de spoliations légales qui déshonorent ceux qui en profitent car elles ne résultent que d’une exploitation indue de la loi à leur avantage. La loi doit « faire respecter toutes les personnalités, toutes les Libertés, toutes les Propriétés » , rappelle-t-il pour mieux dénoncer ces abus qu’il réprouve. Ces transgressions de la vocation ultime de la loi pervertissent le système en engendrant d’inacceptables injustices. Constant lui aussi dénonçait l’esclavagisme comme Tocqueville s’amusait des entrepreneurs libéraux qui réclamaient le secours de l’Etat dès que leurs affaires tournaient mal.

Mais c’est contre un second motif de perversion de la loi que Bastiat se déchaîne avec le plus de véhémence : la fausse philanthropie masquée par une loi hérissée d’effets séducteurs, et qui serait présentée comme un gage de justice et d’égalité. D’une justice dictée par les socialistes… Peut-on combattre la loi érigée en vecteur du Bien ? Cette dérive, Bastiat en débusque les germes non seulement dans la Révolution de 1789 qui consacre « l’omniprésence de la Loi », mais déjà chez Fénelon et Bossuet, avec leur mystique de l’Etat tout-puissant, voire chez Montesquieu, avec le rôle trop actif qu’il cède à la loi facteur de bureaucratie, et, bien sûr, Rousseau, qui a hissé l’égalité au rang de norme sociale. Tous ces penseurs, selon lui, ont fait le lit du socialisme enfanté par la Révolution et sa manie d’abstractiser l’intervention du Gouvernement au nom d’un bien commun dont il serait le seul à contrôler les ressorts. Or le socialisme, en confondant volontairement « le Gouvernement et la Société », ordonne à la loi de substituer la volonté du législateur à la sienne et, sous ces oripeaux en apparence légitimes,faire triompher ses intérêts immédiats, ou du moins ceux de sa clientèle.

Alors que la loi devrait aider le  droit dans son effort à pousser « la Société à reprendre possession d’elle-même », la loi confisquée par la fallacieuse mais si séduisante philanthropie étatique des socialistes ne fait qu’actionner une machine infernale, condamnée à produire des lois dans des enceintes parlementaires débarrassées de toute limite. Bastiat en vient ainsi à émettre ses plus vives réserves envers le suffrage universel, enclin encourager la tendance despotique du législateur appelé à légiférer à tous vents. Avec des accents presque rousseauistes cette fois, il rejette l’élection comme excuse à la rédaction d’une loi hypocritement convoquée pour soigner tous les maux de l’humanité : « Le législateur est-il une fois dégagé des comices de l’élection (…), la nation rentre dans la passivité ». Pour Bastiat, il est dès lors urgent de reconnaître que « la solution du problème social est dans la Liberté ». La liberté comme réponse universelle aux drames du temps ? L’affirmation sonne doux mais est-elle entièrement pertinente ? Louée comme unevéritable pharmacopée universelle,  n’occulte-t-elle pas d’autres problèmes, par trop minimisés et pourtant tapis dans une réalité sociale mouvante? Ne nous renvoie-t-elle dès lors pas à l’impasse illustrée par Constant, Toqueville et Monnard ?

Dans ce débat sur le rôle exact de la loi, se cristallise le conflit entre la liberté et l’égalité, dont l’Etat dans sa définition moderne porte les stigmates. L’expérience a montré que l’emploi de la loi n’a pu être réduit à ce qu’attendait Bastiat. L’extension de la démocratie jointe à l’Etat de droit a renforcé l’intervention de l’Etat, autorisé à intervenir à condition qu’il se munisse d’une légitimité que seule une loi acceptée par des élus du peuple, éventuellement avec l’accord de ce dernier comme en Suisse, peut lui livrer. L’Etat légiférant, bien que pouvant exercer une pression redoutable sur la liberté individuelle, lui procure aussi l’écrin dans lequel elle peut déployer ses effets positifs. Le libéralisme n’aura pas le choix de se confronter à ce dilemme. Mais il ne baisse pas la garde alors qu’avec le XXe siècle en marche, les recours à l’Etat se multiplient et qu’un Etat fondé globalement sur l’initiative privée se dote d’une dimension sociale de plus en plus prégnante. Comment dans ce contexte en mutation sauvegader les fondements du libéralisme ? Dès les années 1930, face aux assauts des extrémismes mais aussi face au désastre causé par la crise de 1929, le libéralisme tente de se repenser.

L’une des réponses les plus profondes jaillira de l’ordolibéralisme imaginé en Allemagne (3). Wilhelm Röpke en est l’un des plus importants représentants. Il occupe une position médiane entre le libéralisme proposé par Friedrich von Hayek et celui de Ludwig von Mises. Si avec ses deux collègues, Röpke s’avère profondément antikeynésien, il se distancie aussi de leur confiance enthousiaste dans l’organisation mécanique que serait censée produire une marché entièrement libre (4). A Mises il reproche son éloignement de la réalité quotidienne que vivent les gens ainsi que son rationalisme excessif. Pour lui, le rationalisme s’apparente à un utilitarisme destructeur car trop matérialiste. Dans ce sens plus proche de Hayek, il entrevoit les authentiques limites à la liberté dans le respect de la tradition et d’un sentiment communautaire non dépourvus de valeurs morales possiblement inspirées par certaines aspirations conservatrices. Contre l’avis de Mises, Röpke invite ainsi l’Etat à enclencher son potentiel régulateur pour contrecarrer les conséquences négatives de crises dont on ne peut l’accuser d’être l’unique responsable. Röpke n’est ainsi pas loin de récupérer un certain libéralisme conservateur qui affleure partiellement chez Tocqueville mais surtout chez Monnard, où des bornes au libre marché sont envisageables à condition qu’elles n’émanent pas de l’Etat technocratique.

Ce rapprochement entre libéralisme et un pan conservateur qu’incarnent Monnard et Röpke signifierait-il que le libéralisme ne peut s’imposer aujourd’hui que s’il réussit à s’armer d’une cuirasse forgée dans des ateliers conservateurs ? Le libéralisme ne conserve-t-il une légitimité qu’en cultivant l’idéal de la liberté qu’un Etat conservateur serait le dernier à respecter ? Devrait-il divorcer de l’Etat libéral tel qu’il s’est bâti au XIXe siècle sous prétexte qu’il serait condamné à être happé par un socialisme égalitaire conquérant ? Nous ne le pensons pas. L’Etat libéral, même prolongé par un volet social à la fin du XIXe siècle, n’a pas perdu sa pertinence mais il doit, il est vrai, démontrer sans cesse sa capacité à juguler les élans socialisants à l’œuvre au sommet des Etats occidentaux. Il doit plutôt réinventer le pragmatisme qui lui a permis de survivre à travers les avanies du temps et continuer d’inonder la conduite de l’Etat de ses combats en faveur de l’initiative privée comme pilier de la solidité et de la prospérité collectives.

Mais ce pragmatisme, trop souvent réduit, depuis de nombreuses années, au rang d’une pratique bureaucratique de l’exercice du pouvoir, doit être reconstruit intellectuellement. Le pragmatisme ne vaut pas seulement par sa souplesse parfois opportuniste, mais surtout par sa faculté à intégrer des problèmes nouveaux pour en tirer des synthèses inédites que le libéralisme pourra fertiliser. Le libéralisme renouera alors avec Constant et Tocqueville, à cette occasion héritiers de Condorcet, qui voyaient le progrès social inscrit dans la pratique de la liberté au nom d’un perfectionnement continu qui électriseraient les sociétés mues par l’esprit de la liberté. Ainsi il pourra irradier la législation en construction. Bastiat, avec son ultracisme d’une loi confinée dans le constat des libertés fondamentales, ne dit pas grand-chose sur sa réalité d’aujourd’hui et a tendance à bloquer la réflexion sur son essence. Il reste en revanche précieux lorsqu’il alerte ses lecteurs modernes sur les périls toujours présents d’une loi ravalée au service d’une action étatique coupée de sa vocation première, destinée à étayer l’Etat de droit.

  1. Peter Buomberger et Tobias Schlegel, Sortir de la jungle réglementaire. Apprendre des expériences étrangères, Avenir suisse, Genève, 2016.
  2. Sur sa pensée, voir les Actes du colloque organisé en 2013 à Lausanne et qui seront publiés le 26 mai 2016.
  3. Voir le livre de Patricia Commun, Les ordolibéraux. Histoire d’un libéralisme à l’allemande, Les belles lettres, qui sortira en librairie le 13 mai 2016.
  4. Un remarquable colloque lui a été consacré en avril 2016 à Genève sous les auspices de l’Institut libéral.

 

Le droit d’initiative: un accélérateur du populisme? Une réponse à François Cherix

Dans l’interview qu’il a accordée à L’Hebdo du 17 mars dernier, François Cherix, présentant son dernier ouvrage, est revenu sur l’un de ses thèmes de recherche privilégiés : l’inadéquation du droit d’initiative aux problèmes qui se posent à la Suisse. Gardant en point de mire l’adaptation de la Suisse à une Union européenne dans laquelle il voit l’aboutissement inéluctable de la politique étrangère de notre pays, l’auteur, ancien député PS au Grand Conseil vaudois et désormais co-président du NOMES, élargit cependant sa focale et ambitionne un changement drastique de notre système institutionnel. Il veut en extirper les contradictions fatales vers lesquelles l’entraînerait le populisme ambiant qu’engendre précisément, selon lui, l’initiative populaire.

François Cherix s’inscrit ainsi dans un courant de pensée très actuel et que le think tank Avenir suisse a également alimenté de ses propres réflexions. Comment conformer les droits populaires aux contraintes de notre modernité ? Ou sont-ils les reliques d’un temps révolu ? Que ce droit pilier du système helvétique pose des questions inédites alors que de plus en plus de groupements en usent, voire en abusent si l’on croit ses contempteurs, personne ne le nie. C’est ainsi que nous avons nous-même milité en faveur d’un référendum obligatoire sur les lois appelées à concrétiser les principes constitutionnels adopté par le peuple par le biais d’une initiative.

Cette procédure valoriserait le travail du Parlement dans son métier de législateur tout en confortant les prérogatives des initiants, qui ne seraient en rien frustré de leur victoire s’ils devaient considérer la loi d’application contraire à leurs vœux : ils auraient le loisir de la contester à travers l’outil rédérendaire, quitte à renvoyer le texte au Parlement. Celui-ci serait ainsi prié de reprendre son travail et de mieux respecter la volonté du peuple, qui aurait ainsi eu l’occasion de se prononcer sur les éventuels ajustements qu’il aurait paru nécesaire d’infliger au texte originel de l’initiative. Avenir suisse a d’ailleurs repris cette idée dans le catalogue de propositions qu’il a élaborées et nous nous en réjouissons. Le droit d’initiative stimule-t-il pour autant de fameux populisme dont tout le monde se plaint, à défaut de chercher à la définir ?

François Cherix, qui, comme Avenir suisse, demande une augmentation du nombre de signatures, va au-delà d’une simple réforme du droit d’initiative. A l’entendre, il ne serait donc que le ferment de ce populisme que l’on débusque derrière toute proposition qui porterait en elle des relents d’un irrationalisme malodorant. Mais de quoi parle-t-on en réalité ? Que recouvre cette notion protéiforme de « populisme » ? Dans son usage courant, et récent, elle implique l’expression jugée dévoyée d’un peuple qui aurait été manipulé au nom de promesses aléatoires dont la sage raison devrait dévoiler la profonde inanité.

Elle tend ainsi à revêtir un jugement de valeur qui disqualifierait certaines préoccupations en provenance en général de droites plus ou moins extrêmes et vouées à sacrifier toute approche sensée sur l’autel d’une émotionalité sublimée comme le vecteur d’une authentique volonté populaire. Dans la mesure où on retient cette définition, peut-on en déduire que l’initiative nourrit le populisme et abolit la raison dans le débat politique ?

Sans doute les initiatives populaires se font-elles parfois le relais de demandes malheureuses qui ne front honneur ni à la démocratie, ni au peuple qui devrait s’identifier à elles. De la première initiative de l’histoire suisse interdisant l’abatage rituel pratiqué par les juifs, en 1892, à l’initiative contre l’immigration de masse dite du 9 février, l’histoire de l’initiative est hélas riche de dérives qui démontrent d’ailleurs que la vie politique ne peut se plaquer sur les mouvements de l’abstraction kantienne… et on peut s’en féliciter. La politique ne se fondra jamais dans les chablons de la raison pure : elle n’est qu’humaine…

Car que proclament ces initiatives sinon des soucis réels qu’un certain nombre de personnes juge mal pris en considération ? A nos yeux, l’initiative demeure l’intrument le plus à même de désamorcer les crises potentielles qui rongeraient le corps social. Les pays qui nous entourent, et qui ne connaissent pas nos institutions, sont-ils mieux protégés que nous par ces pulsions « populistes » que les critiques de l’intiative dénoncent ? Sans nous égarer du côté du Front national ou de l’Alternative für Deutschland, qui vient de triompher lors des dernières élections régionales en Allemagne, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’actualité de nos voisins pour dépister sans peine ces sécrétions « populistes » que que l’on se plaît à repérer en Suisse. En pire à notre avis.

Et avec une différence de taille : en Suisse, il est possible d’en débattre et de saisir les maux à leur racine, avec des succès que nous continuons pour notre part à estimer essentiels à une cohésion sociale que les bouleversements actuels mettent en danger. Et même si ces initiatives peuvent perturber les relations entre la Suisse et l’Union européenne, elles éclairent souvent les bases d’un débat mal emmanché et dont les tenants et aboutissants sont perçus de façon confuse. Le vote populaire, même contraire à nos souhaits, n’est jamais guidé par l’aléatoire. Il répond à des frustrations peut-être, mais aussi à de véritables questionnements qu’il ne serait pas sérieux d’évincer trop rapidement.

N’est-ce pas mieux de les faire advenir par des procédures éprouvées et solides plutôt que de laisser s’épancher le sentiment d’un dialogue bloqué sous l’égide d’affirmations hâtivement érigées en dogmes irréfragables ? Ce constat n’excuse en rien l’utilisation que font certains partis du droit d’initiative. Mais, comme le rappelait Benjamin Constant, les idées se combattent avec des idées et non à coup d’anathèmes. En d’autres termes, ce n’est pas en déclarant une initiative péremptoirement inepte que l’on gomme le problème qui la sous-tend.

Et si l’on veut fustiger le « populisme » des initiatives clairement orientées contre la politique étrangère de la Suisse, il faudra aussi s’interroger sur le « populisme » que véhiculent d’autres initiatives, en provenance de la gauche, qui sapent les fondements de la prospérité de notre pays peut-être davantage que celles limitées à redessiner le cadre des relations que le pays doit entretenir avec l’extérieur. Ces initiatives, du salaire minimum à la réduction du temps de travail, sont-elles pour autant illégitimes ? Bien sûr que non : elles reflètent elles aussi des inquiétudes réelles et posent des questions centrales à un système économique pas toujours à l’abri de dérives fâcheuses !

Nous l’avons doit, le droit d’initiative, pour être le canal le mieux adapté non seulement à drainer les peurs du moment, de droite ou de gauche, mais surtout à les « gérer », n’est pas exempt de dysfonctionnements. Des correctifs sont sans aucun doute souhaitables. Mais la discussion est condamnée à l’échec si elle est surplombée par le spectre « populiste », affublé de la prétention à condenser en lui toutes les menaces qui planent sur la démocratie. Si le populisme est censé tout expliquer, il ne peut que tromper.

Un progrès serait enregistré si l’on expulsait ce vocable du lexique politique contemporain. Attribué souvent à la droite, il camoufle une infinité de tendances, comme Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg l’ont montré dans leur ouvrage Les extrêmes droites en Europe, paru en 2015 au éditions du Seuil. Le populisme peut en effet s’appliquer à un certain segment placé entre la droite « dure » et la droite « extrême ». Si l’on veut se pencher sur les problèmes de notre société postmoderne, notamment dans ses convulsions extrémistes, commençons par reclarifier le vocabulaire !

L’histoire comme instrument politique ou du bon usage du relativisme

La sagesse populaire recommande de connaître son passé pour préparer dans les meilleures conditions l’avenir. Souvent ressassée, cette formule, pour être aimable à l’attention de la science historique, n’en glace pas moins d’effroi ses serviteurs. Le futur ne constitue en rien le prolongement d’un passé dont il suffirait de dérouler le fil pour découvrir inexorablement, de manière prophétique, ce qui va survenir. L’histoire, au contraire, valorise le contingent et, si elle sert à quelque chose, ce sera surtout à nous aider à comprendre le contexte dans lequel se sont produits certains événements cruciaux, ou se sont prises certaines décisions lourdes de conséquences. L’histoire peut contribuer à saisir les enjeux du présent ; on ne peut, et ne doit, lui en demander plus.

Cette dimension, que revendique la recherche historique,n’exige pas moins un maniement prudent. Comment interpréter la matière brute qui la constitue ? Quel poids attribuer aux faits qui composent le récit historique ? Par nature politique, le choix des mots, l’acuité du regard, au-delà de l’honnêteté intellectuelle de celles et ceux qui le rédigent, refléteront sans doute certains partis pris, certaines préférences. Articuler la restitution du passé présuppose un tri, des sélections. D’où l’importance de pouvoir confronter des approches différentes, notamment sur le plan idéologique : à travers leur rencontre s’organisera une narration apte à intégrer les diverses réalités qui en forment les soubassements, et à dessiner le chemin vers une « certaine » vérité historique.

« Certaine »… On touche à l’un des problèmes les plus délicats qui attend l’historien. Celui-ci doit se compromettre au quotidien avec un relativisme érigé en boussole professionnelle… Mais est-il condamné de ne pas penser son environnement politique et social ? Doit-il s’abstraire du monde à force de le mettre en perspective, de scruter le réel qui s’active ? Doit-il conserver en permanence une distance qui doit l’empêcher de se laisser perturber par l’écume de l’actualité et de se concentrer sur les motivations profondes présidant aux convulsions qui l’agitent ? L’histoire est intimement liée au politique, qui fonde sur elle sa légitimité et fournit par nature aux politiciens les arguments leur permettant d’expliquer pourquoi ils s’estiment en mesure de faire mieux ce qui a été accompli avant eux… En même temps, l’historien lui-même devra travailler à construire son cadre de recherche sans se laisser éblouir par une quelconque envie militante. Le fait qu’il ait des convictions n’est pas en soi un inconvénient. En revanche, il doit savoir prendre du recul et se prosterner devant cette sacro-sainte distance qui doit conditionner son analyse.

C’est dans ce cadre que l’historien, en privilégiant le « comprendre » au « juger », se verra inévitablement adresser le reproche de justifier parfois des actes, des pensées ou des manoeuvres qu’il réprouve lui-même, mais sur lesquels sa déontologie l’oblige à poser un regard aussi critique que clinique. Le « pourquoi » et le « comment » doivent orienter sa réflexion, oeuvrant à dévider un échevau d’evénements intriqués les uns dans les autres et à démêler des processus décisionnels parfois obstrués par une myriade de motivations contradictoires. Son intelligence, mais aussi celle du lecteur ou de l’auditeur, dans un dialogue permanent, s’associeront pour tracer les lignes de forces d’un passé toujours opaque.

Mais jusqu’au faut-il pousser ce relativisme consubstantiel à la démarche historienne ? Existe-t-il un moment ou le jugement moral doit-il reprendre son magistère et balayer tous les questionnements, peut-être scientifiquement fondés, mais éthiquement destructeurs ? Toute l’histoire du nazisme, du fascisme et du communisme a confronté des générations de chercheurs à ce type d’interrogation ? L’historien, comme les représentants des autres sciences sociales, doivent souvent se résoudre à placer leurs sentiments en retrait par rapport à une approche de l’événement qui, biaisée, serait amputée de toute pertinence et de toute valeur explicative. Exercice difficile sur lequel beaucoup, hélas, trébuchent.

Un cas récent mérite l’attention. Dans Die Zeit du 25 février 2016, l’historien et journaliste allemand d’origine polonaise Adam Soboczynski propose une explication très stimulante des dérives autoritaires de l’actuel gouvernement polonais. Se plongeant dans le vécu d’individus formés sous la férule de régimes communistes, il montre que le nationalisme en vogue de nos jours ne peut que trouver un terreau particulièrement favorable dans les anciens pays du bloc de l’Est. Il observe en effet que l’internationalisme multiculturel si bien en cour en Occident, et notamment en Europe, ne peut provoquer une grande émotion dans ces régions. Pourquoi ? Parce que cet internationalisme censément solidaire avec l’ensemble de l’humanité, Polonais, Hongrois et Tchèques l’ont expérimenté, quarante ans durant, pour une résultat désolant. Ils ont appris à se méfier des doctrines humanistes alors que leur quotidien ne leur réservait que vexations et frustrations. Les grands principes ne correspondaient à aucune réalité tangible, une réalité noyée dans philosophie qui se voulait universelle mais ne connaissait même pas la liberté d’établissement.

Faut-il dès lors comprendre les nouveaux membres  de l’Union européenne ou les forcer à croire dans les valeurs que l’Union européenne a fait siennes, alors mêmes qu’ils ne supportent plus les régimes où la contrainte tient lieu de discours politique ? Assurément le rôle de l’historien s’arrête à cette question. Commence cependant celui du citoyen, de l’observateur engagé comme le disait Raymond Aron. Il est clair que le politique ne peut se contenter de suivre les humeurs du moment. Mais il errera, aveugle, s’il n’accepte pas d’introduire dans ses équations gouvernementales des inconnues qui risquent aussi de déplaire. Pour l’Union européenne, il pourrait s’agir d’admettre l’histoire comme un facteur potentiellement explicatif de comportements sans doute regrettables sur le plan moral, mais qui exigent d’autres schémas d’analyse. Car ces comportements, on ne les changera pas en prétendant qu’ils sont scandaleux ou en les jaugeant à l’aune d’une autre réalité.

Un relativisme à propos permettra d’appliquer des critères de jugement différenciés, non pour tolérer l’intolérable, mais pour soutenir des valeurs auxquelles on croit sans passer par un interventionnisme déplacé et injurieux à l’égard de la la iberté des autres. Ce relativisme doit aussi permettre de ne pas rassembler tout ce qui n’est pas « conforme » à l’air du temps sous l’étiquete d’un nazisme renaissant : l’argument a démontré son inefficacité. Il ne suffit pas de placer l’histoire comme une fin en soi, autorisée à justifier tout et n’importe quoi. Ce serait faire le jeu du conservatisme le plus borné. En revanche l’histoire peut aider à choisir les bons outils pour faire prévaloir ce que l’on pense juste, dans la compréhension des autres idées !

Dada et sa signification politique

En 1909 est publié à Paris le Manifeste futuriste de l’Italien FIippo Tomaso Marinetti. Quinze ans plus tard surgit sur la place publique celui du mouvement surréaliste, signé par André Breton. C’est à mi-chemin entre ces deux deux bornes temporelles que naît à Zurich, en 1916, sous les voûtes du Cabaret Voltaire, Dada, considéré comme l’une des dénonciations les plus fécondes de la guerre qui ravage le continent.

1916, année terrible qui abrite deux des plus sanglantes batailles qu’a produites le front occidental : Verdun et la Somme. Pendant que des centaines milliers d’hommes perdent la vie dans les tranchées de Lorraine et de Picardie, autour de Tristan Tzara, des réfugiés allemands déchiquètent l’art et le pulvérisent, pour crier leur dégoût d’une civilisation qui croit se régénérer en s’abrutissant sous des millions d’obus.

Cent ans plus tard, Dada est à juste titre commémoré, dans sa révolte pacifiste, comme une rupture décisive dans l’histoire de l’art. Sur le plan politique cependant, il serait erroné de percevoir ce mouvement comme un événement unique et fondateur. Son originalité se comprend si on le replace au cœur d’un dispositif philosophique en mutation, où s’agitent diverses avant-gardes artistiques, en lutte avec l’académisme dont se nourrit la société bourgeoise, et la mouvance anarchiste, qui prône un antiautoritarisme absolu et hostile tant au progressisme libéral qu’à un marxisme obsédé par la dictature du prolétariat.

Or cet anarchisme, théorisé sous la plume de Kropotkine et de Bakounine, n’entend pas remodeler la société seulement dans ses fonctionnements économiques et politiques. Il propose une lecture nouvelle de tous les processus sociaux. Dans cette redécouverte de la liberté qu’il tisonne de ses revendications, il s’appuie sur une série de mouvements artistiques qui, eux aussi, cherchent à déconstruire les us et coutumes d’une société enchâssée dans un immobilisme atone et subodonné à une machine économique que l’on pressent de plus en plus vorace.

Corseté dans des mécanismes sociaux sculptés, d’après lui, par l’Eglise, le capitalisme et l’armée, l’individu doit se libérer et les artistes doivent lui indiquer le chemin vers une réconciliation possible avec son irrationnel, avec une conscience de soi épurée d’un matérialisme gangrénant. L’anarchisme rêve une organisation spontanée de la société et les artistes lui susurrent une autre façon de voir le monde, recomposé dans son unité originelle. En 1909, le futuriste Marinetti veut marier le progrès technique, par uen vitese transcendée, et le mythe de la grandeur romaine ; en 1911 et 1912, le mouvement du Blaue Reiter bouleverse l’univers des couleurs et renverse les perceptions visuelles.

Avec Vassily Kandinsky, August Macke, tué en Champagne en 1914, et Franz Marc, mort lors d’une reconnaissance en 1916 non loin de Verdun, le Blaue Reiter puise dans la tentative de dire l’indicible et de montrer ce qui ne peut être ; une tentative conforme à l’objectif que s’étaient fixé les romantiques allemands avaient un siècle auparavant. L’Autriche n’est pas en reste, où la société bourgeoise passe sous le scalpel d’une critique acerbe : Schiele démantèle le corps humain, Freud ausculte la psyché humaine, Schönberg décortique les sonorités pour les agencer dans un paysage musical reformulé. Quand la guerre éclate, c’est aussi une société incapable de résoudre ses contradictions internes qui s’effondre.

La guerre apparaît comme le point d’ébullition d’un processus de désagrégation qui ronge une société européenne dont l’âme explose sous la pression d’un progrès séducteur et d’un idéal de ressourcement moral qu’incarne la nation, refuge  des angoisses d’un époque en pleine errance. L’électricité a révolutionné la vie quotidienne mais les grèves rappellent que la misère ne s’est pas abstraite d’un réel en phase de reconfiguration.

Dada se positionne donc à un moment charnière, avec un question cruciale : comment reconstruire lorsque tout est détruit ? Il pousse son refus d’une logique hantée par la mort en en appelant à l’avènement d’un « après » débarrassé des horreurs dans lesquelles la société a englouti ses enfants. Mais de quels oripeaux peut se revêtir cet « après » alors que ne règne que ruines et désolation ? L’expressioniste allemand Carl Grosz, en esthétisant le grotesque de son époque, n’a-t-il pas scruté la profondeur de l’obscénité que sécrète la guerre ?

Dada s’enlise toutefois dans de fatales contradictions. Il voulait détruire l’art et devient un mouvement artistique ; ses précurseurs italiens et ses disciples espagnols, avec le poète expressionniste allemand Gottfried Benn, lorgneront vers le fascisme ; la majorité de ses adeptes allemands ainsi que les surréalistes français (même Breton un temps) se convaincront que le communisme représente un avenir radieux.

Avec une ultime pirouette à la clé, typiquement dadaïste à certains égards : la Grisonne Sophie Täuber, l’une des « mères spirituelles » du Cabaret Voltaire, finira par illustrer les billets de 50 francs suisses… Comme l’anarchisme philosophique, Dada brillera par son pouvoir critique et son incapacité à affonter le concret.

Le 21 février 1916 débutait la plus grande bataille de l’histoire

Dès le 21 février, un déluge de feu s’abat sur Verdun et ses environs, et ne se calmera que onze mois plus tard. La ville lorraine où se scella la partage de l’Europe entre les trois fils de Charlemagne ; cette ville frontière depuis 1871, et entourée de forts quasiment désaffectés car jugés dépassés (Douaumont, Vaux, Souville), va incarner la folie humaine poussée à son paroxysme qui ravage le continent depuis deux ans. En moins d’un an, des dizaines de millions d’obus (24 rien que durant les quatre premiers mois) dévsastent impitoyablement le secteur et plus de 300'000 morts le transformeront en un immense cimetière.

Cette bataille, l’une des plus terribles sans doute qui ensanglanta le front occidental durant la guerre 14-18, mérite-t-elle pour autant son titre de plus grande bataille de l’histoire ? Avec celle de Stalingrad, de par la violence déployée et le nombre de victimes recensées, Verdun justifie asurément le cortège de superlatifs régulièrement ressassés dès lorsque l’on examine le déroulement de combats qui revêtiront rapidement une place à part dans le dispositif psychologique mis en place par les autorités françaises : malgré sa valeur stratégique mineure, Verdun devient un barrage qui doit démontrer la volonté du peuple français de ne jamais céder face à l’envahisseur. Philippe Pétain, chef des opérations depuis le renvoi du « généralissme » Joffre, sur la sellette au fil de ses échecs et désormais accusé d’avoir négligé la défense de la cité martyr, ne s’y trompe pas : toutes les divisions devront passer par les tranchées sacrées qui balafrent le paysage alentour.

Mais une question se pose, cruelle. La position militaire de Verdun est, on l’a dit, secondaire. Des combats ont certes eu lieu dans la région mais plus loin, au sud et à l’ouest de la ville : en 1915 aux Eparges où Maurice Genevoix perd un bras ; en 1918 dans l’Argonne avec les Américans. Mais ils ne sont pas centraux. Pourquoi le chef des forces allemandes, Erich von Falkenhayn, décide-t-il dès lors de se concentrer sur ce lieu qui n’offrait guère la possibilité de se muer en base d’une offensive française ? Après la bataille, destitué de son commandement au profit de Hindenburg et muté sur le front roumain, il affirmera qu’il s’agissait d’obliger les Français à sacrifier leurs forces sur ce lieu qu’il pressentait symboliquement crucial pour son adversaire. Il voulait les « saigner ». D’après certains historiens, le peu de dégâts que subira la fameuse « Voie sacrée », artère vitale pour assurer le ravitaillement du front, tendrait à confirmer le témoignage du général déchu.

L’argument malgré tout, et jusqu’à aujourd’hui, peine à convaincre. Fruit d’une intuition « géniale », car en effet les Français vont dépenser une énergie infinie pour bloquer les Allemands, ou tentative désespérée de justifier un engagement qui a en réalité gravement affaibli son propre camp ? La décision de Falkenhayn aurait été consignée dans un mémorandum avant d’être validée en haut lieu. Hélas pour lui, le document n’a jamais été retrouvé. Pire, l’excuse de l’usure de l’ennemi est aussi celle utilisée, massacre après massacre, par Joffre pour justifier la succession d’offensives, toutes plus inutiles les unes que les autres, qu’il a ordonnées depuis que les soldats se sont enterrés dans des tranchées labourées par une avalanche d’obus meutriers.

A cette aune, Verdun est d’une affligeante banalité. Pour les Français, elle a l’avantage de constituer une indiscutable victoire puisque les plans allemands ont été déjoués, au prix de sacrifices inouïs. Mais pour un succès qui confirme une réalité inexorable de cette guerre, à savoir que l’attaquant est irrémédiablement condamné à la défaite, combien de combats voués à l’échec, de part et d’autre, par des préparations d’artillerie insuffisantes, par une logistique défaillante en cas de percée, par un commandement souvent médiocre et confit dans sa vanité ? La recherche récente a certes montré que les généraux des deux camps ont su s’adapter, innover, modifier leur conception de la guerre sous l’effet d’une évolution technologique en progrès constant.

Il n’empêche. Verdun est, pour les Allemands, ce qu’ont été l’Artois, la Champagne et l’Alsace en 1915, et ce que sera le Chemin des Dames en 1917 : une offensive de plus, péremptoirement annoncée comme décisive, mais qui s’enlisera dans la boue et le sang des dizaines de milliers de morts plus tard. Une preuve supplémentaire aussi de l’incompétence qui régnait dans les états-majors : personne n’a jamais compris pourquoi Falkenhayn avait décidé de se focaliser sur la rive ouest de la Meuse, laissant les Français se réorganiser sur le flanc est de la rivière. La bataille était déjà perdue à ce moment.

La suite de la bataille ne pouvait tourner qu’au désastre, comme la grande offensive anglo-française de la Somme en 1916. Cette opération, sur laquelle planchait Joffre pendant que, en face, son homologue scrutait les charmes de la Lorraine, avait ét conçue de manière autonome : elle aura pour tâche de soulager le front de Verdun… et deviendra une tragédie nationale pour les Anglais, fer de lance de la bataille et qui paieront cher l’héroïsme de leurs troupes irlandaises, canadiennes, australiennes. Verdun restera comme l’un des exemples les plus aboutis de l’aveuglement qui s’est emparé des militaires dès 1914, mais aussi de l’extraordinaire courage des combattants !

L’échec programmé du front républicain

La mélopée envoûtante qui ritellement envahit les écrans TV au soir des élections françaises est revenue, obsédante… Le 13 décembre dernier, au soir du second tour des élections régionales françaises, la ritournelle du « front républicain », chantée à gorges déployées, a repris sa ronde virevoltante. C’est en effet le vote « sacrificiel » de nombreux électeurs socialistes qui a empêché le FN de conquérir les deux régions qui lui semblaient promises…

La belle affaire ! Xavier Bertrand, le nouveau président du conseil de la région Nord-Picardie, a sans doute tenu le discours le plus remarquable de la soirée : il n’a à aucun moment mimé la posture victorieuse de rigueur en pareille circonstance. Il a accepté de faire profil bas, a reconnu que sa victoire était cadenassée par une alliance anti-FN, que la système politique français n’aurait plus d’autre occasion d’actionner son renouvellement. Joignant la parole à l’acte, il a démissionné de ses autres mandats.

Le verbe haut et l’attitude digne de Xavier Bertrand sous-tend d’autres appels au changement, désormais récurrents. Tout le monde veut faire barrage au FN, changer la politique, réinventer un sens du compromis qui a déserté depuis trop longtemps le champ politique français. L’Obs est de ceux-là. Mais que proposent ces voix qui n’ont toujours que leur hostilité à Marine Le Pen à faire valoir ? L’hebdomadaire de gauche fondé par Jean Daniel en est persuadé : le mot « compromis » peut à nouveau s’insinuer dans le lexique politique français. Mais tout le monde le comprend-il de la même façon, ce compromis que l’on brandit à toute circonstance pour mieux dénoncer le nationalisme du FN…. et le sectarisme présumé… de l’autre camp ?

Car voilà bien le problème ! Il est vrai que la France doit réapprendre ce que signifie le dialogue en politique, le consensus, tels que le pratiquent Suisses et Allemands. Mais comment se lancer dans une pratique renouvelée de la politique alors qu’on s’y refuse depuis des décennies ? Pourtant, c’est bien dans ce terme magique que réside la seule réponse au FN. Non dans des alliances scellées sans aucun souci de contenu, mais dans un changement de pratique.

Mais pour qu’un tel revirement puisse advenir, fallait-il conclure ce front républicain qui ne pourra que détabiliser un électorat déjà fortement lassé par les discours farcis de bons sentiments que tient quotidiennement son personnel politique ? Pour expérimenter ce dialogue et ce sens du compromis, si loué, il fallait oser l’expérimenter. Et, paradoxalement, les élections du 13 décembre offraient une occasion inouïe de tester une nouvelle manière d’appréhender la collaboration entre partis au sein d’une assemblée délibérante !

Lorsque le parti socaliste et les Républicains (LR) anoncent leur aggiornamento et leur désir de réinventer la pratique politique française, qui peuvent-ils convaincre ? Pas grand-monde, sinon les électeurs du FN de la justesse de leur choix… Comment croire des politiciens qui, à peine leur profession de foi consensuelle exprimée, s’écharpent la minute d’après sur le premier sujet venu ? L’art du compromis politique ne s’improvise pas. C’est la dimension fascinante de l’histoire suisse : la suivre nous apprend que la Suisse, pays riche d’une diversité culturelle et socio-économique si dense, n’a pas découvert subitement, par la grâce d’un quelconque don divin, ces procédures si complexes mais si essentielles qui ont amené ses « parties » à préférer,en fin de compte, le dialogue et la paix à la guerre. Et pourtant, Dieu sait que la Suisse en a connu de nombreuses, et souvent violentes !

Socialistes et Républicains devaient saisir cette chance de mettre à l’épreuve leurs bonnes résolutions. Droite et gauche ont encore un sens : les deux camps ne sont pas condamnés à s’aimer sous prétexte qu’ils n’auraient pas d’autre choix. En revanche, ils peuvent coopérer, à condition d’accepter l’apprentissage subtil que pareille démarche exige. Les deux partis auraient peut-être dû laisser ces deux régions au FN et montré comment ils pouvaient travailler ensemble, non derrière le paravent artificiel de connivences négociées lors d’élections délicates, mais dans la réalité quotidienne que connaissant les Français.

LR et PS n’auraient pas besoin de se « boucher le nez », comme ils le disent avec si peu d’élégance lorsqu’ils doivent voter pour ceux qu’ils ne cessent de disqualifier comme un « ennemi ». On ne pactise avec un « ennemi » que si on affiche un volonté de dépasser les clivages habituels. Pas en se cachant derrière une hypocrisie qui ne fera que baliser le chemin du pouvoir à un FN oscillant entre l’extrême droite et une gauche non moins extrême en matière économique !