De Gerhard Schröder à Manuel Valls: Shakespeare en politique

Manuel Valls et François Hollande ont réussi à faire passer leur projet de loi sur le travail, sous réserve d’un recours à la cour sonctitutionnelle… ou de nouvelles grèves. Dieu que ce fut long et compliqué ! Mais est-ce étonnant ? Cette loi constitue un progrès majeur dans la modernisation du droit du travail français ; il était prévisible que cela se ferait dans la douleur. Mais la France sera sans aucun doute reconnaissante à ces deux hommes de leur obstination et de leur courage. Car avant d’infliger un virage capital à leur pays, ils ont dû se battre contre leur propre parti, contre leurs propres troupes.

Dans un système démocratique comme celui qui prévaut dans le monde occidental, les décisions empruntent le chemin de la majorité qui donne le ton au Parlement. Le système de démocratie semi-directe appartient sur ce point à la même catégorie : pour faire passer un texte de loi, il est impératif de rassembler une majoité derrière lui. La seule différence, essentielle cependant, consiste dans la nature de cette majorité : modulable en Suisse, jamais rivée sur des contours fixes dictés par les élections, elle ne tire sa légitimité dans les pays qui nous entourent du seul système représentatif. L’exploit de Hollande et Valls n’en est pas moins grand et rappelle le délicat processus lancé par Gerhard Schröder voici une douzaine d’années en Allemagne.

En imposant la réforme dite Hartz IV à son parti, puis à son pays, il savait qu’il courait un péril considérable, qui s’est d’ailleurs confirmé dans toute son ampleur lors des échéances électorales ultérieures. Schröder, mû par une sens de l’Etat remarquable, n’a ni plus ni moins accepté de sacrifier les intérêts à court terme de son parti au nom de la nécesaire révision du système d’aide sociale allemand, préalable à une reprise économique qui se faisait attende outre-Rhin. Le résultat fut à la hauteur de ses attentes, moins de celles du SPD…

L’économie allemande a directement profité de la réorganisation opérée au pas de charge par l’ancien chancelier et a pu restaurer sa position dominante sur le plan européen puis mondial. Pour son parti, en revanche, débutait un long chemin de croix… qui l’a conduit dans les tréfonds des sondages et de défaitre en défaite face à l’inoxydable Angela Merkel. S’il a pu faire passer plusieurs de ses revendications par l’alliance qu’il a été amené à conclure avec la chancelière dans le cadre de « grandes coalitions », le SPD n’arrive plus à affirmer sa position de grand parti populaire. Cette situation ne semble pas devoir se modifier alors que les élections générales de 2017 approchent dangereusement.

Schröder a misé sur l’intérêt de son pays en acceptant la risque de passer pour le « fossoyeur » de son parti. Homme d’Etat, il fut accusé d’avoir trahi les siens. Manuel Valls et François Hollande peuvent désormais être inscrits dans cette catégorie. En manoeuvrant pour réussir à rénover le droit du travail français sans l’édulcorer au gré de compromis qui auraient ruiné ses audaces, les deux hommes ont tablé sur un dividende hypothétique : une chute du chômage qui pourrait être attribuée à leur réforme. Nous pourrons certes compter sur eux pour nous offrir des statistiques étayant leur discours, mais rien ne dit que les Français les croiront…

Et encore moins leurs camardes socialistes ! Comme leurs collègues allemands, ces derniers, comme le président de la République et son premier ministre, et comme Schröder avant eux, se retrouvent face à un pénible conflit de loyauté. Faut-il évacuer certains principes fondamentaux (la diminution du temps de travail par exemple) au nom de l’efficacité politique et économique ? Et donc adapter d’urgence la doctrine du parti  pour montrer qu’il est nécessaire d’élargir la réflexion et ainsi aider leur pays à se dégager de la crise qui l’étreint ? En France, Hollande et Valls ont suivi la voie « schröderienne » alors que leur parti préférerait manifestement nier la réalité pour sauvergarder la vision du monde de son socialisme historique.

Il y a de la grandeur dans cette attitude, nimbée d’une dimension « shakespearienne ». C’est aussi ce qui fait la beauté et la noblesse de la politique, et que toutes les critiques qui l’accablent aujourd’hui, pas toujours à bon escient, n’effaceront pas. Face à des décisions difficiles, l’homme, ou la femme, politique est seul et c’est parfois sur un coup de dé, ou un choix philosophique puissant, ou par une combinaison des deux, que se jouera son destin face à l’histoire. Sombrer dans le néant en se comportant comme le comptable électoral de son parti ou se hisser au rang d’homme, ou de femme, d’Etat ? Ce dilemme, tous les politiciens actifs dans des exécutifs doivent l’affronter un jour, à un degré plus ou moins élevé. Ceux qui osent opter pour le second terme de l’alternative sont plus nombreux qu’on ne le prétend trop souvent !

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).