Frankenstein: enfant des Lumières ou avatar du romantisme?

Rarement une commémoration aura été autant en résonance avec l’actualité. Le bicentenaire de la rédaction de Frankenstein a donné lieu à une foule d’études et d’articles de presse montrant tous, et à raison, combien le personnage inventé par Mary Shelley télescope la recherche scientifique d’aujourd’hui, obsédée par les améliorations constantes qu’il semble possible d’apporter à la nature de l’homme. Désormais « augmenté », ivre d’une jeunesse éternelle qu’il sent à portée de main ou submergé par la passion de soi qui pourrait l’amener à se dupliquer à l’infini, l’être humain moderne se rêve à travers ses propres clones conçus dans des labortatoire dotés de techniques de plus en plus sophistiquées.

L’utopie du Docteur Frankenstein mise ens cène par la jeune Anglaise non loin de Genève en 1816 n’a jamais paru aussi actuelle, enfouie dans un quotidien qui révèle jour après jour une collection d’inventions plus sidérantes les unes que les autres. Le transhumanisme nous promet-il la fin tant fantasmée de la mort elle-même, ultime conquête d’un humain hanté par la fascination de son propre dépassement, mais dans le mépris le plus total de la signification de ses faits et gestes pour sa propre espèce ? Alors que le spécisme s’attache à abolir les dernières frontières séparant l’humain du genre animal, celui-là se passionne pour sa propre sortie de l’histoire, pour mieux pénétrer un champ qui devrait lui garantir sa continuité au-delà d’une biologie purgée de ses derniers mystères. On peut bien effacer les étapes menant de l’animal à l’homme, procéder à une fusion au moins juridique de toutes les espèces vivantes, de son côté, l’homme se mijote un philtre inédit qui arrêterait le temps. Chronos serait ainsi accroché à un moment unique où la vie elle-même n’existerait plus puique la mort serait renvoyée à un passé sans contenu : à quoi rime la mémoire si le monde ne se régénére plus à travers de nouvelles générations, inutiles dans une humanité vouée au maintien de l’étant ?

Dans ce contexte, Frankenstein auréolé de l’espérance prométhéenne d’avoir fondé l’homme nouveau peut rêver d’un nouveau triomphe. Mais dans quelle ambiance intellectuelle germa son idée ? Les commentateurs semblent hésiter : est-il le produit des Lumières transcendées par la Révolution française, elle-même sublimée dans la certitude d’avoir imaginé un homme nouveau désormais régi par la raison ? Un nouveau calendrier ne devait-il pas attester l’inauguration d’une ère entièrement neuve ? Cette explication est la plus fréquente. Mais ces mêmes commentateurs ne peuvent extraire le monstre né à Cologny du climat romantique friand d’une fascinante obscurité comme contrepoids à des Lumières trop aveuglantes. Ce climat enrobe l’époque où il a vu le jour et électrise la petite équipe d’Anglais désoeuvrés en villégiature au bord du Lac Léman… Et Mary Shelley n’est-elle pas l’épouse de Percy, l’un des plus grands poètes romantiques ? Cet être nouveau peut-il dès lors se dresser comme la machine humaine surgie d’une Raison tournant à plein régime et en même temps comme l’enfant d’un courant de pensée qui s’impose comme l’antithèse de ce rationalisme accusé de dessécher l’âme humaine ?

Le roman reflète les ambiguïtés de la Révolution elle-même. Elle peut en effet être vue comme une sécrétion des Lumières, l’avènement de la Raison dont Montesquieu, Voltaire, Diderot ont décrit l’ascension contre l’obscurantisme d’un Ancien Régime prisonnier d’une Eglise rétive à livrer ses fondements idéologiques à une critique de la réalité sociale. Avec la Raison, c’est le siècle de la liberté qui s’annonce. La raison érigée en contradicteur de l’irrationnel d’une société des ordres truffée d’injustes privilèges établit l’individu dans sa primauté, son autonomie. En Allemagne, Kant théorise l’Aufklärung et trace les contours d’un univers gouverné par une raison libérée des rets d’une eschatologie suspendue à l’immobilisme d’une monarchie comme représentant de Dieu sur terre. En Grande-Bretragne, Adam Smith met en œuvre l’irruption de l’individu maître de ses capacités, en dehors des corsets brimant la liberté économique. L’homme se réalise dans la concurrence qu’il livre à ses congénères : c’est dans son atelier qu’il se révèle dans son utilité et c’est par sa force de travail qu’il s’invite à la construction de la société nouvelle.

Mais cette vision de l’homme ne convainc pas tout le monde. Dès le dernier quart du XVIIIe siècle, en Allemagne mais aussi en Angleterre, une autre approche de la liberté voit le jour, sous l’égide de la philosophie romantique. L’individu rationnel ne dévoilerait qu’une partie de la nature humaine. En lui retirant sa part irrationnelle, on le mutile, on le vide de ses sentiments, de ce qui le rattache à la communauté humaine et à la nature en dehors des schémas programmés par la seule raison. L’homme n’accède pas à son essence en se fiant aux seuls enseignements de l’analyse du visible. Son immersion dans le réel emprunte d’autres chemins, dont on ne peut déduire des règles mécaniques définitives. L’esprit humain doit se révolter contre l’emprise d’une raison à laquelle serait confié le monopole de l’explication du monde. L’irrationnel romantique, loin de s’opposer au rationnel, le complète en scrutant le non visible, le non dicible, comme l’illustrera le peintre Caspar David Friedrich. Le moi n’acquiert au contraire sa pleine identité qu’en communion avec le Tout dont il est un membre. La raison, elle, a disloqué la nature humaine, l’a scindée, l’a coupée de l’ensemble naturel et humain dans laquelle elle s’épanouit.

Le romantisme, connu à travers ses poètes, Novalis ou Jean Paul en Allemagne, Shelley ou Keats en Angleterre, doit montrer le revers du réel que la raison s’évertue à observer muni des outils que lui offre la science. Dans ce sens, le poète se voit doué d’une mission fondamentale : lui seul peut par son regard visionnaire et translucide disséquer les hommes et les objets, cerner leur réalité dans l’unité du monde et de la nature. Mais cette science qui serait le vecteur patenté de la raison victorieuse ne serait-elle pas elle aussi tributaire d’une approche romantique du monde qui l’autoriserait à déployer toutes ses potentialités ? La conception de la science posée par Descartes ne serait-elle pas lacunaire, trop centrée sur une lecture linéaire des phénomènes physiques ? Ne faut-il pas aller au-delà de ce que le cerveau happe pour fouiner dans ce qui n’apparaît pas au premier abord à la raison analysante ? Se développe ainsi une médecine romantique qui cherche à découvir le corps humain dans ses fonctionnements les plus cachés. Les fluides n’épousent-ils pas des sentiers que l’observation première tendrait à néglger ? L’âme n’aurait-elle pas des effets sur le corps ? La médecine romantique va explorer, dans le sillage des premières expériences qui jalonnent la fin du XIXe siècle, les liens entre l’électricitié et le magnétisme, le funambulisme, le somnambulisme. Tout est-il explicable par le seul diagnostic perceptible à l’œil nu ?

Le monstre de Frankenstein n’est-il pas aussi le produit du versant opposé des Lumières triomphantes ? La révolution elle-même portera des stigmates de ces deux courants, comme l’un de ses principaux prophètes d’ailleurs : Jean-Jacques Rousseau, à la fois apôtre du rationalisme des Lumières avec son Contrat social mais aussi grand-prêtre du romantisme naissant lorsqu’il repense l’humain dans son intimité avec la nature et la société. La Révolution à son tour sera rationnelle dans sa description de l’homme nouveau, doué de liberté et fixé à égalité avec les autres individus, mais puisera dans un certain romantisme dès qu’il tentera de reconstituer le Tout en substituant un Peuple qui rassemblerait l’humanité dans son unité au roi que les romantiques proprement dit conserveront comme gage de l’Un détruit par 1789. Mais en 1793, la Terreur ne se voulait-elle pas rationnelle dans sa volonté de sculpter un homme neuf, apte à saisir le monde dont accoucherait l’humanité révolutionnaire ? En même temps, elle a chanté un irrationnel réparateur en inventant une humanité, pure, unifiée dans un Tout reconstruit d’où tout élément divergent serait expulsé. Un désastre sanctionnera cette assomption de la pueté… Frankenstein, en définitive, symbolise les dérives possibles des deux courants. Il a construit un être à part, chef-d’œuvre scientifique et « prométhéen », mais suçant son énergie vitale au-delà d’une rationalité claustrée dans ses codes narratifs habituels. Cette tension accompagnera les XIXe et XXe siècles jusqu’à aujourd’hui. Frankenstein, dans son actualité, est une métaphore de l’horreur qui guette l’humanité qui oublierait d’équilibrer ses deux pôles constitutifs : le rationnel et l’irrationnel.

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).