Le génie de Deng
Depuis quelques temps, un qualificatif est à nouveau associé au régime chinois : celui de totalitaire. Cet adjectif était bien sûr couramment utilisé, en Occident, dès lors qu’il s’agissait de dénoncer le régime du Grand Timonier. Avec les réformes lancées par Deng Xiaoping, la Chine avait cependant désarçonné le monde entier en suggérant qu’il était possible d’imaginer un système organisé autour d’un parti unique, détenteur de tous les leviers de pouvoir, et en même temps rallié à une forme d’économie de marché. A condition toutefois qu’elle ne débouche sur aucune contestation du système politique. On oubliait assurément que le régime, même en ornant son vocabulaire politique de concepts tirés directement de lexique occidental, se plaisait à instiller en eux des contenus guère compatibles avec ceux en vigueur sous nos latitudes. Mais le résultat en fut pour le moins déconcertant : l’essor économique chinois a déjà fait couler beaucoup d’encre.
En réalité, la Chine politique demeurait totalement opaque. Autre « exploit » que les Occidentaux aiment saluer, presque admiratifs : comment un pays peut-il s’ouvrir aux mécanismes économiques occidentaux en acceptant en même temps la mainmise d’un Parti communiste qui n’avait à aucun moment eu l’intention de relâcher sa férule sur la société chinoise ? Les Occidentaux se consolaient en supposant que les classes moyennes qui émergeraient d’une économie désormais rivée sur la performance, et qui ont en effet émergé, exigeraient une démocratisation du système. Or il n’en fut rien. Tianmen s’est achevé dans le sang. Sans doute des phases de relative libéralisation politique ont-t-elles été observées mais elles furent très vite closes, souvent brutalement. Le Parti communiste restait omnipotent et Deng paracheva son coup de génie en se faisant l’ordonnateur d’une direction collégiale intégrant les clans qui se partageaient le pouvoir au sein du parti. Il consolida ainsi le pouvoir de ce dernier et, surtout, la stabilité, son objectif obsessionnel, était garantie pour de nombreuses années, grâce une planification des successions réglée comme du papier à musique.
L’avènement de Xi
Mais la machine, malgré l’organisation sans faille, et la vigilance, du Parti communiste, n’était pas infaillible. Adossée à une efficacité économique exceptionnelle, sous le regard complaisant et souvent naïf des Occidentaux, la Chine poursuivit son développement sous le règne du successeur de Deng, Jian Zeming. Mais le mal endémique de la Chine, la corruption, n’avait pas disparue, loin s’en faut. Stimulée par des taux de croissance superlatifs, la performance de l’économie était brandie par le Parti communiste pour exciper de sa suprématie sur toute autre forme de gouvernement. Mais la corruption continuait à empoisonner la société chinoise alors que les luttes de clan reprirent de plus belle. Jusqu’à la nomination de Xi Jinping à la tête du parti, puis de l’Etat. Choisi pour sa conformité à la ligne dictée par la direction du parti, une conformité presque transcendée par un esprit de revanche fouetté par les vexations subies par sa famille sous la révolution culturelle, Xi semblait personnifier la synthèse de Deng accoudée à une fidélité absolue au « socialisme à la chinoise ». En dépit de promesses non tenues notamment en matière de propriété intellectuelle, les Occidentaux applaudirent, en méconnaissance totale des jeux d’influence et de pouvoir à l’œuvre dans les coulisses du régime.
Les débats sur les droits de l’Homme ne pouvaient pas altérer la bonne entente économique, d’autant plus nécessaire qu’à partir de la crise de 2008-2009, l’économie occidentale allait manifester de dangereux signes de faiblesse. Plus que jamais l’ « usine du monde », transformée en un infini vivier de consommateurs pour les produits étrangers, était nécessaire aux équilibres mondiaux. Mais Xi avait de hautes ambitions. Il ne comptait pas se satisfaire de n’être que le visage du Bureau politique du comité central, le pâle arbitre des conflits entre les clans, le distributeur des richesses engendrées par la croissance économique que connaissait son pays. Sous couvert d’une lutte implacable, et qui lui garantira la reconnaissance de millions de Chinois, contre la corruption, Xi va procéder à une vaste purge à tous les niveaux de la hiérarchie. Triomphe totale : il parviendra à éliminer les seuls contrepouvoirs existant dans le système chinois. A défaut d’un Etat de droit basé sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs, le seul contrepoids à un pouvoir autocratique ne peut-il pas être actionné que par des adversaires installés au cœur même du pouvoir ?
Un nouveau totalitarisme ?
L’instauration d’un pouvoir autocratique a marqué une inflexion des principes posés par Deng mais personne ne semble en mesure de freiner le président chinois dans ses projets. Mais parler d’un régime autoritaire, idée que plus personne ne conteste mais sans percevoir les effets que cette évolution peut avoir sur la solidité des relations économiques avec la Chine, est une chose ; lui accoler l’ « infâme » épithète de totalitaire en est une autre ! Cette notion a fait l’objet de nombreux débats savants au milieu desquels brillent les analyses de Hannah Arendt et de Raymond Aron. Pour notre part, nous allons essayer de soumettre le régime de Xi tel qu’il semble se dessiner à la grille de lecture proposée par George Orwell. A travers son célèbre 1984, le « tory anarchiste » selon la jolie expression de Jean-Claude Michéa, nous paraît livrer, à travers les malheurs de Winston Smith, l’une des définitions les plus subtiles de ce qu’est le totalitarisme. Si on le lit, cinq critères doivent être remplis pour que l’on puisse prétendre avoir à faire à un régime totalitaire : 1) manipuler l’histoire en procédant à sa constante réécriture ; 2) inventer une novlangue qui autorise une subversion complète du langage, où chaque mot perd le sens qui lui était attribué par la « tradition » ; 3) créer le culte du leader charismatique vers lequel tendent toutes les passions, toutes les adorations ; 4) établir une transparence absolue qui, via Big Brother, permettra de scruter chaque individu, dès lors dépouillé de toute individualité et, à la fin, de toute autonomie ; 5) maintenir la population dans une situation précaire et lui imposer un niveau de vie digne d’une sorte d’économie de guerre même en temps de paix car, ainsi, les préoccupation des gens seront tournées vers leur seule survie.
Le premier critère semble réalisé dans la Chine de Xi. Seul le Parti communiste peut conduire la Chine vers la prospérité et la gloire et ce discours asséné depuis Mao est constamment réactualisé. L’histoire doit se plier à cette mission quitte à effacer les désastres du communisme ainsi que les crimes commis par Mao. Nul doute que le deuxième critère a obtenu son plein accomplissement lui aussi. Le Parti communiste se gargarise de l’ « harmonie » qu’il a été appelé à faire advenir dans un pays qui serait condamné, sans lui, au chaos. Or l’harmonie cache toutes les manipulations et les persécutions, toutes justifiées par ce mot magique. Or qui d’autre, pour atteindre cette harmonie idéale dont personne ne peut vouloir sérieusement rejeter, qu’un leader conscient par son « génie » des besoins de son peuple ? Voilà le troisième critère rempli à son tour. Xi a réussi ce tour de force : champion de la lutte contre la corruption, il s’est imposé comme le seul recours possible pour un peuple sinon, selon lui, voué à l’arbitraire… Quant au quatrième critère, inutile de détailler les « performances » de la reconnaissance faciale à la chinoise, source du crédit social dont tous les Chinois seront bientôt affublés La surveillance de chacun est parfaite ; plus personne ne peut échapper au regard bienveillant de Big Xi, nouvel empereur…
L’énigme économique
Reste la cinquième condition suggérée par Orwell et qui, dans notre cas, pose un problème particulier. Peut-on dire que le niveau de vie a été maintenu à un niveau très faible ? Dans certaines régions du pays, les Chinois parvenus à l’opulence se comptent par dizaines de millions, issu des classes moyennes. Mais en va-t-il de même partout ? Loin s’en faut en réalité, et même dans les régions privilégiées la pauvreté n’a pas été extirpée. Sans doute de nombreux Chinois semblent reconnaissants à l’égard de Xi et écoutent sans sourcilier ces attaques dirigées contre l’Occident. Mais il s’agit surtout de la deuxième génération Post-Deng qui reprend à son compte la fierté agitée par le Parti communiste comme horizon politique, derrière un voile consumériste asphyxiant et désidéologisé. A première vue, Xi semble donc pouvoir marier totalitarisme et pouvoir d’achat… Divers éléments plaident pur cette hypothèse. Assurément l’histoire chinoise est-elle différente de la nôtre. Nous-même avons pensé que les philosophies de référence de la Chine millénaire (confucianisme, taoïsme, bouddhisme) se réfèrent certes à la notion de liberté mais pourvue d’un sens différent que celui forgé dans notre Occident marqué par le christianisme : chez nous, la liberté a été transformée en arme politique et a dès lors alimenté une revendication démocratique unique dans l’histoire. Ce modèle ne se retrouve pas en Chine. On nous a certes fait remarquer que le cas de Taïwan relativisait sérieusement notre explication. C’est indiscutable mais, à nos yeux, en partie seulement. Taïwan est en effet parvenue à s’approprier un système similaire à celui que nous connaissons mais, comme au Japon, en réponse à une volonté ferme des autorités. Son succès est réel mais ne cache pas le fait qu’il obéit à une histoire spécifique.
Si la démocratie n’est pas incompatible en soi avec l’ « âme » chinoise, ce que notre analyse aurait pu laisser croire, à tort, on pourrait donc estimer que les Chinois, en apparence heureux de la nouvelle puissance qu’a bâtie leur pays et de leur pouvoir d’achat, ne voient pas de raison de croire aux vertus de la démocratie à l’occidentale. Du moins tant que l’économie chinoise reste vigoureuse… Xi Jinping serait ainsi sur le point d’inaugurer un régime totalitaire d’un type nouveau, à savoir débarrassé de cette fameuse cinquième condition proposée par Orwell, et aurait réussi à faire croire que « son » peuple » était satisfait de son sort, en cachant la fragilité de son économie. Les épousailles entre marché et despotisme sont toutefois bancales et le travail de la censure, associée à une démultiplication des contrôles en tous genres, camoufle de plus en plus mal une insatisfaction que l’on ne peut sous-estimer. La cinquième condition d’Orwell, en définitive, n’est peut-être pas loin de se réaliser à son tour… et c’est ce que révèle l’affaire de Hong Kong, qui a rendu le régime à sa réalité, oppressive. La boucle totalitaire est bouclée. L’ « enclave » libérale de Hong Kong n’est pas tolérable dans un régime totalitaire, pas plus que discuter avec des « soi-disant » « terroristes.
Le drame de Hong Kong
Le Parti communiste chinois semble cependant encore hésiter sus a conduite ? Une absorption de l’île dans le glacis chinois risquerait-elle donc de compromettre les performances de l’économie chinoise, fragilisée, et ce péril justifierait-il une patience dont le Parti communiste n’est pas vraiment habitué ? Ou craint-il qu’une répression encore plus dure que celle en cours altérerait gravement la réputation d’une Chine, si sensible à cette question, elle qui avait permis un régime spécial pendant 50 ans ? Ou le prix, moins politique qu’économique, d’un écrasement des rebelles de Hong Kong, ajouté au coût déjà énorme de la répression ailleurs dans le pays et qu’ont relevé plusieurs analystes comme Nicolas Zufferey dans Le Temps, freinerait-il les despotes de Pékin ? Mais que ressortira-t-il donc du drame de Hong Kong ? Plusieurs commentateurs ont expliqué que le jusqu’auboutisme des manifestants, héroïque pour les uns, terroriste pour le Parti communiste, était nourri par leur conviction que c’est le dernier moment pour tenter de faire pression sur le gouvernement chinois.
Ce « nouveau » Tiananmen peut-il triompher ? Quelle aide peuvent-ils recevoir des Occidentaux dont les valeurs sont les leurs ? Elle ne peut être que faible dans l’état actuel des choses. Pour deux raisons. Européens et Américains ne veulent évidemment pas brusquer le plus grand marché du monde… Certes certains élus américains planifient certes une législation hostile aux dirigeants chinois, mais quel effet aura-t-elle ? La raison de l’inaction occidentale réside peut-être ailleurs : le climat politique qui balaie l’Occident n’est pas propice aux grandes aventures démocratiques. A l’heure où le doute semble envahir les esprits sur les charmes de nos démocraties, où l’on ne cesse de répéter que les démocraties représentatives ne peuvent résoudre aucun des problèmes les plus urgents, de l’égalité au réchauffement climatique, où l’on croit dégager des perspectives dans de vagues mouvements plus ou moins spontanés et réclamant une « autre » démocratie, quel « narratif » offrir aux démocrates de Hong Kong ? L’Occident, critiqué de toutes parts, n’a jamais été autant piégé dans son immobilisme…
Intéressante analyse, assez juste.
Il y a en ce moment une situation complexe. D’une part il y a ce président ambitieux qui ne se contente plus d’un rôle modeste pour la Chine dans le monde. Il veut aussi réaffirmer l’emprise du parti communiste y compris dans le secteur privé. Cela cause des tensions, notamment à cause du fait que s’est constituée une classe de possédants, bénéficiaires de l’essor spectaculaire des trente dernières années, qui ne voit pas cela d’un bon œil. La plupart du temps ces enrichis (très enrichis) ont mis leurs fortunes à Hong Kong. Ils craignent une main-mise du gouvernement central sur Hong Kong avec la conséquence que leur magot serait découvert et, vraisemblablement, confisqué.
C’est là une des raisons de la crise de Hong Kong pas bien comprise par les observateurs étrangers qui se contentent du cliché simpliste : aspiration à la démocratie contre régime autoritaire. En grande partie les troubles de Hong Kong sont organisés par les forces d’argent qui veulent continuer à bénéficier d’une certaine opacité. Elles pactisent avec l’influence occidentale qui a préparé ce mouvement depuis vingt ans et s’en sert pour tenter de déstabiliser la Chine. Le but était que le mouvement s’étende à la Chine continentale par contagion. Cet objectif à été complétement raté. Le régime a su réagir très habilement en blâmant les désordres et l’opinion publique chinoise considère, dans son écrasante majorité, ces jeunes manifestants de Hong Kong comme des enfants gâtés. Maintenant les troubles, à Hong Kong même, s’aggravent et la violence s’installe. Les autorités semblent hésiter à intervenir brutalement mais il se peut que cela devienne inévitable à un moment donné. De toute façon, il n’y a aucune chance pour que ce mouvement parvienne à son objectif qui serait de créer un contre modèle permanent au modèle de la Chine continentale. Hong Kong devra se soumettre d’une manière ou d’une autre. Il faut savoir aussi que les petites gens à Hong Kong vivent dans des conditions très difficiles dues notamment au coût du logement, ce qui est dû à une classe d’exploiteurs comme le magnat de l’immobilier Li Ka SHENG. Le gouvernement central a encore la possibilité de regagner les cœurs lentement en apportant une aide pour améliorer les conditions de vie des gens. Voyant qu’ils n’ont aucune chance d’obtenir ce qu’ils demandent, beaucoup de “démocrates” de Hong Kong s’en iront, et Hong Kong changera, tout en restant toujours ce poumon financier international.
Dans la Chine continentale, de fait, la présidence XI est très populaire. Il y a bien sûr des problèmes. On entend souvent le reproche suivant contre XI : “Hu Jintao était un très bon président. Il ne faisait rien. Résultat: l’économie était en plein boom. Mais XI veut à tout prix faire quelque chose. Résultat: il y a moins de croissance.” Ce discours est surtout celui des élites enrichies sous Jiangzemin et Hujintao. Dans le petit peuple XI est populaire.
De fait ce que certains craignent, c’est une stagnation économique due à la politique trop ambitieuse de XI. Mais l’opinion publique ne désapprouve pas le tournant de gauche de XI, qu’il a pris pour consolider son pouvoir, car les enrichis ne sont pas sympathiques à la population. La jeune génération dynamique, qui a souvent étudié à l’étranger est confiante dans son avenir en Chine même. Elle n’est pas opposée au régime et se dit “pro XI”. Elle pense que l’économie va continuer à croître, grâce à la 5G, à l’IA (intelligence artificielle) et à toutes sortes de nouvelles technologie où la Chine cette fois est leader, en avance sur l’Amérique.
Certes, tout cela a lieu dans une complète absence de démocratie libérale. Mais celà, ça n’intéresse personne.
Très intéressant. je vous remercie de ces précisions. Je partage largement vos analyses. La question qui se pose encore concerne le vrai degré de la popularité de Xi en Chine. Mais je pense que cela dépend des sources de chacun…
Dans l’ensemble il est populaire et respecté par le petit peuple. Il est haï de certains secteurs de l’élite, qui ont même tenté de l’assassiner plusieurs fois. Sa politique anti corruption lui a bien sûr servi à se débarrasser de ses ennemis politiques, mais elle l’a quand même rendu très populaire. Il y a aussi, bien entendu, des régions et des secteurs où les gens sont très pauvres et ne bénéficient pas des progrès du pays. Mais malgré tout Xi est apprécié, même dans ces régions là, car les gens le croient sincère dans son souci du bien être des petites gens. Je crois qu’il l’est.
Xi a réussi à s’assurer le soutien de l’armée, qu’il a épurée d’une flopée de généraux corrompus, et c’est ce qui lui a donné une vraie assise solide. Il faut savoir qu’il y avait eu plusieurs tentatives de coups d’état contre lui. Puis il a fait passer des résolutions qui placent sa “pensée” à un rang quasi constitutionnel. Cela lui donne un statut comparable à celui de Mao. Ce qu’on lui reproche, – je le répète surtout dans l’élite -, c’est d’avoir supprimé les contre pouvoirs qui existaient encore sous Hujintao. Mais le peuple semble s’accommoder assez bien de ce despotisme.
Au fond, si on essaie de comprendre son “rêve chinois” d’une “société de moyenne aisance”, je dirais ceci: Vous avez d’un côté les libéraux. Pour eux ce qui compte c’est la main invisible du marché, le laisser faire laisser passer, censé assurer le succès économique. Mais on ne se soucie pas des laissés pour compte. Tant pis pour eux. Vous avez d’autre part les socialistes purs et durs qui veulent vraiment une société collectiviste. Je pense que XI est certes tout à fait socialiste et collectiviste. Entre les socialistes et les libéraux il y a une troisième voie et qui consiste à dire. on n’est pas contre um enrichissement, et on ne veut pas tout collectiviser, mais cet enrichissement doit être redistribué à tous et on ne doit pas laisse subsister la pauvreté. Xi est sur cette ligne à mon avis.
Pourtant il est tout à fait socialiste. Disons que c’est un rouge. C’est peut-être le dernier qui croit encore au marxisme. Il s’est d’ailleurs servi de cette ligne rouge pour renforcer son pouvoir dans le parti. Mais il est aussi réaliste et sait que la collectivisation totale ne marchera pas. Il n’est donc pas opposé à ce que des entrepreneurs s’enrichissent, si c’est pour le bien de la société dans son ensemble. La différence entre Deng et lui, c’est que Deng, ayant compris l’absolue nécessité du développement économique, pensait qu’il fallait d’abord laisser les riches devenir riches, et même très riches. Tandis que XI pense que les riches sont déjà devenus assez riche comme ça, et même trop riches à son goût. Maintenant il faudrait leur reprendre un peu de cette richesse, d’ailleurs souvent mal acquise. Xi assomme donc d’impôts les très riches, mais il baisse les impôts pour les nouveaux entrepreneurs qui veulent créer des startups. Il est donc haï par ces nouveaux riches compradores de l’époque précédente. Mais il est populaire parmi les jeunes talents créateurs d’entreprises, qui rêvent de battre la Silicon Valley (et qui à mon avis vont réussir à la battre).
Je ferais même une comparaison historique osée: la société de moyenne aisance de Xi c’est un peu comme la Volksgemeinschaft de Hitler. Non pas que Xi soit comparable à Hitler idéologiquement. Mais ce qu’il y a en commun entre les deux, c’est une sorte de socialisme national. C’est à dire: on est socialiste, oui, mais on est aussi nationaliste (le régime actuel en chine est très nationaliste) et on n’est pas contre une économie de marché, à la condition expresse que le résultat positif soit distribué aussi à la nouvelle petite classe moyenne que l’on veut former. C’est un arbitrage de politique économique et de politique sociale qui est très populaire, car tout le monde espère bénéficier de cet enrichissement de masse.
A mon avis la clé du succès de Xi en politique intérieure sera le succès, ou non, des nouvelles industries que la Chine est en train de développer. Pour le moment il y a un certain ralentissement de la croissance pour toutes sortes de raisons, mais cela ne risque pas de faire chanceler le régime contrairement à ce qu’espèrent certains. Car le régime est trop fort , très répressif, et si c’était nécessaire il serait capable de revenir au rationnement et au bol de riz en fer pour tout le monde, comme sous Mao. Je parierais plutôt que l’expansion économique va reprendre de plus belle dans quelques temps grâce aux nouvelles technologies. On verra une nouvelle générations d’entreprenurs hitech. XI ne permettra pas l’accumulation de fortunes indécentes, mais il y aura de quoi faire pour les hommes d’affaires ambitieux.
Personnellement je parierais plutôt sur le succès de XI. Les Américains ont bien compris que leur suprémacie est en danger. D’où leur tentative de briser l’élan de la Chine (boycott de Huawei, etc.). Mais c’est impossible. Les mesures protectionnistes et les sanctions économiques n’arrêteront pas non plus la Chine, qui peut continuer à se développer avec son immense marché intérieur.
Ces précisions sont de nouveau très intéressantes. J’ai aussi entendu dire que Xi avait réussi à capter un “amour” encore très grand, et très répandu, dans le “petit” peuple pour Mao. D’où son “socialisme”, quand même peut-être plus tactique que sincère. J’entends néanmoins votre point de vue. Merci encore.
Alors là le socialisme de XI est très sincère. Ca c’est sûr. Quant à Mao, c’était un horrible tyran, et un criminel de masse. Mais il n’en est pas moins vénéré par beaucoup de gens modestes, presque religieusement, avec une sorte de superstition étonnante.
Je vous raonte une anecdote. J’étais dans un taxi dans une ville de province du sud de la Chine. Le taximan avait un petit médaillon de Mao, le visage entouré de rayons, suspendu à son rétroviseur comme d’autres auraient une image de la Sainte Vierge ou de Saint Christophe. Je lui ai demandé pourquoi il mettait ce médaillon là.
“Ah, c’est pour me protéger des mauvais esprits”. Ca m’a étonné et j’ai répondu: “Tiens, il vous protège des mauvais esprits. Mais comment Mao peut-il le faire? Après tout, ce n’était qu’un homme”. Le chauffeur de taxi indigné: “Comment osez-vous dire ça? Mao Zedong nétait pas un homme. C’était un dieu. C’est évident.” Moi, de plus en plus étonné: “Ah bon, vraiment? Vous croyez que c’était un dieu? Comment cela?” Le chauffeur de taxi, plein de commisération pour le “long nez” qui ne comprend rien à rien: “Mais oui, voyons. C’est évident. Regardez toutes ces batailles auxquelles il a participé. Il n’a jamais été tué, ni même blessé. Est-ce qu’un homme pourrait survivre ainsi à tout ça? Evidemment non. Donc, c’était un dieu”.
Ca m’a beaucoup frappé et m’a fait réfléchir au fait que dans l’antiquité souvent les empereurs romains étaient divinisés après leur mort. J’ai pensé aussi au culte superstitieux de Guan Yü, un fameux général chinois qui a unifié l’empire vers le 2ème siècle et qui a été élevé à la dignité d’empereur, ainsi que divinisé après sa mort. J’avais constaté que beaucoup de Chinois, même universitaires, accomplissent des rites pour se concilier les bonnes grâces de Guan Yü. J’ai donc demandé à mon chauffeur de taxi:
“OK, je ne discute pas. Pour vous Mao est un dieu. Mais pourquoi l’avez-vous choisi lui, pour vous protéger des mauvais esprits? Vous auriez aussi pu choisir Guan Yü”. Le chauffeur de taxi: “Ah oui, vous avez tout à fait raison. Guan Yü aussi est un très bon dieu. Très efficace. D’ailleurs j’ai une statue de lui dans ma maison. Il protège ma maison. Guan Yü est mieux pour protéger les maisons”. Moi: “Tiens, mais pouvez-vous me dire pourquoi Guan Yü est plus efficace pour protéger les maisons et Mao pour les voitures?”. Le taximan rigolard: “Bon voyons, c’est évident: Guan Yü c’est un dieu ancien. De son temps, il n’y avait pas encore de voitures. Mao c’est mieux pour les choses modernes.”
Donc vous voyez, l’âme chinoise a ses mystères. Je ne sais pas si il y a aujourd’hui des Chinois qui suspendent des médaillons de Xi Jinping à leur rétroviseur, mais ça viendra peut-être. Pour le moment, dans certains secteurs de la société, il inspire en effet une sorte d’amour dévotieux. C’est vrai. Chez des gens très simples.
Ceci dit, je dois reconnaître que quand vous dites que le socialisme de XI est tactique, ce n’est pas faux. C’est sincère de sa part, mais aussi tactique, en ce sens que la logique interne du PC chinois est sinsistrogyre. C’est certain. Le pouvoir se gagne à gauche, pas à droite. C’est un peu le principe: “pas d’ennemi à gauche” en version chinoise.
Il y a aussi l’influence de sa femme qui joue peut-être. Elle est encore plus à gauche que lui.
Finalement, je suis flatté que vous sembliez prendre au sérieux mes réflexions, mais je ne voudrais pas prétendre ques observations sont toujours justes. J’ai certaines informations, mais la Chine est un univers tellememnt immense que l’on peut facilement faire des erreurs d’appréciation. Peut-être que j’ai donné une vision trop optimiste.
Oui c’est vrai, il y a possibilité pour la Chine de supplanter les USA comme pays leader technologiquement. Et ça c’est énorme. Mais ce développement du secteur innovatif ne va pas forcément résorber les poches de pauvreté qui existent. Oui cela peut induire une nouvelle croissance phénoménale. Mais il y a aussi des problèmes énormes qu’on ne devrait pas sous estimer. La corruption en premier lieu. Et la prépondérance des grandes entreprises d’état, qui induit mécaniquement une certaine corruption car les grands “boss” ont des possibilités de toutes sortes de se remplir les poches et trouveront toutes sortes de complicité à divers niveaux. Il paraît que certaines grandes multinationales commencent à s’inquiéter du caractère peu transparent et peu “accountable” du marché chinois. Elles ont l’impression qu’elles ne peuvent plus gagner d’argent et, me dit-on, certaines envisagent de se retirer. Il est très difficile de faire la pondération de tous ces éléments et prédire quelles tendances vont l’emporter.
Les entreprises suisses semblent bénéficier d’une cote d’amour spéciale, peut-être due au souvenir du conseiller fédéral Max Petitpierre, de votre parti, qui avait eu l’idée géniale vraiment de reconnaître la RPC dès 1950. Schindler, Sulzer, Nestlé etc. travaillent très bien en Chine. Cela parle en faveur de ce pays. Au fond je ne pense pas qu’il soit réellement possible pour les grandes multinationales de se retirer de Chine. C’est un marché trop important. Mais qui sait?
Que se passerait-il si les multinationales étrangères se retiraient et si la Chine devenait un marché clos, très important certes, dominé par des groupes d’intérêts liés au pouvoir ? Est-ce que le projet de nouvelles routes de la soie peut être une réussite “win win” où est-ce essentiellement une forme de domination chinoise ? J’espère que cela réussira, mais il y aura sans doute des déceptions.
L’endettement des gouvernements provinciaux et municipaux, lié à la corruption, est aussi très préoccupant. Il y a aussi des aspects atroces: comme la criminalité.
Je ne peux pas prétendre connaître tous ces problèmes.
Intéressante l’anecdote sur Mao comme nouvelle divinité! Cela démontre une fois de plus la nature impériale du chef de l’Etat chinois, qu’il soit communiste ou non. Et cela rappelle aussi la fonction particulière de l’empereur, intermédiaire entre le Ciel et la Terre. Toute analyse de Xi ne peut se détourner de la position centrale de ce Dieu-sur-terre qu’est le Chef. Cela peut peut-être expliquer que les tentatives d’assassinat que vous évoquez aient pu être en définitive assez facilement (il me semble qu’on en a guère parlé dans nos contrées…) déjouées. Mais vous avez raison, politiquement, la référence à Mao reste centrale et c’est peut-être le plus difficile à admette pour les Occidentaux…
Disons qu’ils n’ont pas du faire repentance pour les crimes de Mao. Il y a le portrait de Mao sur la place Tienanmen et des statues de lui partout. C’est la différence avec l’Allemagne où il n’y a pas de statues d’Hitler, ni de places Hitler. Moyennant quoi les Chinois n’ont pas ces complexes historiques qu’on a en Europe. Qu’est-ce qui vaut mieux ? En général seuls les vaincus douvent faire repentance. Le communisme chinois est sorti vainqueur.
Ceci dit, j’ai bien réfléchi à votre affirmation: la Chine actuelle est-elle un état totalitaire ? Tous comptes faits je crois que la réponse est oui.
Comme je voyage beaucoup en Chine, pour des raisons professionnelles, et ai beaucoup d’amis chinois, je dois dire que j’aime beaucoup ce pays et je l’admire. C’est dépaysant de se trouver dans un pays sans démocratie libérale. Comme étranger on n’est pas confronté aux aspects horribles du régime. Dans l’ensemble on a l’impression que le peuple chinois est assez heureux de sa situation, qui au moins lui offre une perspective l’avenir et un optimisme, ce qui n’est pas le cas chez nous. En plus, contrairement à ce qui se passe chez nous, le gouvernement n’encourage pas l’assassinat de son propre peuple par substitution de population. On ne comprend pas comment les gouvernements européens peuvent mener une telle politique irresponsable et même criminelle contre leurs propres peuples. Mais ils la mènent. Et cela cause une désespérance profonde dans les populations européennes, d’autant plus grave qu’il est interdit d’en parler. Disons que chez nous aussi c’est totalitaire, mais plus insidieux. Qu’est-ce qui vaut mieux ?
Bonjour, j’ai trouvé votre analyse très instructive, une question finalement s’impose à moi à sa lecture: pensez-vous que l’exemple de la Chine prouve la supériorité du modèle autoritaire sur le modèle démocratique ? Je suis consciente que la réponse ne tient pas en un mot et s’inscrit dans plusieurs champs disciplinaires, mais cette piste de réflexion me paraît particulièrement intéressante.
Dans l’espérance d’un retour de votre part.
Bonjour Madame,
Je vous remercie de votre message. Vous soulevez un problème important et beaucoup de gens, face aux dysfonctionnements de nos démocraties libérales, ont tendance à regarder les régimes autoritaires du type de celui qui régit la Chine avec une certaine envie… L’histoire montre en effet qu’ils peuvent, du moins une certain temps, très efficace, désencombrés qu’ils sont des procédures démocratiques, par définition lourdes. Je crois cependant, pour répondre directement à votre question, qu’il s’agit d’un leurre. Surtout ce régime, en plus d’être autoritaire, glisse, comme je le prétends, vers le totalitarisme. L’affaire du coronavirus le démontre: les dictature, quelle que soit leur orientation idéologique ou leurs intensité, vivent dans et par le mensonge. Si bien que, in fine, leur présumée efficacité se délite et s’épuise dans une inefficience qui ne pourra être que violente. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans un autre blog paru également sur le site du Temps voici une dizaine de jours. Sans doute notre système brille par ses imperfections mais, en définitive, vaut toujours mieux que le soi-disant modèle chinois…
Bonjour Monsieur, je vous remercie pour votre article très enrichissant.
J’aurais une petite question concernant la dérive totalitaire. Pensez-vous qu’une dérive totalitaire est-elle possible en Europe ?