Les libéraux et la loi: méditations à propos de Frédéric Bastiat, Charles Monnard et Wilhelm Röpke

Le libéralisme ne se conçoit guère sans un repect profond de la loi. Prompt à critiquer toute intrusion de l’Etat dans la sphère individuelle, il octroie à celles-ci une position centrale : ne lui revient-il pas de protéger la liberté en traçant les limites dont l’autonomie que possède chaque individu ne saurait tolérer le dépassement ? Montesquieu plane sur les libéraux : c’est par la loi qu’il s’avérera possible d’endiguer les velléités interventionnistes d’un Etat intrinsèquement persuadé que son action est requise dès que le destin de l’humain est en jeu. Car le libéralisme ne souhaite pas s’abandonner aux chimères anarchistes d’une société apte à s’organiser par la seule volonté de ses participants…Que l’Etat fasse figure d’acteur important de la vie en société, bien que du bout de lèvres, il n’en disconvient pas.

Mais comment en maîtriser les débordements possibles sinon probables ? La loi occupe certes une place singulière dans la structure de l’Etat, pivot de toute collectivité nationale ; sans elle, l’Etat de droit au service de la liberté de chacun serait impensable. La loi, comme support naturel de toute création juridique, n’en demeure pas moins, et par ricochet, le mode d’expression de l’Etat dans son action incitatrice ou répressive, dont les Parlements devront déterminer l’étendue. La profusion législative peut ainsi menacer l’initiative et la liberté, en adoubant des mesures étatiques nanties d’un pouvoir normatif parfois puissant. Même pensée comme l’outil pacifique de l’organisation sociale et économique, la loi, bien que garante de la justice et d’une saine application du droit, peut dévier de son noble objectif. Avenir Suisse l’a bien compris et a entamé une réflexion sur les moyens de freiner l’excès de lois et de resserrer l’activité législative afin de la concentrer sur ce qui est reconnu comme nécessaire (1).

Si la loi ocupe par définition une place centrale dans nos Etats de droit, il convient cependant de se demander s’il n’est pas indispensable de se monter plus précis dès qu’il s’agit d’esquisser le périmètre de compétence de la loi. Quelles tâches lui incombent-elles ? Quelle fonction détient-elle comme agent régulateur de la société ? Jusqu’à quel point peut-elle légitimer une intervention de l’Etat… ou plutôt du Gouvernement, comme on le dsait au début du XIXe siècle ? Pour les libéraux, à la loi ne doit être attribuée aucun pouvoir particulier. Elle ne contient aucun potentiel créateur. Toute démarche démiurgique lui est-elle pour autant strictement proscrite ? En elle ne résiderait donc aucun principe qui l’autoriserait à anticiper des problèmes que l’évolution sociale aurait pourtant attestés ? La loi ne doit-elle être sollicitée qu’a posteriori ou, au mieux, à titre correctif ?Assurément la loi ne peut-elle suppléer l’initiative individuelle, toujours mieux inspirée que l’Etat paresseusement camouflé derrière une loi ciselée pour satisfaire des intérêts biaisés ou une bonne conscience que l’on souhaiterait flatter à travers la nécessité d’une intervention collective. Mais quelle est en définitive la portée de la loi ?

Certains grands libéraux avancent avec précaution sur ce terrain. Ainsi Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville, emplis de prévention à l’égard d’un socialisme subordonnant l’Etat aux diktats d’une société identifiée au prolétariat en gestation, laissent-ils percer une certaine ambiguïté dans leurs écrits. S’ils refusent à l’Etat le droit d’intervenir dans les affaires de la société et s’échinent à protéger au premier degré l’individu d’un activisme étatique potentiellement arbitraire, ils peinent cependant à dresser un cadre précis qui canaliserait les ambitions de l’Etat d’une façon suffisamment ferme. Les principes sont certes clairs : la loi doit tracer une frontière vitale entre l’individu, dont la sphère privée est inviolable, et la sphère publique, celle de l’Etat. A ce titre, la Constitution ménage les droits et libertés que l’indivdu sera habilités à brandir pour empêcher l’Etat de s’immiscer dans ses affaires. C’est ce qui distingue, selon Constant, la liberté moderne, postrévolutionnaire en somme, par rapport à celle que chantent Rousseau, Mably et Morellet, tout à leur amour pour la Sparte antique et qui accrochaient la liberté de chacun au primat de la liberté collective incarnée par la Cité. Mais la loi, si elle ne possède aucun pouvoir préventif ou moralisateur, reste l’instrument mormal de l’action de l’Etat, nullement expulsé même si sa neutralité intégrale est requise.

A son tour Tocqueville aperçoit dans la loi le paravent protecteur de la liberté de l’individu. Mais celle-ci ne saurait s’adosser à une loi mythifiée. La liberté se nourrit de quatre principes qui bétonneront son empire et que l’aristocrate normand a scrutés dans les contreforts la jeune démocratie américaine : le droit comme garant de son inviolabilité ; le fédéralisme comme outil d’un gouvernement de proximité dans lequel tous les citoyens sont impliqués, seul barrage à une égalité démocratique certes inévitable mais par définition abrasive ; la religion comme ciment moral unifiant le corps social derrière une vision commune de l’homme et de son devenir ; enfin l’engagement associatif comme tremplin d’une participation active des citoyens à la chose publique par le contrôle de l’action publique qu’ils pourront ainsi exercer. La loi conserve néanmoins sa capacité à soutenir l’Etat s’il juge nécessaire d’influencer dans les rouages économiques. Sensible à la question sociale en train d’émerger, Tocqueville, antisocialiste mais pas éloigné d’un christianisme social en voie de construction, ne peut imaginer abandonner l’individu à l’industrie conquérante. Mais tant Tocqueville que Constant ne répondent pas une question : quelles bornes concrètes placer à la loi reconnue comme moyen d’action au service de la société agissant à travers son bras étatique ?

Cette question prend un relief particulier lorsque l’on examine la pensée de Charles Monnard. Théologien suisse né en 1795 et mort en 1865, Monnard est le disciple de Frédéric-César de La Harpe, ancien précepteur du tsar Alexandre Ier et lecteur enthousiaste autant de Benjamin Constant que de Jean-Baptiste Say. Défenseur acharné des principes libéraux de la première moitié du XIXe siècle, il repousse avec énergie la tyrannie d’un Etat mû par des idées socialistes fondées, d’après lui, sur l’envie et le despotisme. Pour le fédéraliste Monnard, le libéralisme ne vaut toutefois que dans sa dimension morale et si le droit, tout en préservant les prérogatives de l’individu, est contrebalancé par un sens aigu des devoirs dont celui-ci est investi (2). Son libéralisme, proche de celui de Tocqueville qu’il a rencontré, ne se départit pas d’une dimension morale omniprésente et reste imprégné d’un puissant idéal religieux, qui doit l’inciter à ne pas abuser de cette liberté si précieuse  : la foi chrétienne offre l’armature morale qui saura le contenir dans sa vocation à servir la créativité de l’individu ; une créativité sans laquelle aucune société humaine ne peut se développer et que le socialisme, inexorablement, tend à assécher. Dans ce contexte, la loi joue un rôle majeur où se condense ce que l’Etat pourra faire ou non. Mais de nouveau : quelles sont les limites à ne pas dépasser ?

Frédéric Bastiat, né en 1801 et mort en 1858, ne s’embarrasse de telles arguties. Il publie peu avant sa mort un célèbre pamphlet dans lequel il résume sa compréhension de la loi et propose la réponse la plus radicale à ces interrogations. S’il n’évacue évidemment pas les présupposés de la pensée libérale dans son rapport à la loi, il les interprète de façon définitive comme un substrat naturel auquel la loi ne peut apporter aucune exception. Comme chez Constant, la loi ne peut se métamorphoser en instrument de l’activisme étatique. Mais il va plus loin encore. Selon lui, « ce n’est parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c’est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois ». Le ton est donné : la mission que Bastiat réserve à la loi se réduit à l’essentiel : constater les droits fondant l’individualité et garantir leur défense contre toute tentative de les subvertir. Soucieux de confiner la loi dans un rôle au-delà duquel elle ne ferait que détruire son propre but, l’auteur la désigne comme « l’organisation du Droit naturel de légitime défense ». Bastiat n’est toutefois pas dupe, il sait que de lourds périls guettent la loi, sujette à de nombreuses manipulations possibles.

Dès que la confusion embrume la distinction fondamentale entre ce qui ressortit à la légalité et ce qui appartient à la légitimité, les fondements mêmes de la loi sont menacés. Deux phénomènes constituent le moteur de ce danger. Le premier relève de l’égoïsme, qui suinte du confort d’une vie de commensal menée aux dépens des autres. Cet égoïsme sournois s’assimile à une forme de spoliation, patente dès qu’il apparaît moins onéreux de s’emparer de biens supplémentaires en jouant d’artifices légaux injustifiés plutôt qu’à la sueur de son front. Ce défaut, Bastiat le repère chez certains de ses propes amis libéraux lorsqu’ils se reposent sur des facilités indignes de la liberté dont ils se prévalent. L’esclavage, le protectionnisme, la constitution de monopoles : autant de spoliations légales qui déshonorent ceux qui en profitent car elles ne résultent que d’une exploitation indue de la loi à leur avantage. La loi doit « faire respecter toutes les personnalités, toutes les Libertés, toutes les Propriétés » , rappelle-t-il pour mieux dénoncer ces abus qu’il réprouve. Ces transgressions de la vocation ultime de la loi pervertissent le système en engendrant d’inacceptables injustices. Constant lui aussi dénonçait l’esclavagisme comme Tocqueville s’amusait des entrepreneurs libéraux qui réclamaient le secours de l’Etat dès que leurs affaires tournaient mal.

Mais c’est contre un second motif de perversion de la loi que Bastiat se déchaîne avec le plus de véhémence : la fausse philanthropie masquée par une loi hérissée d’effets séducteurs, et qui serait présentée comme un gage de justice et d’égalité. D’une justice dictée par les socialistes… Peut-on combattre la loi érigée en vecteur du Bien ? Cette dérive, Bastiat en débusque les germes non seulement dans la Révolution de 1789 qui consacre « l’omniprésence de la Loi », mais déjà chez Fénelon et Bossuet, avec leur mystique de l’Etat tout-puissant, voire chez Montesquieu, avec le rôle trop actif qu’il cède à la loi facteur de bureaucratie, et, bien sûr, Rousseau, qui a hissé l’égalité au rang de norme sociale. Tous ces penseurs, selon lui, ont fait le lit du socialisme enfanté par la Révolution et sa manie d’abstractiser l’intervention du Gouvernement au nom d’un bien commun dont il serait le seul à contrôler les ressorts. Or le socialisme, en confondant volontairement « le Gouvernement et la Société », ordonne à la loi de substituer la volonté du législateur à la sienne et, sous ces oripeaux en apparence légitimes,faire triompher ses intérêts immédiats, ou du moins ceux de sa clientèle.

Alors que la loi devrait aider le  droit dans son effort à pousser « la Société à reprendre possession d’elle-même », la loi confisquée par la fallacieuse mais si séduisante philanthropie étatique des socialistes ne fait qu’actionner une machine infernale, condamnée à produire des lois dans des enceintes parlementaires débarrassées de toute limite. Bastiat en vient ainsi à émettre ses plus vives réserves envers le suffrage universel, enclin encourager la tendance despotique du législateur appelé à légiférer à tous vents. Avec des accents presque rousseauistes cette fois, il rejette l’élection comme excuse à la rédaction d’une loi hypocritement convoquée pour soigner tous les maux de l’humanité : « Le législateur est-il une fois dégagé des comices de l’élection (…), la nation rentre dans la passivité ». Pour Bastiat, il est dès lors urgent de reconnaître que « la solution du problème social est dans la Liberté ». La liberté comme réponse universelle aux drames du temps ? L’affirmation sonne doux mais est-elle entièrement pertinente ? Louée comme unevéritable pharmacopée universelle,  n’occulte-t-elle pas d’autres problèmes, par trop minimisés et pourtant tapis dans une réalité sociale mouvante? Ne nous renvoie-t-elle dès lors pas à l’impasse illustrée par Constant, Toqueville et Monnard ?

Dans ce débat sur le rôle exact de la loi, se cristallise le conflit entre la liberté et l’égalité, dont l’Etat dans sa définition moderne porte les stigmates. L’expérience a montré que l’emploi de la loi n’a pu être réduit à ce qu’attendait Bastiat. L’extension de la démocratie jointe à l’Etat de droit a renforcé l’intervention de l’Etat, autorisé à intervenir à condition qu’il se munisse d’une légitimité que seule une loi acceptée par des élus du peuple, éventuellement avec l’accord de ce dernier comme en Suisse, peut lui livrer. L’Etat légiférant, bien que pouvant exercer une pression redoutable sur la liberté individuelle, lui procure aussi l’écrin dans lequel elle peut déployer ses effets positifs. Le libéralisme n’aura pas le choix de se confronter à ce dilemme. Mais il ne baisse pas la garde alors qu’avec le XXe siècle en marche, les recours à l’Etat se multiplient et qu’un Etat fondé globalement sur l’initiative privée se dote d’une dimension sociale de plus en plus prégnante. Comment dans ce contexte en mutation sauvegader les fondements du libéralisme ? Dès les années 1930, face aux assauts des extrémismes mais aussi face au désastre causé par la crise de 1929, le libéralisme tente de se repenser.

L’une des réponses les plus profondes jaillira de l’ordolibéralisme imaginé en Allemagne (3). Wilhelm Röpke en est l’un des plus importants représentants. Il occupe une position médiane entre le libéralisme proposé par Friedrich von Hayek et celui de Ludwig von Mises. Si avec ses deux collègues, Röpke s’avère profondément antikeynésien, il se distancie aussi de leur confiance enthousiaste dans l’organisation mécanique que serait censée produire une marché entièrement libre (4). A Mises il reproche son éloignement de la réalité quotidienne que vivent les gens ainsi que son rationalisme excessif. Pour lui, le rationalisme s’apparente à un utilitarisme destructeur car trop matérialiste. Dans ce sens plus proche de Hayek, il entrevoit les authentiques limites à la liberté dans le respect de la tradition et d’un sentiment communautaire non dépourvus de valeurs morales possiblement inspirées par certaines aspirations conservatrices. Contre l’avis de Mises, Röpke invite ainsi l’Etat à enclencher son potentiel régulateur pour contrecarrer les conséquences négatives de crises dont on ne peut l’accuser d’être l’unique responsable. Röpke n’est ainsi pas loin de récupérer un certain libéralisme conservateur qui affleure partiellement chez Tocqueville mais surtout chez Monnard, où des bornes au libre marché sont envisageables à condition qu’elles n’émanent pas de l’Etat technocratique.

Ce rapprochement entre libéralisme et un pan conservateur qu’incarnent Monnard et Röpke signifierait-il que le libéralisme ne peut s’imposer aujourd’hui que s’il réussit à s’armer d’une cuirasse forgée dans des ateliers conservateurs ? Le libéralisme ne conserve-t-il une légitimité qu’en cultivant l’idéal de la liberté qu’un Etat conservateur serait le dernier à respecter ? Devrait-il divorcer de l’Etat libéral tel qu’il s’est bâti au XIXe siècle sous prétexte qu’il serait condamné à être happé par un socialisme égalitaire conquérant ? Nous ne le pensons pas. L’Etat libéral, même prolongé par un volet social à la fin du XIXe siècle, n’a pas perdu sa pertinence mais il doit, il est vrai, démontrer sans cesse sa capacité à juguler les élans socialisants à l’œuvre au sommet des Etats occidentaux. Il doit plutôt réinventer le pragmatisme qui lui a permis de survivre à travers les avanies du temps et continuer d’inonder la conduite de l’Etat de ses combats en faveur de l’initiative privée comme pilier de la solidité et de la prospérité collectives.

Mais ce pragmatisme, trop souvent réduit, depuis de nombreuses années, au rang d’une pratique bureaucratique de l’exercice du pouvoir, doit être reconstruit intellectuellement. Le pragmatisme ne vaut pas seulement par sa souplesse parfois opportuniste, mais surtout par sa faculté à intégrer des problèmes nouveaux pour en tirer des synthèses inédites que le libéralisme pourra fertiliser. Le libéralisme renouera alors avec Constant et Tocqueville, à cette occasion héritiers de Condorcet, qui voyaient le progrès social inscrit dans la pratique de la liberté au nom d’un perfectionnement continu qui électriseraient les sociétés mues par l’esprit de la liberté. Ainsi il pourra irradier la législation en construction. Bastiat, avec son ultracisme d’une loi confinée dans le constat des libertés fondamentales, ne dit pas grand-chose sur sa réalité d’aujourd’hui et a tendance à bloquer la réflexion sur son essence. Il reste en revanche précieux lorsqu’il alerte ses lecteurs modernes sur les périls toujours présents d’une loi ravalée au service d’une action étatique coupée de sa vocation première, destinée à étayer l’Etat de droit.

  1. Peter Buomberger et Tobias Schlegel, Sortir de la jungle réglementaire. Apprendre des expériences étrangères, Avenir suisse, Genève, 2016.
  2. Sur sa pensée, voir les Actes du colloque organisé en 2013 à Lausanne et qui seront publiés le 26 mai 2016.
  3. Voir le livre de Patricia Commun, Les ordolibéraux. Histoire d’un libéralisme à l’allemande, Les belles lettres, qui sortira en librairie le 13 mai 2016.
  4. Un remarquable colloque lui a été consacré en avril 2016 à Genève sous les auspices de l’Institut libéral.

 

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).