Dada et sa signification politique

En 1909 est publié à Paris le Manifeste futuriste de l’Italien FIippo Tomaso Marinetti. Quinze ans plus tard surgit sur la place publique celui du mouvement surréaliste, signé par André Breton. C’est à mi-chemin entre ces deux deux bornes temporelles que naît à Zurich, en 1916, sous les voûtes du Cabaret Voltaire, Dada, considéré comme l’une des dénonciations les plus fécondes de la guerre qui ravage le continent.

1916, année terrible qui abrite deux des plus sanglantes batailles qu’a produites le front occidental : Verdun et la Somme. Pendant que des centaines milliers d’hommes perdent la vie dans les tranchées de Lorraine et de Picardie, autour de Tristan Tzara, des réfugiés allemands déchiquètent l’art et le pulvérisent, pour crier leur dégoût d’une civilisation qui croit se régénérer en s’abrutissant sous des millions d’obus.

Cent ans plus tard, Dada est à juste titre commémoré, dans sa révolte pacifiste, comme une rupture décisive dans l’histoire de l’art. Sur le plan politique cependant, il serait erroné de percevoir ce mouvement comme un événement unique et fondateur. Son originalité se comprend si on le replace au cœur d’un dispositif philosophique en mutation, où s’agitent diverses avant-gardes artistiques, en lutte avec l’académisme dont se nourrit la société bourgeoise, et la mouvance anarchiste, qui prône un antiautoritarisme absolu et hostile tant au progressisme libéral qu’à un marxisme obsédé par la dictature du prolétariat.

Or cet anarchisme, théorisé sous la plume de Kropotkine et de Bakounine, n’entend pas remodeler la société seulement dans ses fonctionnements économiques et politiques. Il propose une lecture nouvelle de tous les processus sociaux. Dans cette redécouverte de la liberté qu’il tisonne de ses revendications, il s’appuie sur une série de mouvements artistiques qui, eux aussi, cherchent à déconstruire les us et coutumes d’une société enchâssée dans un immobilisme atone et subodonné à une machine économique que l’on pressent de plus en plus vorace.

Corseté dans des mécanismes sociaux sculptés, d’après lui, par l’Eglise, le capitalisme et l’armée, l’individu doit se libérer et les artistes doivent lui indiquer le chemin vers une réconciliation possible avec son irrationnel, avec une conscience de soi épurée d’un matérialisme gangrénant. L’anarchisme rêve une organisation spontanée de la société et les artistes lui susurrent une autre façon de voir le monde, recomposé dans son unité originelle. En 1909, le futuriste Marinetti veut marier le progrès technique, par uen vitese transcendée, et le mythe de la grandeur romaine ; en 1911 et 1912, le mouvement du Blaue Reiter bouleverse l’univers des couleurs et renverse les perceptions visuelles.

Avec Vassily Kandinsky, August Macke, tué en Champagne en 1914, et Franz Marc, mort lors d’une reconnaissance en 1916 non loin de Verdun, le Blaue Reiter puise dans la tentative de dire l’indicible et de montrer ce qui ne peut être ; une tentative conforme à l’objectif que s’étaient fixé les romantiques allemands avaient un siècle auparavant. L’Autriche n’est pas en reste, où la société bourgeoise passe sous le scalpel d’une critique acerbe : Schiele démantèle le corps humain, Freud ausculte la psyché humaine, Schönberg décortique les sonorités pour les agencer dans un paysage musical reformulé. Quand la guerre éclate, c’est aussi une société incapable de résoudre ses contradictions internes qui s’effondre.

La guerre apparaît comme le point d’ébullition d’un processus de désagrégation qui ronge une société européenne dont l’âme explose sous la pression d’un progrès séducteur et d’un idéal de ressourcement moral qu’incarne la nation, refuge  des angoisses d’un époque en pleine errance. L’électricité a révolutionné la vie quotidienne mais les grèves rappellent que la misère ne s’est pas abstraite d’un réel en phase de reconfiguration.

Dada se positionne donc à un moment charnière, avec un question cruciale : comment reconstruire lorsque tout est détruit ? Il pousse son refus d’une logique hantée par la mort en en appelant à l’avènement d’un « après » débarrassé des horreurs dans lesquelles la société a englouti ses enfants. Mais de quels oripeaux peut se revêtir cet « après » alors que ne règne que ruines et désolation ? L’expressioniste allemand Carl Grosz, en esthétisant le grotesque de son époque, n’a-t-il pas scruté la profondeur de l’obscénité que sécrète la guerre ?

Dada s’enlise toutefois dans de fatales contradictions. Il voulait détruire l’art et devient un mouvement artistique ; ses précurseurs italiens et ses disciples espagnols, avec le poète expressionniste allemand Gottfried Benn, lorgneront vers le fascisme ; la majorité de ses adeptes allemands ainsi que les surréalistes français (même Breton un temps) se convaincront que le communisme représente un avenir radieux.

Avec une ultime pirouette à la clé, typiquement dadaïste à certains égards : la Grisonne Sophie Täuber, l’une des « mères spirituelles » du Cabaret Voltaire, finira par illustrer les billets de 50 francs suisses… Comme l’anarchisme philosophique, Dada brillera par son pouvoir critique et son incapacité à affonter le concret.

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).