Isolement et mixité sociale au siècle de l’urbanisation

Avez-vous déjà traversé la route devant Shibuya Station à Tokyo ? Fait un tour dans le quartier de Mong Kok à Hong Kong ? Fêté le Nouvel An sur Times Square à New York ? Si c’est le cas, vous avez été témoin de l’un des plus grands défis des générations à venir : l’urbanisation. Si le 19ème siècle fut celui des empires, le 20ème celui des états-nations, le 21ème sera sans hésitation celui des villes.  D’ici à 2050, 66% de la population mondiale y vivra – contre déjà 54% aujourd’hui. En tenant compte de la croissance démographique, cela représentera une augmentation de 2.5 milliards de citadins1.

.En parallèle, les déplacements de populations s’amplifient et continueront ainsi avec pour causes la dégradation du climat et les instabilités politiques grandissantes. Le constat est alarmant. 1 personne sur 113 est aujourd’hui déracinée – c’est-à-dire qu’elle est demandeuse d’asile, déplacée interne ou réfugiée2. Cette tendance – dont les déboires en Méditerranée ne sont que les prémices – s’accroit fortement depuis 5 ans et les experts s’attendent à ce qu’elle s’accélère. En dehors de tout positionnement politique ou idéologique, il est certain que cela augmentera la pression déjà existante sur les villes développées qui devront accueillir et intégrer une immigration de plus en plus importante.

Ces deux mégatendances vont mettre sur le devant de la scène de multiples thématiques cruciales face auxquelles les villes vont devoir faire preuve d’inventivité : besoins énergétiques, infrastructures, trafic, changements climatiques, économies parallèles, la liste est sans fin. Mais la plus grande d’entre elles sera sans aucun doute celle de la mixité sociale. Pour de multiples raisons mises en exergue par l’Histoire et rappelées dans la suite de cet article, elle est une composante indispensable du bien-être de tout regroupement humain. La profession immobilière autour du monde jouera – qu’elle le veuille ou non – un rôle clé dans son implémentation. Elle doit donc impérativement comprendre qu’une urbanisation inclusive doit être au centre de nos politiques de logement et doit faire partie intégrante de nos stratégies de croissance. Tour d’horizon de ce qui devra s’imposer demain comme une nécessité.

Le cercle vicieux de l’isolement géographique

Tout d’abord, il est important d’expliquer pourquoi l’isolement géographique – qu’un non-respect de la mixité sociale entraîne – conduit à une descente aux enfers de la population concernée.

Il est peu probable que le terme de « banlieue » vous inspire de bons sentiments. En France, le « parkage » aveugle de l’immigration des anciennes colonies dans les années 1960 en périphérie des grandes villes a fait que ce terme s’est entaché d’une connotation terriblement péjorative. Le pays en compte d’ailleurs 731, autrement appelées « zones urbaines sensibles »3. Dans d’autres pays développés, on parle également de « cités », de « ghettos », de « faubourgs ». Dans les pays en voie de développement, ces zones se construisent sans autorisation. On parle de “slums” en Inde, de “townships” en Afrique du Sud et de “favelas” à Rio. Ces derniers présentent des défis humanitaires qui n’ont rien à voir avec ceux des pays développés et dépassent l’étendue de cet article. Toutefois, il est pertinent de passer à la loupe le phénomène dévastateur de mise à l’écart que toutes les situations sub-mentionnées ont en commun.

L’origine du mal de cet échec social est parfois l’ethnie, la religion ou la race. Un exemple frappant témoignant du déchirement social qu’ont vécu les Etats-Unis se trouve dans le manuel de 1938 de leur Administration Fédérale du Logement : « Les restrictions recommandées incluent l’interdiction de l’occupation des propriétés par une autre race que celle pour laquelle elles sont prévues. »4. Nos idéaux ont bien évidemment évolué depuis, mais certains comportements modernes laissent parfois penser que les fondements de cette mentalité restent bien ancrés dans l’inconscient collectif.

Toutefois, la cause majeure de ce grand tri social est aujourd’hui financière. En effet, le mécanisme des lois du marché fait que plus un logement est proche du centre-ville, plus il est onéreux. Naturellement, une sorte de force centrifuge s’applique et la pauvreté s’éloigne du cœur des villes pour rejoindre des quartiers périphériques meilleur marché. La main invisible d’Adam Smith nous attrape donc par le col et nous range dans une case correspondant à notre élévation sur la grille salariale. De multiples problèmes émergent de cet isolement des classes inférieures de revenu.

La faible base fiscale de ces quartiers satellites limitant les investissements, leurs infrastructures de transport, de santé, d’éducation et de sécurité sociale ne font qu’aller en se dégradant. Ces dernières ne sont plus en mesure de prendre en main la pauvreté comme elles le devraient, ce qui ne peut faire que l’augmenter. De plus, l’isolement géographique coupe la population concernée des opportunités de commerce et d’emploi dont seul le centre de l’agglomération bénéficie. Les revenus chutent ou les coûts de transport augmentent. Les recettes fiscales sont réduites à néant. La boucle recommence, à chaque tour plus intensément.

Il serait hasardeux de tirer un parallèle direct entre pauvreté et violence dans un quartier. Il est toutefois justifié de le faire entre frustrations, sentiments d’injustice et dérives sociales. Bien souvent, la concentration des bas revenus finit donc par avoir raison de l’harmonie d’une région.

L’expert en sciences sociales Robert Sampson le montre très clairement dans son livre intitulé « Great American City : Chicago and the Enduring Neighborhood Effect »6, un quartier a véritablement le pouvoir de façonner le comportement de ses habitants. S’il est en chute libre, il est statistiquement probable qu’il les entraîne avec lui.

La théorie de « Broken Windows » de Kelling et Wilson5 – expliquant comment une vitre cassée incite les vandales à en casser d’autres – s’applique ensuite parfaitement au cas général. Plus la situation sociale d’un quartier se dégrade, moins elle incite sa population à l’amélioration. D’abord par manque d’influence positive d’un quartier en bonne santé, mais également à cause d’une fausse impression que la communauté – puisqu’en mauvais état – a moins à perdre, est moins “dommage”. Exactement comme un bâtiment aux vitres brisées. La situation sociale se détériore, les carreaux se cassent et se cassent encore, la motivation à s’en sortir s’amenuise, les revenus et les recettes fiscales font de même. Le cercle vicieux est en place.

Vers la fin de la stigmatisation et de la peur des « différences » ?

Nous venons donc de voir que l’isolement géographique creuse le fossé des inégalités de revenus et accentue la pauvreté de manière exponentielle, ce qui peut dans bien des cas mener une ville à sa perte. Mais ses effets néfastes ne s’arrêtent pas là. Ils brisent également la cohérence et l’identité nationale.

La peur de la différence est un fondement incontestable de la fragmentation identitaire. Séparées les unes des autres, les différentes parties prenantes se stigmatisent. D’un côté de la fracture on se méfie de l’étranger, du pauvre ou du « voleur d’emploi », et de l’autre on maudit le chauvin, le méprisant ou l’élitiste. C’est le début de ce que les sociologues appellent le « repli communautaire ». Le but de cet article n’est pas d’en analyser les conséquences, mais l’émergence récente de certains mouvements extrémistes politiques et religieux n’est certainement pas étrangère à ce risque systémique. Une mixité sociale bien pensée rassemble géographiquement pour rapprocher idéologiquement. Il a été prouvé à maintes reprises qu’un quartier dit « brassé » – autrement dit qui bénéficie d’une diversité ethnique, sociale, religieuse et de revenu – aura nettement tendance à laisser moins de place à ce mot que l’on entend de plus en plus : le populisme. Nos méfiances seraient-elles donc uniquement basées sur l’incompréhension et la méconnaissance ?

Les conseils de la forêt

Les bienfaits du « brassage » vont plus loin. Non seulement la mixité sociale a le pouvoir de rassembler des populations diverses, mais elle apporte en temps d’instabilités une résilience largement sous-estimée. La complémentarité qu’apporte la variété d’idées, d’histoires, de parcours, de forces et d’influences, a le don de mitiger les risques de déstabilisation et de faire ressortir le meilleur de chaque culture. Ce que les biologistes appellent la « bio-complexité » – grâce à laquelle la nature est capable de guérir et de se reconstruire après un choc comme un tremblement de terre – permet à l’homme de faire de même et de transformer ses différences en une force extraordinaire. En se mélangeant, les cellules dispersées d’une population forment une puissante unité hétérogène.

Venant d’une ville où 61% de la population est issue de l’immigration7, nous autres Genevois sommes, à notre échelle, témoins d’exemples formidablement réussis comme d’expériences manquées ou moins bien calculées. Il est vrai que la proximité spatiale n’entraîne pas automatiquement la proximité sociale. Pour que ce soit le cas, les associations locales, les instances politiques et tout simplement les habitants d’un quartier doivent parvenir à tisser des liens entre individus et groupes. Les lieux publics doivent prendre vie, les espaces verts doivent accueillir et les lieux de rencontre favoriser le dialogue. Afin d’accorder les mêmes chances à chacun, les entreprises doivent également accorder une importance particulière à la diversité. En d’autres termes, la mixité sociale ne se force pas mais s’implémente en douceur. Toutefois, construire et allouer de manière juste constitue le socle, la pierre angulaire d’une diversité saine et positive.

En regardant au-delà de nos frontières, il est évident que les milieux urbains de la planète entière vont traverser des changements sans précédents. Si je pouvais aujourd’hui murmurer à l’oreille des dirigeants de demain, je leur dirais donc la chose suivante : l’isolement – qu’importe sa forme – est le paroxysme d’une intégration manquée et d’une cohésion sociale oubliée. Il n’est bon qu’à exacerber la pauvreté et accroître les inégalités. La mixité sociale est irrévocablement indispensable à l’harmonie des populations et la manière dont vous construirez vos villes facilitera ou non son implémentation. Inclus dans une politique complète d’intégration et de croissance intelligente, le logement a par conséquent toutes les chances de détenir la solution de premier choix aux défis urbains et migratoires. Il a au fait tout simplement une responsabilité, celle d’apporter à chaque individu le luxe de pouvoir fleurir et prospérer au sein d’une ville qui chérit la force et la richesse de la diversité.

Affaire à suivre.

J.G.

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Julien Grange

Julien Grange a fait ses études d’économie entre HEC Lausanne et la Stern School of Business de NYU, New York. Il vit aujourd’hui à Londres et travaille pour une entreprise active dans le développement et le financement de projets immobiliers en Europe. Il se passionne pour le devenir du monde et celui de ses habitants. En tête de sa liste pour le Père Noël chaque année : une boule de crystal. Elle n'est pas encore arrivée, mais elle ne saurait tarder.

2 réponses à “Isolement et mixité sociale au siècle de l’urbanisation

  1. Salut Julien,

    Quid de la depopulation de l’Europe? Quel est l’avenir de l’immobilier dans 50 ans, dans les villes qui perdent constament ses habitants? Ou on aplique l’adage avec la nature qui a horreur…..

    Ciao

    Bogdan

    1. C’est une très bonne question Bogdan. Il est certainement difficile d’en faire une théorie générale, la réponse dépendant probablement de chaque cas. Avais-tu une ville particulière en tête?

      Salutations,
      Julien.

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