Le témoignage d’un proche me l’apprend: sur le coup des 23h30 de Big Ben, il était impossible le 3 juin au soir d’envoyer un quelconque SMS ou de consulter un site depuis Londres. Les iPhones et autres natels étaient bloqués, confisqués, par quelque puissance supérieur dont les quidam n’ont pas douté qu’elle fût étatique.
Dans l’horreur d’une attaque terroriste, ce détail nous met en face de ce qui n’est vraiment plus un fantasme: nos appareils connectés sont susceptibles d’être à tout instant maîtrisés et contrôlés. Ce petit objet qui nous paraissait encore il y a peu allier déplacements libres et contacts infinis, n’est bientôt plus que notre matricule d’identification planétaire, qu’on imagine connecté jusque dans nos cercueils fermés.
Sur l’océan de nos surfs internet, le drapeau noir de Daech, honni, terrifiant, a remplacé celui qui
symbolisait la conquête de l’océan aqueux au 17ème siècle, le drapeau pirate. Sans fin le téléjournal nous parle de la guerre ailleurs, de la prise successive des villes d’un Orient lointain aux mains des hommes de Daech. Mais qui pourrait encore longtemps se mettre des oeillères et ne pas voir cette guerre de tranchées diffuse qui sillonne nos contrées?
Le parallélisme des drapeaux noirs pirates et djihadistes mérite qu’on s’y arrête: en comparant les drapeaux, je conduis simplement un cran plus loin le parallélisme que le théologien et éthicien protestant Olivier Abel a esquissé entre les abordages d’hier et d’aujourd’hui (Clivaz 2015). Comme il l’explique, «le temps des flibustiers est ouvert, et particulièrement dans les Caraïbes il fleurit entre 1630 et 1670. [D]ans les nouveaux mondes, tout est offert à profusion par la divine Providence. […] On n’est plus dans une économie du don et de l’échange, mais de la “prise”, que l’on retrouve jusque le titre d’un livre du philosophe hollandais Grotius, Le droit de prise. La tempête de l’histoire a brisé tous les liens» (Abel 2009a, 108). C’est ainsi, «sur l’océan il n’y a plus ni roi ni pape, on est seul avec Dieu, on a tout quitté. Obligés de vivre chaque jour sans être trop assuré du lendemain, on sait vite qu’il est impossible de s’approprier la mer, de la retenir entre ses doigts. Les individus cependant sont ainsi déliés pour contracter des alliances nouvelles, des libres alliances : le droit de partir est la condition du pouvoir de se lier. Et la grande question politique deviendra alors peu à peu “comment rester ensemble” alors qu’on peut toujours partir, se délier» (Abel 2009b, 114-115). Au 17ème siècle, «parce que sur l’océan tout se délie, il faut repenser les amarres, les attaches, les cordes, les nœuds, et les pactes» (Abel 2009a, 108).
Il n’y a pas grand chose à rajouter. L’océan, c’est la moindre parcelle de nos territoires. Il nous faut urgemment repenser «comment rester ensemble», repenser nos amarres, nos attaches, nos cordes, nos pactes. Et vite, car déjà ceux qui estiment savoir penser pour nous préparent de nouveaux liens obligés : Theresa May tente de se dédouaner en souhaitant «réguler le cyberspace», comme le commente sceptique un article de Wired du 6 juin.
Vous avez déjà tenté d’enfermer l’océan fait d’eau et de sel, vous? Vouloir mettre Internet sous chape s’apparenterait à la même naïveté. Commençons simplement par nous rendre compte que de nouveaux drapeaux noirs nous indiquent les pirates d’aujourd’hui, sans territoire, sans pacte, sans alliances fixes. Ce n’est qu’après avoir mesuré le dérisoire de nos petites barques, lémaniques ou autres, qu’une prise de conscience à large échelle pourra être à même de soutenir ceux et celles qui oseront prendront le large pour tenir tête aux pirates. Et, in fine, repenser les pactes et les alliances, pour permettre des voyages aux risques mesurés sur les océans en ligne et sur la terre ferme.
Abel, Olivier. L’océan, le puritain, le pirate. Esprit 356 (2009a), p. 104-110.
Clivaz, Claire. En quête des couvertures et corpus. Quelques éclats d’humanités digitales. Dans Carayol Valerie & Morandi Franc (éd.), Le Tournant Numérique des Sciences Humaines et Sociales, Pessac, MSHA, 2015, p. 97-109.
D’un ton badin, Isabelle Falconnier ponctue l’excellent 26minutes de ce soir en expliquant que rien ne distingue journalistes et écrivains, à part cette «toute petite différence» de la fiction. De tels propos la situe parmi celles et ceux qui, surfant d’un monde à l’autre, d’un écran à l’autre, considèrent qu’au fond tout est dans tout: les délimitations et les définitions, si elles n’ont jamais existé, ne comptent guère. Du coup, la fiction, on en fait son affaire.
Ce sentiment très général du «tout dans tout», cette perception affadie des différences entre réel et non réel, se retrouve jusque dans la mollesse des réactions de l’opinion publique à voir le Front National au deuxième tour de l’élection présidentielle française. Les quinze années écoulées nous ont-elles donc à ce point plongés dans la léthargie intellectuelle, immergés dans un monde à portée de clic, où la démocratie tolère des discours de plus en plus extrêmes ?
A n’en pas douter, le réveil de la génération «tout dans tout» sera rude, car limites et frontières sont en train de se redéployer pour dessiner des territoires qui risquent bien de nous quadriller. Alors que la signature sur le page de garde d’un livre dit encore une symbolique forte, la reconnaissance faciale et ses masques se développe à une vitesse impressionante, comme le montre les travaux de l’IDIAP à Martigny. Le monde numérique, après s’être saisi de nos empruntes digitales et les avoir silliconnées, se prépare à vouloir capter nos traits. Le délit de faciès, n’en doutons pas, va y trouver un élan revigoré. Attention désormais à ne pas regarder notre écran d’un air louche ! De fait, nous déléguons chaque jour davantage la délimitation entre réel et fiction aux langages numériques. Cette frontière ne s’efface donc pas, elle devient draconienne, alors même que nous ne la percevons guère.
Ces quinze dernières années donc, nous avons tristement appris à tolérer de voir la violence s’exercer de manière exponentielle, violence verbale ou physique. Et nous ne réagissons plus ou presque : à n’en pas douter, le réveil sera rude. Reste la possibilité du discours qui nous redonne un instant le goûte de l’utopie, tel celui tenu par Etienne Cardiles, lors des obsèques de son compagnon, policier tué en fonction aux Champs-Elysées. Si justes et percutantes, ces quelques minutes ont néanmoins attisé la violence de certains : les délimitations portées par la haine de l’autre quadrillent notre société. Leur réalité dépasse la fiction.
Il est grand temps de sortir de notre léthargie pour entrer dans une veille de résistance, et œuvrer de manière décidée à la collaboration entre forces politiques de droite et de gauche, seul rempart possible aux dérives extrêmistes. Tel est mon vœu à la veille des élections cantonales vaudoises.
2016 aura été une première pour la Suisse : pour la première fois, l’une de nos traditions a été reconnue comme «patrimoine culturel immatériel» (PCI) par l’UNESCO. Il s’agit de la fête des vignerons, présentée par une video enjouée qui montre bien l’ancrage de la fête dans une micro-société. Le carnaval de Bâle est en examen.
Cette démarche de l’UNESCO nous fait à nouveau flirter avec les contradictions de nos perceptions de «l’immatériel» (voir le blog du 2 juillet dernier). Ce patrimoine «immatériel» se matérialise en fait de plus en plus via le support digital : le voici enregistré, filmé, expliqué, commenté par les acteurs anonymes mêmes qui le portent. Comme l’explique Hughes Sicard dans le récent collectif Patrimoine culturel immatériel et numérique, lorsque l’UNESCO a ouvert la démarche du PCI en 2003, les textes fondateurs n’impliquaient pas le numérique, mais celui-ci avait été mentionné dès les discussions préparatoires de l’entreprise dès 1989 [1]. La matérialité digitale nous appelle à revisiter encore autrement notre perception de l’immatériel, pour penser ce patrimoine culturel qu’on estimait volatile.
A l’heure où la terre s’est enfoncée dans la nuit la plus sombre depuis 500 ans, nous dit-on, j’ai pour ma part bien envie de promulguer «patrimoine culturel immatériel» mondial toutes nos fêtes de la lumière : Noël, la fête chrétienne du 25 décembre ; Hanouka, la fête juive des lumières, qui a lieu cette semaine en 2016 ; ou Diwali, la fête indienne des lumières, en automne. Le fait de devenir «patrimoine culturel immatériel» pourrait-il protéger un temps soit peu nos marchés de Noël, devenus si fragiles depuis quelques jours ? Faut-il se dépêcher de les numériser pour qu’au moins on puisse s’y rendre virtuellement, en toute sécurité, muni de lunettes ad hoc ? Arrivés à ce point on hésite, on regrette même peut-être déjà de tant vouloir numériser cet héritage immatériel, de la fête des vignerons au vin chaud. Et pourtant, ce ne sont certes pas les lunettes virtuelles qui sont en train de nous contraindre à protéger nos marchés: nous n’avons pas eu besoin d’attendre leur arrivée pour avoir de la peine à regarder la réalité en face.
Incertaine, notre génération hésite entre le matériel, le virtuel, l’immatériel, et «on avance peu à peu, comme un colporteur d’une aube à l’autre», selon les mots de Philippe Jaccottet. On avance peu à peu d’une fête des lumières à l’autre, dans un marché de fin d’année aux dimensions planétaires. Et vous, mettrez-vous du matériel, de l’immatériel, du virtuel, du réel au pied de votre sapin ? Nous en avons débattu le 24 décembre au matin sur RTS la 1ère, dans l’émission d’Antoine Droux.
[1] Hughes Sicard, «Le numérique au secours du patrimoine culturel immatériel ?», dans Patrimoines culturel immatériel et numérique, Marta Severo et Martine Cachat (dir.), L’Harmattan, 2016, p. 32-40 ; ici p. 32 : «Au cours des années 1990, les réunions d’évaluation de la Recommandation de l’Unesco sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire (1989) laissent transparaître des questionnements sur les possibles effets de l’émergence des nouvelles technologies».
Depuis ce 1er novembre, nous voici entrés dans ce 500ème anniversaire de la Réforme qui se conclura le 31 octobre 2017. On me permettra ici de prendre un peu d’avance pour penser la suite, la Réforme an 501, en ouvrant la réflexion via l’un des points forts de cette confession chrétienne : sa volonté d’être en prise à la culture. L’illustration en est vite choisie, car les protestants, qui ont tant misé sur le rapport au livre – ou du moins à l’écriture selon leur adage phare sola scriptura, «par l’écriture seule» –, sont aujourd’hui fortement provoqués par la mutation digitale de l’écriture, en exode depuis les pages papier jusque sur l’écran d’ordinateur. En choisissant comme étandard le sola scriptura, on peut dire que les protestants ont poussé à l’extrême une intuition liée dès l’origine à l’émergence du christianisme. En effet, tant le professeur au collège de France Roger Chartier que le papyrologue américain Roger Bagnall, avec d’autres, ont démontré la synergie établie entre
l’émergence du livre, le codex avec ses pages, et la naissance du christianisme, aux premiers siècles de notre ère [1]. Qu’arrivera-t-il donc au christianisme, et qui plus est à la Réforme, si nous sortons du livre ? Répondre en réformée à cette question, c’est d’abord se demander ce qu’il arrive à la culture occidentale quand l’écriture sort du livre.
L’écriture digitale représente un choc culturel qu’il n’est désormais plus besoin de démontrer : Le Temps a ouvert le débat ces jours sur la place de l’apprentissage informatique à l’école. A mon sens, Jean Romain illustre fort bien comment «prêcher le faux pour signaler le vrai», en pointant sur deux thématiques clés, qu’il conduit toutefois dans une impasse. Premièrement, le virtuel : il considère «qu’il ne remplace pas la fiction», qui, elle, permettrait de «rendre tangible la réalité», alors que le virtuel songerait à la remplacer. Avant lui, Umberto Eco a montré une difficulté similaire avec le virtuel, estimant que le Web conduit à l’indistinction entre la vérité et l’erreur [2]. La couverture du livre, certifié par une collection reconnue, semblait garantir le réel, mais c’est précisément de cette illusion que le virtuel nous fait revenir. Quand une information est jetée sur le web, il nous faut certes sans cesse la vérifier, la confronter, mais nous pouvons souvent le faire au vu de la multiplicité des sources à disposition. Nous ne faisons alors rien d’autre que mettre en œuvre le jugement de la communauté qui assure les frontières du réel, telle que décrite en son temps par le philosophe Charles S. Peirce comme «sans limite et capable d’augmenter indéfiniment la connaissance» [3]. Le numérique nous provoque, c’est vrai, à adopter une autre posture pour établir des limites du réel, mais elle est tellement plus passionnante. Elle se prête très bien à être mise en œuvre collectivement dans la salle de classe, pour peu qu’on se distancie d’une perception verticale de l’enseignement. Qu’on écrive au silex ou à l’ordinateur, que l’école serve d’abord à former des esprits citoyens, critiques et solidaires, membres la communauté peircéenne, le reste suivra.
Projection de l’augmentation attendue des données audio-visuelles (video, images, audio). Source: IBM Market Insights 2013. Cité par AVINDH SIG
Deuxièmement, Jean Romain se plaint du fait que le numérique nous entraînerait dans une «pulsion scopique. Il s’agit de voir, de visualiser, de mettre l’accent sur l’écran qu’on a sous les yeux, de satisfaire notre appel au spectacle», dit-il. Et c’est vrai qu’à considérer certains chiffres, on ne pourrait que penser qu’il a raison : depuis le milieu des années 2000, le volume des données qui transitent online concernent surtout des vidéos et des images, et cela ne va faire sans doute qu’augmenter. Mais c’est là qu’il nous faut serrer de près le rôle et l’impact de l’écriture digitale. En effet, en régime informatique, l’interface en ligne de commande (CLI) l’emporte en précision et efficacité sur l’interface graphique (GUI). Autrement dit, lorsqu’on commence à «regarder ce qui se trouve sous le capot», pour reprendre l’expression de Martin Vetterli, l’écrit l’emporte encore bel et bien sur l’image, si on s’aventure dans les langages de programmation : ce que vous pouvez faire en écrivant via le terminal de votre ordinateur sera toujours plus précis et rapide qu’en utilisant l’interface graphique de votre ordinateur, toute Mac fût-elle.
Alors oui, je suis absolument convaincue que tous les élèves doivent avoir des notions basiques de codage et de programmation, pour précisément devenir conscients de leurs apriori et développer leur sens critique. Nous aurons alors intégré l’approche décapante de la mathématicienne diplômée de Harvard, Cathy O’Neil, dans Weapon of Math Destruction (2016) : elle y explique de quelle manière les “big data augmentent les inégalités et manipulent la démocracie”. Emmener les élèves dans les dédales du code, même basique, ne fait toutefois pas encore l’unanimité. Dans son blog du Temps, Blaise Reymondin rappelle qu’au début des années 80, les jeunes ados que nous étions ont pu suivre des cours de programmation, mais ne croit «pas que ce soit un prérequis aujourd’hui». Or c’est justement parce qu’on a cessé ensuite d’enseigner des bribes de programmation à l’école que nous nous sommes tous éloignés – et les femmes en particulier – des apriori de cette culture informatique. Et nous voici à ranger bien poliment ce monde qui nous ne maîtrisons pas dans un cloud, une «nuée» aux relents célestes.
Et oui, chassez la théologie et les aspirations au divin, elle reviennent au galop, surtout dans nos perceptions du monde informatique, comme je l’avais souligné dans un blog du 4 juin dernier. Dans le contexte culturel de l’écriture au risque du code, la première tâche d’une théologie réformée, toujours prompte à la chasse aux idoles, devrait être de collaborer à dédiviniser l’informatique. Et donc soutenir un enseignement basique à tous des apriori de ce langage, pour développer une conscience
critique face à lui. La seconde devrait être d’entretenir encore et toujours un dialogue critique avec la liturgie catholique qui a ce beau geste de présenter le «livre» des Evangiles bibliques lors de leur lecture communautaire. Mais un geste qui va inexorablement devenir de plus en plus en décalage avec notre contexte culturel. Je ne crois pas une seconde que les prêtres de demain tendront à bouts de bras un ipad ! Par contre, ce geste va devenir en partie obsolète, et signaler une mémoire du passé au cœur du christianisme, tout comme le sont les rouleaux de la Torah à la synagogue. Ce n’est pas grave en soi : il faut juste prendre conscience de ce décalage culturel qui s’instaure, et se tenir prêt à repondérer l’équilibre entre parole, image et écriture dans la théologie chrétienne. Un beau défi.
Par ailleurs, la veine réformée aura la liberté d’innover, de construire ses cultes autour d’applications qui pourraient favoriser les interactions entre le/la célébrant/e et l’assemblée, si les protestants ne restent pas prisonniers d’une nostalgie du livre. S’ils acceptent, dans la foulée du roman de Ray Bradbury Fahrenheit 451, que c’est bien les êtres humains qui sont les vrais porteurs des Ecritures et leurs couvertures livresques de chair et de sang. Enfin, il faudra encore compter avec cet immense défi pour la Réforme an 501 : reconsidérer le rapport au corps, alors que d’une emprunte de pouce nous pouvons désormais payer via nos smartphones ; alors que nous serons soulagés de bénéficier, le cas échéant, d’une prothèse bionique. Car l’Ecriture n’est pas la seule qui se voit livrée à la sphère digitale : le corps l’est aussi, ce corps incrusté au cœur des rites de la foi chrétienne. En effet, à chaque fois qu’on partage le pain et le vin dans une église, Cène protestante ou Eucharistie catholique, on répète ces mots bibliques de Jésus de Nazareth : «ceci est mon corps donné pour vous». Cet homme a pris le risque de livrer son corps pour les autres. Il n’aurait pas craint, je crois, de voir le corps des Ecritures livré au codage électronique, tant que la parole peut encore s’y faufiler et garder la lettre algorithmique de vouloir devenir Esprit.
[1] Voir C. Clivaz, «The New Testament at the Time of the Egyptian Papyri. Reflections Based on P12, P75 and P126 (P. Amh. 3b, P. Bod. XIV-XV and PSI 1497)», dans Reading New Testament Papyri in Context – Lire les papyrus du Nouveau Testament dans leur contexte (BETL 242), C. Clivaz – J. Zumstein (eds.), with Jenny Read-Heimerdinger and Julie Paik; Leuven : Peeters, 2011, p. 15-55.
[2] U. Eco, Le vertige de la liste, M. Bouhazer, Paris : Flammarion, 2009, p. 360.
[3] N. Houser et alii (éd.), The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings, vol. 1, Bloomington/Indianapolis: Indiana University Press, 1992, p. 52. Ma traduction.
Unbound, littéralement «délivré», est une entreprise éditoriale qui ne peut que fasciner. Intégrant le meilleur de la culture collective et interactive du Web, Unbound se décrit comme un éditeur permettant de donner vie à des idées, via le financement participatif.
Jusqu’à aujourd’hui, 97’521 personnes de 158 pays se sont engagées à verser 2,9 millions de livres sterling pour subventionner 169 livres, dont 5 ont gagné des prix littéraires et 4 sont devenus des best-sellers. On se réjouit de voir ici moult livres délivrés, unbound, dans un bel élan collectif.
Alors que nos auteurs tentent de rassembler de quoi payer leur ticket de train pour aller au salon du livre du coin, c’est ici le 50% des bénéfices qui vont à l’auteur. Synopsis, extrait, possibilité de discuter avec l’auteur sur un forum, tout est mis en oeuvre pour promouvoir une idée d’écriture. Mais c’est surtout la vidéo de présentation qui est en charge de faire la promotion de l’ouvrage à subventionner. Rêvez-vous de lire cette nouvelle post-apocalyptique, Tatterdemalion? C’est une vidéo qui vous en convaincra, musique et dosage émotionnel à l’appui. Et c’est là sans doute la pointe d’humour de l’entreprise: c’est le voir et l’entendre, l’image et le son, qui vendent l’écriture.
Unbound est peut-être en train de tellement bien «délivrer» le livre, que la plateforme pourrait conduire à aller plus loin qu’elle, de fait. Car, j’en suis convaincue, l’enjeu des transformations de la lecture n’est pas ce binôme tristounet «paper or not paper», qu’on nous rappelle régulièrement pour s’en réjouir ou s’en lamenter. Le digital nous met face à une autre radicalité: voir l’écriture devenir une forme d’expression parmi d’autres, provoquée sans cesse par l’image et le son, au sein d’une “littératie multimodale” pour le dire savemment, ou au sein d’une culture qui marie texte, image et son, pour le dire rapidement.
Sans flagornerie, je soulignerai ici combien ce journal qui accueille nos blogs se montre être à temps via les applications multimédia qu’il développe, les «labs». Elles me sont un excellent objet d’étude, à voir les journalistes à l’oeuvre de cette production multimodale: tantôt ils maintiennent ferme le leadership de la voix de l’auteur et conservent un goût pour la linéarité malgré tout, tantôt ils se livrent à des concurrences de points de vue, par exemple dans cette série où l’audio et l’écrit décidément ne vous brossent pas le même tableau. Je fais le pari qu’Unbound, ou son petit frère, offriront bientôt à leurs auteurs de pouvoir créer ce type d’objet culturel. Du côté artistique, certains foncent: allez donc voir/lire/entendre «où le monde double s’effondre» de l’écrivain François Bon. J’y reviendrai dans un autre blog.
Qu’il est fascinant et déroutant de suivre les joutes de l’oral et de l’écrit dans la culture digitale, une saga déjà évoquée sur ce blog au mois de mai. Parler va plus vite qu’écrire, on le sait : les systèmes d’écriture rapide – tachygraphie – existaient déjà dans l’Antiquité, lorsque les esclaves lettrés prenaient les notes des discours des orateurs. Il en ira ainsi jusqu’à la sténographie, remplacée inexorablement par les moyens technologiques: c’est en 2005 que l’assemblée nationale française abandonnera ses sténographes pour des «rédacteurs de débat» [1].
Le parler prend chaque jour un plus de court l’écriture. L’OBS/Rue 89 racontait récemment avec emphase que la petite Asmine, 5 ans, avait trouvé seule la fonction micro pour faire rédiger son courriel en le dictant à la machine, alors que sa maman n’épelait les mots pas assez vite à son goût. Quant aux quarantennaires, ils sont susceptibles de passer du jour au lendemain des What’s up écrits aux What’s up oraux, reformatés par leurs ados : la graphie en devient à l’évidence bien différente et franchement sibylline si on n’a pas… le son. Dans les What’s up oraux, la voix est là avec son émotionnalité et on a d’un coup beaucoup plus d’infos sur l’état d’âme de l’autre que via quelques mots écrits, abrégés en vitesse.
Portrait du Fayoum, 160-170 CE; domaine public USA; wikicommons: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fayum_portrait_BM_EA_65346.jpg
On le pressent déjà, garder le rythme d’une écriture lente, reprise, pondérée, sera de plus en plus un défi, et aussi une nécessité. Tôt ou tard, nous ne ferons plus que rêver de moments de retrait loin du rythme continu de la production et de la communication digitales. A voir cet incroyable journal rédigé entièrement à la main par des prisonniers politiques en Turquie, on se sent aussi prêt à tous les combats pour maintenir l’enseignement de l’écriture à la main, si tant est qu’une fois il est menacé, parce qu’on aura considéré que cela ne va assez pas vite…
Mais toujours est-il que le parler tiendra de plus en plus la dragée haute à l’écrit. Dans cette perspective, on a tout avantage à se rappeler que dans l’Antiquité, à peine 10% des personnes savaient lire, et encore moins lire et écrire. Mais que cela n’empêchait pas ceux que nous nommerions aujourd’hui «illettrés» de produire une culture à nulle autre pareille: un ancien papyrus d’Egypte nous parle d’Artémidore, un peintre qui n’avait pas besoin d’être lettré pour faire des portraits magnifiques [2], dans le style de ceux du Fayoum [3].
[1] Delphine Gardey, « Scriptes de la démocratie : les sténographes et rédacteurs des débats (1848‑2005) », Sociologie du Travail, vol. 52, n° 2, avril‑juin 2010, p. 195‑211.
[2] Il s’agit du Papyrus Oxyrhynque VI 896; voir C. Clivaz, “Literacy, Greco-Roman Egypt”, in The Encyclopedia of Ancient History, First Edition, Roger S. Bagnall, Kai Brodersen, Craige B. Champion, Andrew Erskine, and Sabine R. Huebner (ed.), Blackwell Publishing Ltd., Oxford, 2013, p. 4097–4098 ; DOI: 10.1002/9781444338386.wbeah07056
[3] Elle reste superbe à écouter sur youtube cette conférence de Jacques Berger sur le Fayoum, malgré le temps qui passe, et le style avec.
Dans le flou des informations diverses nous arrivant de Rio, le Washington Post signale “qu’il utilisera des robots pour écrire des récits sur les Jeux Olympiques”. Et ce depuis le 6 août, devenu D-day de l’automatisation journalistique olympique. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes: les “journalistes humains” (on se réjouit de la précision) pourront “travailler à des tâches plus intéressantes et complexes”, alors que se rédigent des comptes-rendus automatiques de scores et résultats. Et le responsable des projets digitaux du journal d’affirmer qu’on ne cherche pas à remplacer les reporters, mais “à les libérer”.
Reviennent alors en tête de nombreux récits de science-fiction, à commencer par le célèbre Littératron de Roger Escarpit (1964) qui racontait, déjà, la machine à écrire des textes. Ironie des situations, un véritable Littératron sera créé au début de notre millénaire par Isabelle Audras et Jean-Gabriel Ganascia, sous la forme analytique d’un logiciel textuel prompt à “extraire automatiquement des motifs syntaxiques à partir de textes écrits en langage naturel”. Le chercheur français m’a attesté de vive voix ne pas avoir consciemment repris le nom du Littératron d’Escarpit. De quoi donner envie de relire le roman, pour nous interroger sur la manière dont une culture peut tous nous imprégner, plus ou moins consciemment.
Gayatri Chakravorty Spivak au Goldsmiths College; CC BY-SA 3.0; auteur: Shih-Lun Chang
Dans le Littératron (le roman donc) domine la critique féroce des élites quelles qu’elles soient, littéraires, militaires, économiques ou académiques. Je ne crois pas que l’automatisation provoque d’elle-même une somnolence intellectuelle qui conduirait de facto à devenir des “subalternes”, selon le terme mis en scène par Antonio Gramsci. L’auteure indienne Gayatri Chakravorty Spivak, faisant mémoire de Gramsci et Jacques Derrida, nous invite à cultiver une “familiarité critique”, une critical intimacy, avec ce à quoi nous voulons précisément résister.
On nous veut “heureux humains” libérés par l’automatisation? Qu’à cela ne tienne: à nous de cultiver une familiarité critique à ces conditions, au sein-même de ce nouveau bonheur concocté pour nous. En rendant robuste ce qui nous constitue à l’intime: le for intérieur.
«Mais par quel corps on commence ?» s’écrie Francesco, pompier de Syracuse, au moment d’entamer la tâche impensable. Avec son collègue il doit commencer à collecter les restes des 500 corps sénégalais encastrés dans un navire qui a sombré au large de la Sicile, et que les autorités italiennes ont décidé de remonter des eaux. Le Grand Format RTS du 22 juillet nous explique que les motivations sont multiples à l’origine d’une telle opération, menée sur 12 jours, 24 heures sur 24, et qui a déjà coûté dix millions : la scientifique de service nous fait bien comprendre l’importance de ce qui va être une base de donnée unique au monde. Mais la douleur des familles motivent les gestes de la plupart.
La RTS a eu le courage de glisser au début du reportage deux photos des corps dans le navire, prises par un anonyme : vous les voyez, et votre cerveau immédiatement croit voir des images couleur de Nuit et Brouillard (1956). Cette impression, aussi fulgurante que violente, est confirmée peu après par les commentaires des pompiers qui comparent ce qu’ils ont découvert aux charniers des camps de concentration.
Max Slevogt: Arrivée dans le port de Syracuse, 1914, domaine public, wikicommons
Dans cet été de plus en plus rouge, il est sans doute urgent de se demander «par quels corps on commence», car cette question relie de manière incisive nos divers désarrois suscités par des charniers résultants de folies meurtrières disjointes : charniers des vaisseaux naufragés, charniers des attentats terroristes, ou des folies meurtrières individuelles, ou encore charniers des violences militaires. Dans notre mémoire collective, les amas de corps sur sol européen commencent à s’entasser, à s’inscruster, au risque de nous faire oublier les monceaux des dépouilles de ceux qui rêvaient d’y venir, dans cette Europe. Alors qu’il est encore impossible de commencer à comprendre ce qui nous arrive, en Europe et au seuil de l’Europe, je saisis la question de Francesco comme une invitation urgente à ne détourner les yeux d’aucun de ces carnages en parallèle, jusqu’aux tréfonds de la câle du navire sénégalais. C’est là que les pompiers de Syracuse ont commencé pour nous.
La date de 1981, je la connaissais bien : l’inscription dans la loi suisse de l’égalité entre hommes et femmes. Mais ce n’est qu’à l’occasion des manifestations prévues pour ce mardi 14 juin à l’Université de Lausanne que j’ai réalisé que cette loi n’était entrée en vigueur que 15 ans plus tard, le 1er juillet 1996. Cette toute petite vingtaine d’années me paraît aujourd’hui d’une fragilité déconcertante. Car rien ne semble acquis d’un rapport harmonieux entre les genres, quels qu’ils soient.
Domaine public; auteur: Mutxamel (wikicommons)
L’impensable, en effet, se produit. On a appris le 5 juin dernier que le Synode luthérien de Lettonie avait décidé de mettre fin à l’ordination des femmes pasteurs, inaugurée dans cette Eglise en 1975. De fait, 30 Eglises luthériennes sur 145 ont aboli la possibilité d’ordonner des femmes pasteurs, apprend-t-on dans un article de Protestinter qui précise qu’à l’occasion de la discussion en Lettonie, des théologiennes ont «été violemment insultées par des pasteurs sur leur site web, si bien que les commentaires ont dû être désactivés». Du côté de Bâle, on a failli accepter qu’on ne serre plus la main d’une femme en raison de son genre. Et nous tremblons de la tuerie de ce week-end dans une discothèque gay d’Orlando sous revendication d’extrêmisme religieux. Oppression des femmes et des minorités sexuelles se nourrissent souvent des mêmes discours.
Et pourtant dans ma mémoire culturelle résonnent avec obstination ces mots bibliques, sous le style de l’apôtre Paul qui plus est: «en Christ, il n’y a plus ni homme, ni femme» (Lettres aux Galates 3,28). Des femmes courageuses s’inspireront de cette parole jusqu’au 4ème siècle pour former une église minoritaire avec des femmes prêtres et évêques, raconte – courroucé – le père de l’Eglise Epiphane (voir son ouvrage Panarion 2,1-3). Mais l’évêque luthérien de Lettonie avance en 2016 d’autres passages du même apôtre Paul pour interdire aux femmes la prise de parole ministérielle. Le religieux entretient de mémoire millénaire des relations bien souvent désolantes avec les questions de genre, encore que certaines avancées demeurent possibles, comme le rite pour couples partenariés voté à la quasi unanimité par le Synode de l’Eglise évangélique réformée vaudoise en 2012 et 2013.
Si tout est à repenser et à fonder sur de nouvelles bases dans les rapports de genre, c’est qu’il aura fallu deux générations pour prendre la pleine mesure des transformations provoquées par ce tournant décisif : l’invention de la pillule contraceptive dans les années 50. La possibilité de dissocier la sexualité de la procréation, et de pouvoir envisager la vie de couple sans enfants, redistribuent les cartes des rapports entre individus. Jusqu’à l’imposition individuelle qu’on commence enfin à discuter. L’heure est à l’alliance entre individus autonomes pour vivre le couple : c’est de là que pourra peut-être naître la complète mise en oeuvre de l’égalité. Ce n’est que depuis le 1er juillet 1996 que les filles naissent vraiment libres et autonomes dans notre pays, sans encore qu’on leur garantisse un salaire égal à conditions égales. Elève Helvétie, contrôle d’études genre 2016 : se donne de la peine et en a.
Le 1er juin dernier, l’Associated Press Stylebook, «bible grammaticale et linguistique pour les journalistes américains», a fait perdre sa majuscule à Internet. Tout l’intérêt de cette évolution orthographique est d’observer les différentes raisons qui sont avancées pour s’y opposer ou la motiver. Bob Wyman, expert chez Google, rappelle que la majuscule permettait de le différencier des autres sortes d’internet, mais l’usage est désuet justement.
Deux galaxies de l’univers primitif. European Southern Observatory (ESO) CC BY 4.0, wikicommons
Dans le camp des pour, Thomas Kent, éditeur de l’Associated Press, s’enthousiasme dans le New York Times du fait qu’internet, pour les jeunes, serait «comme l’eau». Inquiétante comparaison qui ne semble pas concevoir une seconde qu’on puisse être privé de l’un ou de l’autre. Pour l’éditeur, la majuscule impliquait aussi qu’on perçoive internet comme «un lieu physique avec un nom propre», alors qu’il n’y a pas «beaucoup de personnes qui le voient encore ainsi». Si pour Kent la perte de la majuscule à internet en dit l’omniprésence jusqu’à sa capacité fantasmée de se dédouaner des limites des lieux physiques, il y a de quoi rester songeur.
Et ce d’autant plus que des arguments de toute-puissance peuvent aussi bien se retrouver sous la plume de ceux qui défendent une majuscule à l’Internet, tel le philosophe Paul Mathias qui disait dans un interview en 2015 qu’«Internet désigne plusieurs réseaux comme l’Univers désigne plusieurs galaxies. Dans ce cas, pourquoi retirer l’article ? On devrait écrire – et dire – “l’Internet” et doubler la majuscule d’un déterminant». Et Matthias de conclure : « C’est drôle, il n’y a qu’un mot en français où l’on utilise une majuscule et pas de déterminant sans que ce soit véritablement un nom propre : c’est “Dieu”».
Décidément, la culture française ne se remet pas du choix de traduction de computer en «ordinateur» par le professeur de Sorbonne Jacques Perret, justifié théologiquement, voire cléricalement dans cette lettre au président d’IBM en 1955: «Que diriez-vous d’ordinateur? C’est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot de ce genre a l’avantage de donner aisément un verbe ordiner, un nom d’action ordination».