Internet avec ou sans majuscule, ou nos fantasmes d’omniprésence

Le 1er juin dernier, l’Associated Press Stylebook, «bible grammaticale et linguistique pour les journalistes américains», a fait perdre sa majuscule à Internet. Tout l’intérêt de cette évolution orthographique est d’observer les différentes raisons qui sont avancées pour s’y opposer ou la motiver. Bob Wyman, expert chez Google, rappelle que la majuscule permettait de le différencier des autres sortes d’internet, mais l’usage est désuet justement.

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Deux galaxies de l’univers primitif. European Southern Observatory (ESO) CC BY 4.0, wikicommons

Dans le camp des pour, Thomas Kent, éditeur de l’Associated Press, s’enthousiasme dans le New York Times du fait qu’internet, pour les jeunes, serait «comme l’eau». Inquiétante comparaison qui ne semble pas concevoir une seconde qu’on puisse être privé de l’un ou de l’autre. Pour l’éditeur, la majuscule impliquait aussi qu’on perçoive internet comme «un lieu physique avec un nom propre», alors qu’il n’y a pas «beaucoup de personnes qui le voient encore ainsi». Si pour Kent la perte de la majuscule à internet en dit l’omniprésence jusqu’à sa capacité fantasmée de se dédouaner des limites des lieux physiques, il y a de quoi rester songeur.

Et ce d’autant plus que des arguments de toute-puissance peuvent aussi bien se retrouver sous la plume de ceux qui défendent une majuscule à l’Internet, tel le philosophe Paul Mathias qui disait dans un interview en 2015 qu’«Internet désigne plusieurs réseaux comme l’Univers désigne plusieurs galaxies. Dans ce cas, pourquoi retirer l’article ? On devrait écrire – et dire – “l’Internet” et doubler la majuscule d’un déterminant». Et Matthias de conclure : « C’est drôle, il n’y a qu’un mot en français où l’on utilise une majuscule et pas de déterminant sans que ce soit véritablement un nom propre : c’est “Dieu”».

Décidément, la culture française ne se remet pas du choix de traduction de computer en «ordinateur» par le professeur de Sorbonne Jacques Perret, justifié théologiquement, voire cléricalement dans cette lettre au président d’IBM en 1955: «Que diriez-vous d’ordinateur? C’est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot de ce genre a l’avantage de donner aisément un verbe ordiner, un nom d’action ordination».

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

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