L’imposition individuelle : accorder de l’attention au temps long

C’est un blog à contre-temps, ou plutôt à contre-rythme. Tout invite à l’urgence en ce début novembre, où la nuit d’Halloween fut bien agitée dans plusieurs villes d’Europe. Confinement, angoisse économique, déboires internes de la RTS et élections américaines : nous débordons d’urgences urgentes. A mon sens, dans un tel emballement, il devient prioritaire d’accorder de l’attention à ce qui se déroule sur le temps long : c’est au moins aussi efficace qu’un cours de yoga pour habiter le réel tumultueux.

Le temps long, c’est par exemple la motion déposée le 17 juin 2019 par Christa Markwalder, rappelant la motion déposée en 2004 déjà par le groupe libéral-radical et acceptée alors par les deux chambres : “Passage à l’imposition individuelle”. Elle demandait que “le Conseil fédéral [soit] chargé de présenter aux chambres, dans les meilleurs délais, un projet de loi qui, ayant reçu l’aval des cantons, prévoira l’abandon de l’imposition des couples et des familles et la remplacera par l’imposition individuelle, quel que soit l’état civil du contribuable”. Nos institutions politiques ont leur vision toute personnelle des “meilleurs délais” : par beau temps, rien ne presse, en règle générale, d’avancer sur les changements de société. De l’assurance maternité au mariage pour tous, nous avons l’habitude d’aller à pas lents.

La motion de Christa Markwalder n’ayant toujours pas été traitée à l’orée de l’automne, les femmes du parti ont toutefois sorti le grand jeu et annonçaient le 10 octobre le lancement d’une initiative sur ce sujet. L’illustration choisie par la Neue Zürcher Zeitung montre une mariée qui pour une fois semble avoir toutes les raisons de sourire. Le lendemain, c’était au tour de Johanna Gapany de donner avec enthousiasme la réplique au PDC Charles Juillard dans l’émission Forum de la RTS : à écouter la joute rhétorique, on se rend compte qu’il y aura débat, et qu’il est grand temps de l’ouvrir, au nom du temps long nécessaire à expliciter les changements de société fondamentaux. Car c’est bien de cela dont il s’agit.

CC0 1.0, Public Domain, wikicommons; author: truthseeker08 @ pixabay & Font Awesome.

Les fronts sont clairs : Charles Juillard fait tout pour garder le débat sous l’étendard de l’égalité entre couples mariés et dits “concubins” – mais diantre, comment se fait-il qu’on use encore de ce vocable dans le langage juridique – ! Or c’est la bataille d’avant-hier, celle qui faisait encore sens il y a une génération. Oui, l’imposition individuelle marque un véritable tournant de perception de la société, auquel il serait nécessaire de voir adhérer un large front politique. Les valeurs libérales et d’égalité s’y retrouvent en effet : comme le résume la motion Markwalder, “le passage à l’imposition individuelle permettrait quant à lui de tenir compte de toutes les formes de vie commune”. Ce résumé conclut le raisonnement imparable de la motion : “Un nouveau vote sur l’initiative populaire du PDC ‘Pour le couple et la famille – Non à la pénalisation du mariage’ ne résoudrait pas l’un des principaux problèmes puisque cette initiative inscrirait dans la Constitution la définition suivante: ‘Le mariage est l’union durable et réglementée par la loi d’un homme et d’une femme’. Il faut garder à l’esprit qu’il y aura lieu, simultanément, de mettre en œuvre l’initiative parlementaire du groupe vert’libéral 13.486, ‘Mariage civil pour tous’, qui vise un but diamétralement opposé”.

Autrement dit, il y a solidarité de point de vue entre l’établissement complet de l’égalité entre femmes et hommes et l’établissement complet de l’égalité entre couples hétérosexuels et homosexuels : l’imposition individuelle en est une étape clé, à même de fédérer des valeurs de gauche et de droite, celles de l’égalité et de l’autonomie individuelle. Si le COVID-19 nous apprend quelque chose, c’est à nous concevoir chaque jour davantage comme des individus responsables, gérant leur distance à autrui et leurs risques, capables d’autonomie sans isolement. Cette vision plus horizontale et moins généalogique de la société se renforcera certainement dans les années à venir, sur fond de crise climatique. L’imposition individuelle, à cette aulne, apparaît simplement comme un geste de bon sens, qui reconnaît la société fondée désormais sur des consciences individuelles libres et égales, s’associant en couples comme geste second et non pas fondateur, et veillant à l’éducation de celles et ceux qui, devenus adultes, seront à leur tour ces individus composant le corps social.

Le congé paternité : le seul pas en avant européen du week-end ?

Ce 27 septembre aura été une véritable célébration de la démocratie en Suisse : il nous « tardait » de pouvoir à nouveau voter sur le plan fédéral, selon le terme usuel du parler vaudois. Dans tous les objets mis au vote, le soutien au congé paternité est une victoire sociale de très large ampleur, qui marque un véritable tournant dans l’égalité des genres et la perception des valeurs familiales.

Les femmes de ma génération ont en mémoire les débats ubuesques qui précédaient chacune des votations sur l’application de la loi sur le congé maternité, dont le principe avait pourtant été ancré le 25 novembre 1945 dans la Constitution Suisse, et qui entrera en vigueur finalement le 1er juillet 2005. Soixante ans pour une « naissance aux forceps », comme le qualifiait alors un article de Swissinfo. Que nos concitoyens aient pu, quinze ans plus tard, soutenir clairement le congé paternité démontre à quel point l’ambiance culturelle a évolué, bien que là aussi, notre pays ait pris son temps : les médias l’ont rappelé dès le lancement de l’initiative en 2016, la Suisse était le dernier pays européen à ne pas avoir ni congé paternité, ni possibilité de partager un congé parental. Le tournant sociologique est clair, et il est réjouissant de lire Valérie Piller Carrard annonçant la suite : « Début novembre, nous réunirons la gauche, les Vert’libéraux et les partis bourgeois s’ils le souhaitent pour aller de l’avant sur la proposition d’un congé parental ».

Mais c’est encore un autre regard que je porte en ce matin du 28 septembre 2020 sur cette votation : elle représente le seul vrai pas en avant du week-end sur notre positionnement européen. Il semble en effet difficile de porter une appréciation équivalente sur le vote politique qui a heureusement vu le rejet attendu de l’initiative dite de limitation. Ce qu’exprime lucidement Michel Guillaume, correspondant au Palais Fédéral : « Le scénario le plus probable est désormais celui du clash. La Suisse demande une renégociation que l’Europe refuse, à la suite de quoi le Conseil fédéral ou le parlement mettent un terme à l’exercice en cours. En aparté, plusieurs élus, dont certains très influents, évoquent cette piste ».

Auteur: Manavpreet Kaur; © CC BY-SA 4.0, wikicommons

Ce week-end, nous avons donc apparemment évité la mise en isolement économique, sociale et politique, mais nous n’avons certes pas encore fait de pas en avant sur notre relation à l’Europe. Philippe Nantermod avait absolument raison, hier après-midi, dans l’émission spéciale de la RTS qui avait lieu dès midi, de résumer les dix, voire les vingt ans, perdus dans la construction de notre lien à l’Europe à force de devoir mobiliser nos énergies pour contrer des objets proposés à votation. Il serait judicieux de prendre le temps de l’analyse détaillée de cette période, de reconnaître le potentiel « clash » à venir, et d’entrer en dialogue décidé avec les quelques 38% de nos concitoyens qui auraient adopté l’initiative dite de limitation.

Il en va au fond du besoin d’un congé paternité et maternité au lendemain du « non » helvète à l’abolition de la libre circulation. Car nous n’avons dans les mains ni plus ni moins qu’un nouveau-né démuni, une petite fille Europe, qui attend qu’on prenne soin d’elle et la nourrisse avec attention, et que nous fassions des choix éducatifs cohérents pour son bon développement. Tout (re)commence, et j’espère voir fleurir des initiatives à tous niveaux pour nous inviter au dialogue national sur le développement d’une relation harmonieuse à l’Europe, qui soit convaincante pour davantage que 61% d’entre nous.

Lire Dürrenmatt en été : Meine Schweiz

Par l’heureux hasard d’une partie du jeu Geocaching, entraînée par la jeune génération, je me suis retrouvée en possession d’un ouvrage publié en 1998, Friedrich Dürrenmatt. Meine Schweiz. Il rassemble, huit ans après le décès du célèbre auteur, plusieurs essais, poésies, discours théâtraux ou discussions, dont certains ont été traduits en français [1]. Abandonné sans doute depuis un certain temps près de la cache indiquée par le jeu, mais sans lien à cette dernière, l’ouvrage était conséquemment imprégné d’humidité et de soleil, mais tout de même encore apte à la lecture. Il m’invitait à l’emmener, pour le délivrer de son abandon. Parcourir Meine Schweiz en cet été 2020, marqué à la fois par la pesanteur et l’incertitude de la crise du COVID-19 et les votations de fin septembre, fait mouche à plus d’un titre.

Tout à la fin de l’ouvrage, juste avant quelques derniers vers poétiques, se trouve un essai Vom Ende der Schweiz, De la fin de la Suisse, publié à l’origine vers 1950. Dans l’ambiance de l’après seconde guerre mondiale, Dürrenmatt affirme que « la neutralité n’a de seul sens que si elle est utile à l’Europe. […] Ce n’est que dans la justice que se trouve la possibilité d’une liberté qui ne soit pas de l’arbitraire » [2]. Qu’il est adéquat de lire ces lignes à l’instant où nous allons être appelés à revoter sur notre relation à l’Europe. Félix Brun, membre du mouvement pro-Européen suisse Nomes, commentait ainsi en 2016 ce même ouvrage: « au premier coup d’œil, la dimension européenne de la pensée de Friedrich Dürrenmatt ne va pas de soi. [Mais…] Dürrenmatt a toujours été présenté comme un penseur critique qui dressait dans ses ‘étoffes’, comme il se plaisait à appeler ses pièces de théâtre, l’image d’une Suisse internationalement intégrée et consciente de ses responsabilités. Une Suisse qui aurait pu servir de modèle à l’Europe ».

C’est exactement là que réside la force de l’essai De la fin de la Suisse : sans dire rien de plus des pays qui nous entourent, Dürrenmatt réussit en cinq pages à la fois à évoquer l’attachement qu’éprouvent la plupart d’entre nous à notre pays, et la fragilité qu’engendre, paradoxalement, cet attachement. On est sous sa plume, dans les années cinquante, à l’opposé exact de la vacuité du slogan des années 90 « la Suisse n’existe pas », arboré à l’exposition universelle de 1992, et qui avait suscité bien des réactions, comme le rappelle cette archive de la RTS. Avec les étudiants de ma génération, nous assistions quelque peu stupéfaits, dans ces années nonante, aux digressions artistiques d’une Suisse post-soixante-huitarde qui s’exposait au lieu de nous exposer. L’exposition nationale 02 me parut faite du même bois, à y casser des assiettes pour rien, sans dire un seul mot des travaux de la commission Bergier sur les fonds en déshérence, alors qu’elle avait terminé ses travaux en décembre 2001. On attend toujours un faire mémoire circonstancié et collectif de ces pages d’histoire suisse, peut-être lors de la prochaine exposition nationale 2027, espérons-le.

L’essai De la fin de la Suisse se laisse lire de lui-même, en plein été de post-pré-pandémie COVID-19, alors même que nous traversons une fragilisation économique que nous aurions difficilement imaginée possible et dont les contours sont encore bien incertains : « Pour la plupart de nos concitoyens, l’existence de la Suisse paraît être ce qui va le plus de soi au monde. Ils croient que l’état auquel ils appartiennent, rend l’avenir sécure pour tous, tel le sol sur lequel ils se tiennent, et tels les cieux sous lesquels ils marchent. […Or] nous ne savons pas ce qu’il en sera, dix ans de plus ou de moins ne jouent pas un grand rôle dans l’histoire […]. Il en est des états comme des êtres humains : ils peuvent mourir de toutes les manières, à la fois imaginables et inimaginables, de maladie, de malheureux incidents, de suicide, ou alors être tués, telles des mouches contre le mur. […] Nous savons si peu du futur » [2]. Ces propos, d’apparence sévère, le conduisent à faire appel en finale à la justice comme seul lieu possible « d’une liberté qui ne soit pas de l’arbitraire » [3].

Tout est dit : si le récent plan de relance européen réjouit nos entreprises, cet avantage doit d’autant aiguiser notre sens de la justice et de la responsabilité envers les pays qui nous entourent. Dans l’héritage de Dürrenmatt, on cultivera à profit une claire conscience du fait que la stabilité de notre état, loin d’être un sol immuable sous nos pieds, est à regagner chaque jour dans un subtil équilibre avec l’Europe. 

Vor blauen Tramwagen manchmal

Bewegen sich die Vorhänge

Geisterhaft auf die gleiche Scheibe gespiegelt

Erscheint aber auch

Mein Gesicht und die fernere Theke

Schiebt sich

Der Hintergrund vor den Vordergrund.

 Friedrich Dürrenmatt, Kronenhalle [4]

 

[1] Heinz Ludwig Arnold, Anna von Planta & Ulrich Weber (éd.), Friedrich Dürrenmatt. Meine Schweiz. Ein Lesebuch, Diogenes, Zurich, 1998.

[2] Ibid., p. 241 et 242.

[3] Ibid., p. 237-239.

[4] Ibid., p. 243.

Ces avions que nous ne prendrons pas

Enfant dans les années 70, j’ai encore connu ce moment où c’était un but de promenade dominicale que d’aller voir les avions décoller à Cointrin. On gravissait les escaliers – forcément longs pour de courtes jambes d’enfant – jusqu’au sommet de la terrasse sur le toit. Arrivés là, les adultes, parents, marraine, pouvaient nous gratifier d’une glace, qui prenait des allures de victoire alors qu’on contemplait le départ des oiseaux métalliques. Ces avions que nous n’allions pas prendre, qui semblaient d’autant plus désirables que rares, réservés à de grandes occasions qu’on espérait vivre une fois.

Airbus A318-111 d’Air France (F-GUGI) à l’aéroport de Genève; auteur: Handelsgeselschaft; © CC BY-SA 4.0; wikicommons

Enfant dans les années 70, dans nos jeux où nous imaginions nos futurs d’adultes, le must était d’aller « une fois » en avion aux États-Unis pour voir Disneyworld… On en parlait avec la gravité requise, avec l’incertitude du peut-être, et tous les yeux se tournaient vers notre copine qui crânait en disant que, puisque sa marraine habitait là-bas, elle, elle irait sûrement ! Quand est-ce que cela a changé ? Quand donc est arrivé le billet à 35frs, ou moins encore, pour aller à Barcelone, Londres ou Rome ? Au sortir des années bien actives d’éducation de mes enfants petits, j’ai été plongée dans ce monde des billets d’avion bradés, si pratiques pour les activités professionnelles. Et j’en ai largement profité, comme tant d’entre nous, en pensant soigneusement que ce n’était pas normal, que le kérosène, c’était écologiquement coûteux, que l’avion était nettement plus magique du temps de la terrasse du dimanche, mais que bon, c’était tout de même pratique.

Et puis est arrivé le ciel bleu cristallin d’avril 2020 au-dessus de la capitale vaudoise. Pas une zébrure blanche, rien que les chants d’oiseaux, et l’impression de n’avoir jamais vu les cieux ainsi. Comme beaucoup d’entre nous, je sais que je ne reprendrai pas l’avion cette année. Manifestations professionnelles et vacances, tout fut stoppé net. Comme un certain nombre d’entre nous aussi, j’espère que nos habitudes vont se modifier complètement, que l’avion redeviendra un phénomène peu fréquent dans nos vies, avec des billets à un coût réaliste. J’espère que l’avion reprendra dans nos imaginaires sa fonction d’utopie, celle qui nous fait regarder vers en-haut. Avoir fait l’expérience du télétravail a démontré que beaucoup de tâches pouvaient être accomplies harmonieusement à distance. Nous avons retrouvé avec bonheur du temps partagé avec nos proches, au lieu des sempiternels « jours de voyage » aller et retour. Nous avons tous appris à faire autrement.

Quand bien même notre parlement a voté sans sourciller 1,275 milliard de francs pour supporter nos avions sans contrepartie environnementale, il est encore largement temps de décider collectivement que nous allons continuer à faire autrement. Que nous avons la réserve mémorielle nécessaire pour rendre au voyage en avion son statut d’événement peu courant, à prix ad hoc, réservé aux circonstances adéquates. Et que les voyages en train ont un charme à nul autre pareil.

Elle s’appelle «Corona», et c’est une réussite nationale

Dans mon blog du 24 avril, je cherchais un nom pour cette application de traçage du virus, préparée par l’EPFL et l’EPFZ. Ces derniers jours, dans la presse et les médias, on a commencé à voir son nom technique «DP-3T», et cette  anonymisation nous a permis à tous de réaliser que nos Ecoles fédérales avait réussi l’impensable : développer leur propre produit, prenant de cours Google et Apple. Dans l’émission de CQFD du 30 avril dernier, Alfredo Sanchez, chef de projet, explique : «Le modèle décentralisé est la garantie de cette anonymisation des contacts. Le système mis en place ne travaille que par identifiants complètement aléatoires. Et aucune donnée, mais vraiment aucune donnée, n’est échangée ou stockée sur un serveur centralisé avec des informations personnelles. […] Google et Apple se sont joints, c’est un fait historique, pour reproduire ce qu’on est en train de faire, et on est largement en avance sur le terrain là-dessus» (min. 8.00-8.16).

Je ne suis pas surprise que ce soit en Suisse qu’on lie modèle décentralisé et recherche de technologie de pointe. C’est notre manière d’être et nos usages qui ont permis à cette innovation d’aboutir: nous avons la décentralisation naturelle. Il fallait aussi imaginer l’introduction d’identifiants aléatoires et faire confiance à l’intelligence artificielle, lui donner le droit d’exploiter son potentiel propre, sans lui demander simplement d’agir à la mode des êtres humains. Ce partenariat, cette alliance des personnes et des technologies, dûment discuté sur la place publique et au parlement, me donne confiance, comme citoyenne et comme scientifique. Nous évitons ainsi le risque du fichage des données, redouté dans la version française et européenne de cette application, et qui nous rappelle des souvenirs difficiles, qu’on regarde dans l’histoire plus lointaine ou plus proche.

L’heure de la décision s’approche. Pour ma part, je n’hésite pas : ce week-end, c’est 2000 personnes qui faisaient la queue pour recevoir un sac de 20frs de nourriture à Genève, comme nous l’avons appris hier soir au téléjournal de la RTS. La situation ne nous laisse que le choix d’adopter un comportement citoyen, en associant divers moyens de protection, à commencer par les recommandations de l’OFSP, que nous suivons avec une belle rigueur d’ensemble. «Corona» ne sera qu’un moyen parmi d’autres, mais permet d’espérer que nous puissions mener au mieux nos existences dans les semaines et les mois à venir. Elle restera au choix de chacun, mais selon Alfredo Sanchez, même un « pourcentage plus faible [d’utilisateurs] aurait de toutes façons un impact positif » (CFFD, min.10.10-10.14).

Ce débat, Manon Schick, directrice d’Amnesty International Suisse, l’observe avec attention : « Nous suivons avec beaucoup d’intérêt ce travail, car je pense qu’il pourrait être un exemple pour d’autres pays. Avec nos autres partenaires, nous analysons ce que l’EPFL propose. Nous espérons que les chercheurs seront attentifs à nos recommandations. De toute façon, si une application doit avoir le soutien de la population, des garanties doivent être données, sinon cela sera un échec ». Le débat populaire, public, large est indispensable à notre identité collective, et il est en route.

A point nommé, le communiqué de presse du parlement nous a appris, le premier mai dernier, le nom de cette application, lui donnant ainsi son acte de naissance : Corona Proximity Tracing. Le Conseil des Etats en discutera sous le numéro 20.3168 la semaine prochaine, un débat lancé par une commission du Conseil National dès le 22 avril dernier. Il est révélateur de lire dans son article d’opinion publié ce 3 mai, que Solange Ghernaouti ignore le nom de cette application qu’elle désigne encore de son acronyme anonyme DP-3T, renvoyant dos à dos toutes les applications en préparation. Que le débat parlementaire nous permette un discernement judicieux et serein, par-delà les experts en concurrence.

Quel que soit le devenir de cette application, grâce au meilleur de l’intelligence de nos chercheurs, démonstration a été faite qu’il est encore possible, dans la recherche subventionnée par les fonds publics, d’aller plus vite et plus adéquatement que les géants Google et Apple. C’est le trait ultime de la démocratie que de pouvoir mettre le code d’une telle innovation en libre accès. Voici la res publica, la cause publique, sauve, prenant soin au mieux des citoyens, en pariant sur leur responsabilité libre et individuelle.

Quand les tombes se vident – Hart Island (NY)

Elle s’appelle Hart Islandau large de New York, mais on la surnomme l’« île des morts », car depuis 1869, on y enterre les corps new-yorkais non réclamés par leur famille, ou dont les funérailles ne peuvent être payées, soit près d’un million de décédés. Une vidéo filmée par drone nous a brusquement mis face à la réalité COVID-19 sur cette île : de nouvelles fosses y sont creusées précipitamment pour accueillir en nombres des personnes mortes de la maladie, comme l’explique le journal de La Côte à 8h55 aujourd’hui.

De semblables pratiques ont déjà eu cours dans l’histoire, ne serait-ce que sur Hart Island elle-même, qui a accueilli des personnes décédées du sida dans les années 80, ou comme l’Île des Morts dans le Finistère, au large de Brest, qui servait de cimetière au lazaret de l’île de Trébéron, dévolue à la mise en quarantaine. Nous espérions ces temps révolus, n’est-ce pas ? Les images toutes récentes de Hart Island sont d’autant plus dures qu’elles rappellent les charniers du siècle écoulé, ceux qui nous hantent, et quand bien même les corps reposent ici dans des cercueils de bois léger individuels, et non pas à même la terre, entassés. Il faut comprendre plus loin, et la suite amplifie le premier effroi.

De fait, un article incisif de Gothamist, journal de la radio publique de New-York, expliquait le 9 avril dernier que « l’augmentation des enterrements a commencé suite au changement sans état d’âme des règlements par le service du Chief Medical Examiner : il suffit de garder les corps seulement 14 jours, au lieu du délai habituel de 30 jours, avant de les enterrer sur Hart Island ». Le délai avait même d’abord été réduit à six jours, avant de revenir à quatorze jours. Une telle décision a-t-elle été prise en consultation avec le projet Hart Island, menée par l’artiste visuelle Melinda Hunt, qui porte depuis plus de vingt ans le souci de redonner des noms à ces tombes et d’en assurer la dignité ? On peut à juste titre se poser la question.

Gustave Doré, « La vision de la vallée des ossements desséchés », 1866; domaine public; auteur: Slick-o-bot; wikicommons

Il faut savoir qu’en avril 2018, l’érosion de Hart Island a provoqué la mise à jour de 174 squelettes, monceaux d’os affleurant au grand jour, prêts à tomber dans la mer, ou déjà emportés par les flots. Les tombes qui se vident, littéralement. Des images dignes d’un tableau de Gustave Doré représentant des « ossements très nombreux sur le sol de la vallée, complètement desséchés » (La Bible, Ezéchiel 37,2). Cet épisode de 2018 a suffisamment choqué l’opinion pour que le Federal Emergency Management Agency de New-York attribue alors 13 millions de dollars au projet pour la réhabilitation de cet espace mortuaire, dès début 2019. Que va-t-il se passer maintenant, alors que la cadence d’enterrements est passée de 25 morts par semaine à 24 morts par jour ?

On n’est jamais préparé aux fosses communes, aux enterrements de masse, aux ossements qui remontent à la surface de nos îles de quarantaine. L’urgence de gérer le cours terme, dans la peur de la contagion, conduit à préparer sur Hart Island des suites difficiles. La perspective officielle est de considérer ces enterrements comme « temporaires, au cas où un membre de la famille ou un proche souhaiterait éventuellement réclamer le corps », comme l’explique l’article du Gothamist. En voyant les empilements de cercueils dans les tranchées, on se demande au monde comment on pourra réclamer son mort… Dans quelques années ou décennies, on risque bien de voir ces tombes se vider de leurs ossements, les rendre à la mer, faute de terre. Le Gothamist conclut laconiquement qu’Hart Island devrait être ouverte au public le 1erjuillet 2021.

Cet épisode du COVID-19 nous met face à l’importance des ossements, alors même que la BBC a annoncé cette nouvelle le jour de la fête chrétienne de Vendredi-Saint, qui commémore la crucifixion de Jésus de Nazareth. Au tournant de notre ère, les corps des crucifiés, mort infamante, étaient privés de tombe, de cérémonie funèbre. Les tombes des crucifiés, par définition, restaient vides. Toutefois, l’archéologie nous a livré un seul reste d’un corps de crucifié, un os du pied transpercé par un clou, trouvé en 1968, dans une tombe juive du premier siècle de notre ère, exhumée au nord-est de Jérusalem. Il s’agit de Jehohanan, fils d’Hagkol, issu d’un milieu plutôt aisé et qui avait entre 24 et 28 ans. La trouvaille a suscité et suscite encore des discussions sur le détail des modalités de crucifixion, comme en témoigne cet article archéologique de Kristina Killgrove. Cet os transpercé d’un clou, seul rescapé de cette pratique antique, confirme qu’en de rares cas, il était malgré tout possible de récupérer le corps d’un crucifié, à l’instar de celui de Jésus de Nazareth (La Bible, Evangile selon Matthieu 27, 57-60).

Ce n’est donc jamais en vain que les ossements du passé reviennent à la surface de notre présent, fût-ce un seul. Les ossements surgis en 2018 sur Hart Island devraient impérativement conduire à un dialogue plus large dans la communauté new-yorkaise sur la prise en charge, en ce moment même, de ceux et celles que leurs proches n’auront pas pu réclamer, faute de temps ou de moyens.

 

La saga du téléphone : de la cabine perdue à la reconnaissance faciale

Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez utilisé une cabine téléphonique ? Non ? Et bien de toutes façons, vous n’y téléphonerez plus, du moins sous les cieux helvétiques, car on y a démonté la dernière ce 29 novembre. Le geste pourrait paraître anodin, voir même sympathique, puisque d’aimables cabines à livres ont souvent tendance à se substituer aux cabines téléphoniques.

CC BY-SA 4.0; auteur: Sebleouf; wikicommons

Mais il vaut la peine de s’arrêter à cette nouvelle qui ne manque pas de se colorer d’une autre teinte, lorsqu’on la contraste avec ce qui se passe en Chine ce 1er décembre. En effet, depuis ce jour, il n’est plus possible de se procurer une carte SIM dans ce pays sans passer par une reconnaissance faciale, indique un article du Siècle digital. Une obligation doublée de l’interdiction de revendre une carte SIM : un numéro, un visage, un nom. Utilisées déjà depuis des années, notamment dans les transports publics, «200 millions de caméras de surveillance recouvrent le territoire chinois, elles devraient être 450 millions d’ici à 2020», nous dit-on.

On voudrait pouvoir considérer que ce type de mise en place se joue seulement dans les lointaines contrées d’un pays qui nous persistons à considérer comme l’altérité, mais de fait la France fait mouche en testant depuis juin «l’application pour smartphone ‘Alicem’ [qui] doit permettre de prouver son identité en ligne de manière sécurisée pour accéder ensuite aux services administratifs».  Le ministère de l’intérieur annonçait le 31 octobre qu’elle pourrait «être proposée au grand public d’ici la fin de l’année 2019». Mais la messe des visages pixellisés n’est pas encore définitivement dite, car la CNIL, Commission nationale de l’informatique et des libertés en France, a émis plus d’une réserve dans sa délibération du 18 octobre dernier.

Il serait en effet souhaitable que nos gouvernements et responsables à tous niveaux y réfléchissent à deux fois, ou même trois, car le fantôme du délit de faciès n’est pas loin : en 2018, l’ACLU, l’association américaine pour la défense de la technologie et des libertés civiles, a défrayé la chronique en testant sur les membres du Congrès l’outil de reconnaissance faciale d’Amazon, utilisé par plusieurs services de police aux Etats-Unis. Vingt-huit membres du Congrès avaient été reconnus comme des criminels par l’engin, qui faisait preuve en prime d’un fort biais raciste.

En d’autres termes, que la reconnaissance faciale fonctionne trop bien et devienne synonyme de cadrage absolu de nos existences physico-numériques, ou qu’elle dysfonctionne et nous assimile à un autre, la question demande la plus grande circonspection. A moins que, comme pour tant d’innovations numériques, nous ne soyons déjà trop engagés pour avoir encore la possibilité d’un moratoire sensé. En prenant un avion des Etats-Unis en Europe récemment, j’ai embarqué en montrant simplement mon visage, ni passeport, ni carte d’embarquement. L’engin a énoncé ainsi mon identité : 24B. J’étais devenue un numéro de place d’avion pour la machine qui m’a autorisée à rentrer dans la mère patrie.

Avec un frisson, j’ai alors repensé à divers moments dramatiques de l’histoire où on a donné un numéro aux individus, ou à cette numérotation standardisée que découvrent les jeunes gens de notre pays aux jours du recrutement. Saurons-nous déployer des trésors d’inventivité et de résistance pour que notre nom, et ce qu’il signifie de particularité, demeure sous les numéros qui nous nomment ? Comment faire pour que demeure l’humain et son droit à l’intimité dans notre univers définitivement pixellisé ? La réponse se trouve peut-être dans un ouvrage non connecté, qui attend son heure dans une cabine téléphonique reconvertie.

 

En finir avec la «faute d’Eve» : 2019, année des femmes en Suisse

A l’heure où tant de populations sont opprimées et privées de leurs droits démocratiques, c’est avec une certaine gravité, mais avec d’autant plus de reconnaissance, que je célèbre l’année politique incroyable que vivent les femmes en Suisse.

En mars, les vaudois se dotaient d’un Conseil d’Etat porté par cinq femmes sur sept membres, un événement que j’avais commenté dans un blog précédant. Le 14 juin, ce furent ces heures historiques d’une foule immense envahissant les rues de Lausanne et des autres villes de Suisse, sous le soleil d’une journée sans précédent, en soutien aux femmes par-delà les appartenances politiques. Et le 20 octobre, non sans voir glané le début d’un congé paternité, nous avons propulsé notre pays au 15ème rang mondial des parlements féminisés, en passant de 32% à 42% de femmes élues au Conseil National. Qu’il est étonnant d’avoir ainsi grimpé dans un palmarès où les trois premières places sont occupées par le Rwanda, Cuba et la Bolivie! Et le phénomène a touché tous les partis, à l’image de cette cohésion nationale qui a déferlé en juin dans les rues.

On pourrait dire que la Suisse, à son heure, à son rythme, vient de tourner la page sur le mythe de la «faute d’Eve», cette femme que l’histoire des symboles a intronisé comme la représentation même du penchant féminin à amener une dégradation de la situation (voir dans la Bible le livre de la Genèse, chapitre 3). Mais si, politiquement, il y aura pour les femmes en Suisse un avant et un après 2019, la mémoire historique devra par contre tourner encore d’innombrables fois les pages de la «faute d’Eve», et dégager les femmes du passé des chaînes qui les ont retenues dans les limbes de notre mémoire collective. A pied d’œuvre, je fais mémoire ici d’une femme scribe au 4e siècle de notre ère, Thècle, morte martyre en Egypte. Sa mémoire est rattachée à la copie d’un des plus anciens codex complets de la Bible, le Codex Alexandrinus, fin du 4e siècle – début du 5e siècle de notre ère.

Folio 41v du Codex Alexandrinus, 4-5e siècles; domaine public; auteur: Tomisti; wikicommons

Kim Haines-Eitzen a rendu compte dans son ouvrage Guardians of the Letters des informations diverses qui lient la mémoire de Thècle à la copie de ce codex, notamment une note en arabe des 13-14e siècles [1]. Si comme tout fait historique antique, la copie de ce codex par Thècle est objet de discussion et ne peut être confirmé, ce qui est de notre devoir aujourd’hui est de dénoncer la manière dont la mémoire historique des femmes peut avoir été entachée de la «faute d’Eve», et Thècle n’en a pas été épargnée. En effet, Johann Jakob Wettstein, par ailleurs éminent théologien bâlois, estima en 1730 dans ses Prolégomènes au Nouveau Testament, que le codex Alexandrinus devait en effet avoir été copié par une femme, car «plein d’erreurs» [2]. Le dire eut son effet, puisque Kim Haines-Eitzen rappelle qu’à la fin du 19e siècle, des moines du monastère Sainte-Catherine examinèrent folio après folio un psautier attribué également au stylet de scribe de Thècle et le proclamèrent victorieusement «complètement libre d’erreurs» [3]. Mieux vaut sourire sans doute de ces perceptions d’autrefois, mais elles auront ralenti jusqu’à aujourd’hui l’émergence d’une société paritaire.

Le première chose que l’avènement des femmes dans la res publica, le fait public et politique, leur apporte, c’est tout simplement leur dignité. Dégagée de la «faute d’Eve».

 

[1] Kim Haines-Eitzen, Guardians of Letters. Literacy, Power, and the Transmitters of Early Christian Literature, Oxford et alii: Oxford University Press, 2000, p. 50-52.

[2] Haines-Eitzen, Guardians of Letters, p. 51. Haines-Eitzen cite Wettstein selon cette source : C. L. Hulbert-Powell, John James Wettstein 1693-1754, London : SPCL, 1938, p. 101.

[3] Haines-Eitzen, Guardians of Letters, p. 51.

Le corps livré au numérique

Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais pour ma part, la première fois que j’ai utilisé mon empreinte digitale pour effectuer un paiement via une application sur mon smartphone, le geste ne m’a pas semblé anodin du tout. Utiliser ces lignes incrustées dans la peau depuis notre naissance pour piloter un flux monétaire m’a paru d’emblée une alliance d’un genre nouveau, inconnu, incertain. Sans utiliser la médiation du mot, du chiffre ou de la lettre, voici que la peau même ordonnait à des espèces, qui n’étaient plus ni sonnantes ni trébuchantes, d’aller ailleurs.

Depuis cette innovation, le corps n’a cessé d’être de plus en plus partenaire de la matière digitalisée. L’usage des mesures biométriques produit des idées «pas si futuristes que cela», comme le commentait en 2016 cet article imaginant que nous puissions payer à la caisse d’un magasin en montrant notre oreille: «“les oreilles sont uniques”, dit Michael Boczek, president et manager de Descartes Biometrics, une compagnie spécialisée dans les applications mobiles sécuritaires de détection auriculaire. “[L’oreille] est stable et persistante, ce qui signifie qu’elle se modifie très peu au cours de la vie d’un individu. C’est vrai également des empreintes digitales, mais beaucoup moins de la reconnaissance faciale». Trois ans plus tard, Descartes Biometrics s’est dévelopée, en partenariat avec l’Université de Calgary (Canada), et on peut voir sur son site l’image d’une personne détectée par son smartphone grâce à la forme de son oreille.

A cela s’ajoute encore «l’oculométrie (en anglais Eye-tracking (suivi oculaire) ou Gaze-tracking)», qui selon Wikipédia, «regroupe un ensemble de techniques permettant d’enregistrer les mouvements oculaires. Les oculomètres les plus courants analysent des images de l’oeil humain enregistrées par une caméra, souvent en lumière infrarouge, pour calculer la direction du regard du sujet. En fonction de la précision souhaitée, différentes caractéristiques de l’œil sont analysées». De fait, ce type de technologie semble apte à servir de mot de passe pour ouvrir son ordinateur, et autres prouesses, comme l’affirme cette vidéo promotionnelle.

On nous y promet que nous allons «contrôler notre ordinateur», mais on se demande bien vite, entre nos empreintes décryptées, notre oreille reconnue et nos yeux suivis, qui maîtrise quoi dans cette affaire. De fait, voici notre corps de plus en plus embedded dans la matière digitale. Ce terme anglais n’a pas d’équivalent exact en français, et signifie que le corps se retrouve enclos, incorporé, encastré, encapsulé, inséré dans les infinis possibles du numériques. C’est un constat, ni une lamentation ni un cri de victoire. Nous arrivons simplement de manière patente à ce que le philosophe Jacques Derrida annonçait il y a plus de vingt ans: «Ce qui se prépare, à un rythme encore incalculable, de façon à la fois très lente et très rapide, c’est un nouvel homme bien sûr, un nouveau corps de l’homme, un nouveau rapport du corps de l’homme aux machines, et on l’aperçoit déjà cette sorte de transformation» [1]. Nous y sommes.

Avons-nous encore la possibilité de nous extraire de cet univers, de nous en couper momentanément? C’est l’expérience proposée aux éleves vaudois qui effectuent dès ce lundi leur rentrée scolaire sans smartphone dans les plages horaires scolaires. Auprès des plus jeunes d’entre nous, nous exprimons ainsi notre espérance de pouvoir encore nous «désencastrer» de la matière numérique. Quel regard porteront ces jeunes sur cette expérience dans vingt ans? Leur semblera-t-elle obsolète ou salutaire? A lire Jean-Claude Domenjoz dans Le Temps, on en rediscutera sans doute. Mais à l’heure du corps qui flirte de si près avec les cables, le carbone et l’électricité de nos engins informatiques, cette décision reflète notre besoin de l’utopie d’une école sans smartphone, de l’utopie «d’îlots, d’archipels» soustraits à cette incorporation digitale, comme les décrit Alain Damasio dans son dernier roman [2].

[1] Jacques Derrida, Sur parole. Instantanés philosophiques, Editions de l’Aube, 2000, édition Kindle, l. 484.

[2] Alain Damasio, Les Furtifs, La Volte, 2019.

Le libre accès, ferment de démocratie

Le rêve d’un monde du savoir ouvert, Babel des livres géante, ne cesse de hanter la transition faramineuse des domaines scientifiques vers l’open access, le libre accès. Le défi est particulièrement crucial pour les sciences humaines, dont le savoir faire séculaire conduit à la production de textes longs, monographies papier ou livres virtuels, où les résultats de la recherche naissent dans l’acte d’écrire, alors que pour les sciences de la vie, notamment, l’accès ouvert concerne principalement les articles et jeux de données, jusqu’au linked open data, les «données ouvertes liées». On perçoit aisément les bouleversements en cours pour les maisons d’édition, qui mettent au point leurs différents modèles, par exemple Open Edition Books, basé en France. On relève moins souvent deux autres terrains de prédilection pour cette transformation en cours: le libre accès comme ferment de démocratie et miroir des relations Suisse-Europe.

Réplique de la statue de la «déesse de la démocratie», érigée en 1989 sur la place Tienamen. Parc Victoria, Hong Kong, 2010. Auteur: MarsmanRom. Domaine public, wikicommons

De fait, plusieurs études sur les effets du libre accès souligne son rôle de vecteur démocratique: c’est certainement la raison la plus aigüe d’y prêter attention en cette année électorale sur le continent Europe. En 2009, le Journal of Democracy soulignait le fait que «le libre accès, au service d’une société plurielle, aide à l’épanouissement d’un large éventail de groupes économiques, politiques et sociaux, qui mobilisent des intérêts et aident à conduire à l’élaboration d’un agenda démocratique» [1]. Dans ce contexte, le livre est à même de bousculer les pratiques existantes et les institutions; son existence même inclut «la véritable idée de la démocratie» [2], un étendard qu’il s’est mis à porter dès l’après-guerre [3].

Sur la base de telles analyses, le livre a donc tout pour se marier au libre accès en sorte à poursuivre son rôle de ferment démocratique. Les chercheurs ancrés en Suisse ne peuvent qu’exprimer leur immense reconnaissance envers le Fonds National Suisse qui soutient le libre accès avec une ferveur qui place notre pays en tête européenne de cette transition. C’est ni plus ni moins que la généralisation à 100% de ses publications en libre accès que vise le FNS, comme le rappelle ce jour un article de l’institution elle-même, soulignant que pour l’instant, ces publications ne se montent qu’à «seulement» 48%.

Dans cet adverbe «seulement» git en condensé le miroir qu’on espère non brisé de nos relations à l’Union Européenne. De fait, nos collègues alentour regardent un peu abasourdis nos pourcentages de publications en libre accès, bénéficiant de moyens et volontés politiques dissymétriques face au miroir helvétique ripoliné. Comment allier la reconnaissance de ce que nous offre mère Helvétia avec la solidarité évidente, ferment de démocratie, avec nos collègues d’ailleurs? Les solutions demanderont temps, patience et innovation, mais poser la question, c’est déjà entrer en dialogue avec nos pairs européens.

[1] Douglass C. North, John Joseph Wallis, et Barry R. Weingast, «Violence and the Rise of Open-Access Orders», Journal of Democracy20 (2009/1), p. 55-68, ici p. 66.

[2] Janneke Adema et Garry Hall,  «The Political Nature of the Book: On Artist’s Books and Radical Open Access», New formations: a Journal of Culture/Theory/Politics78 (2013), p. 138-156, ici p. 138.

[3] Adema et Hall, «The Political Nature of the Book», p. 142.