Un chaman pour Noël

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Les sentiers valaisans avaient habitué leurs promeneurs à découvrir mains oratoires et petites chapelles au détour des chemins, nichés dans la verdure. Quelques statues de Marie souriante, ornées de lumignons parfois encore fumants. De nos jours, le jogging dans les vergers ensoleillés de nos voisins peut provoquer le face à face avec un “chaman de Noël”, grande statue orante et décorée avec humour d’une boule rouge de sapin.

Ma fois il ne manque pas d’allure ce grand sorcier portant peau de loup et barbichette, rappelant le temps païen de ces terres qui en connaissent encore un vin du même nom. L’image me paraît accompagner on ne peut plus adéquatement plusieurs événements de ces dernières semaines, que chacun/e de nous évaluera diversement selon ses valeurs et ses choix de vie, mais qui ne peuvent manquer de nous faire comprendre le profond bouleversement culturel que nous traversons.

En novembre dernier, alors que nous assistions avec stupeur aux meurtres de plusieurs personnes en France dans un contexte de fanatisme religieux, la RTS a judicieusement publié un dossier sur les troubles qui avaient éclaté en 1988 lors de la sortie du film de Martin Scrosese, La dernière tentation du Christ: “En octobre 1988, tout bascule. Sang et fureur en France. Jets de gaz lacrymogènes dans les salles de cinéma, bris de glaces, cocktails Molotov, menaces écrites et orales contre les patrons de salles. Des radios encouragent les fidèles à déchirer les sièges des cinémas qui distribuent le film”. Le cinéma St-Michel à Paris avait été détruit. Quant à Mgr Lustiger, il fustigeait: “On n’a pas le droit de choquer les sentiments de millions de gens pour qui Jésus est plus important que leur père et leur mère”. C’est impressionnant de voir à quel point ces scènes de fanatisme chrétien d’une part, et d’indignation des Églises institutionnelles d’autre part, nous semblent aujourd’hui appartenir au passé: nous les avons simplement oubliées, effacées de nos mémoires, alors que c’était il y a une génération seulement.

Aujourd’hui, l’éventualité de voir les pistes de ski limitées ou fermées suscite une émotion forte, tandis que la fermeture des Églises peine à drainer quelques articles dans la Tribune de Genève (TGE). Quant à la suppression d’émissions religieuses sur la SRF, elle est commentée avec un art tout jésuite par un pasteur réformé, Christoph Weber-Berg, président du conseil d’administration de Reformierte Medien, dans une interview publiée en ligne sur le site du journal Réformés. Weber-Berg prend acte de cette décision que son Église ne songe même plus à remettre en question. Cette posture frappe d’autant plus que ces mêmes Églises institutionnelles semblent interdites devant le raz-de-marée du COVID-19: Anne-Sylvie Sprenger souligne pour Protestinfo et la TGE que “le silence des Églises face à ce qui se passe est inquiétant”.

© cclivaz

A moins que ce silence ne soit apaisant. Je préfère assurément une retenue empruntée aux grandes diatribes ecclésiales qui animaient encore la fin des années 80. L’espace social suisse est désormais ouvert à des refontes culturelles, pas à pas, comme l’achèvement de l’égalité des couples de différentes orientations sexuelles. Ou encore le choix enfin assumé d’un congé paternité, à transformer en congé parental, pour la meilleure synergie possible entre besoins économiques et familiaux. Sans oublier l’imposition individuelle.

Dans le calme des vergers, le chaman se tait encore, brandissant sa boule de Noël, accrochée par un taquin. Peut-être murmurera-t-il, en chœur avec les loups, lors de la nuit du 24 décembre “mon beau sapin, roi des forêts…”, invoquant le génie helvétique de la diversité. Ce génie helvétique, actif depuis des siècles, nous a maintes fois permis de conserver ce qui nous est cher, ce qui compte, et d’accueillir en même temps l’autre dans sa diversité. Il aura sans doute bien des défis à relever dans les années à venir, mais gageons qu’il sera fidèle au poste, de Noël en Noël.

NB Après presque cinq années de blogging dans le Temps, je choisis de laisser cette place à d’autres. Avec ma très vive reconnaissance à cette équipe journalistique dont nous pouvons tous être fiers. Belle suite au Temps! Claire Clivaz

Vivre un événement en ligne : à quel rythme ?

Nous voilà marqués sans doute pour des saisons par l’image de nos parlementaires sous plexiglas, se parlant dans les couloirs dûment masqués. Nous autres, de la foule des anonymes, nous nous contentons de nos réunions en ligne, valsant entre les différents outils qui, au total, opèrent de manière similaire. Mais l’affaire a une autre ampleur lorsqu’il s’agit de participer à une conférence en ligne : vivre un événement en ligne, est-ce le vivre et à quel rythme ?

Après le coup d’arrêt de ce printemps, les travailleurs du monde académique sont forcés de prendre la mesure du chamboulement : leurs rencontres internationales, ces moments importants où se vit la recherche, c’est pour l’instant en ligne ou rien, et pour un certain temps, sans doute jusqu’à l’arrivée du vaccin tant attendu. Tout va si vite que nous n’avons guère l’espace nécessaire pour observer ce qui change ou non dans nos pratiques.

Pour être franche, la mise en ligne de ces événements m’a paru d’abord un soulagement d’agenda et de rythme : on a trop voyagé low cost, consommateurs de carbone effrénés. Mais j’observe avec étonnement que certaines grandes manifestations des milieux de recherche, au lieu d’en rester aux quelques jours prévus, annoncent s’étaler en ligne sur trois semaines, voir sur trois mois, à petites doses de conférences plénières et workshops. A mon sens, ces manifestations risquent fort de disperser leur public. Sans le corps assigné à un lieu, à Paris, Athènes, Bruxelles ou Londres, disposerions-nous soudainement de tout le temps, de plusieurs semaines ou mois pour vivre le même événement ? J’en doute fort.

Montre Swatch GZ121 d’Alessandro Mendini; © CC0 1.0; auteur: User:minicooperfahrer; wikicommons

S’illustre ici l’un des travers patents de cette « COVID-19 atmosphère » dans laquelle nous baignons : nous risquons d’y perdre le sens de la fin, du rythme, de la limite temporelle. C’est sans doute l’une des raisons qui a fait diminuer drastiquement le nombre des manifestants pour le climat vendredi dernier. On nous parle tellement de la fin chaque jour que nous perdons l’intérêt, voire même la préoccupation, pour ce qui serait une fin plus lointaine, pourtant d’une urgence qui ne fait plus aucun doute.

Relire le petit opuscule d’Odysseus Elytis, Temps délié, temps enchaîné [1], permet de prendre la mesure du problème. Elytis y représente le temps dans son ampleur et ses labyrinthes, via la description des célébrations grecques orthodoxes, ce « temps tout entier, celui d’avant, celui d’après, annihilés, devenus éternité ». Mais à chaque instant, il exprime aussi le sentiment du début et de la fin, qui surplombe les volutes en spirales du temps. Sans crier gare, au détour d’une page, il offre des mots pour dire ce que nous expérimentons tous au quotidien : « si nous perdons nos marques, nous allons d’impasse en impasse, et à la fin, nous capitulons ».

Parce que nos corps-personnes ont pris l’habitude de mesurer le monde via un rapport entre le temps et le lieu, il me paraît primordial, dans nos diverses activités, de garder un rythme qui nous rappelle que toute chose a une fin. A nous d’être vigilants face à l’illusion que le numérique nous permettrait l’ubiquité. Nous restons des humains incarnés, et donc assignés à un espace-temps limité, à l’image de nos ressources naturelles. Nous sommes à leur rythme.

[1] Odysseus Elytis, Temps délié, temps enchaîné, L’Echoppe, 2000.

Lire Dürrenmatt en été : Meine Schweiz

Par l’heureux hasard d’une partie du jeu Geocaching, entraînée par la jeune génération, je me suis retrouvée en possession d’un ouvrage publié en 1998, Friedrich Dürrenmatt. Meine Schweiz. Il rassemble, huit ans après le décès du célèbre auteur, plusieurs essais, poésies, discours théâtraux ou discussions, dont certains ont été traduits en français [1]. Abandonné sans doute depuis un certain temps près de la cache indiquée par le jeu, mais sans lien à cette dernière, l’ouvrage était conséquemment imprégné d’humidité et de soleil, mais tout de même encore apte à la lecture. Il m’invitait à l’emmener, pour le délivrer de son abandon. Parcourir Meine Schweiz en cet été 2020, marqué à la fois par la pesanteur et l’incertitude de la crise du COVID-19 et les votations de fin septembre, fait mouche à plus d’un titre.

Tout à la fin de l’ouvrage, juste avant quelques derniers vers poétiques, se trouve un essai Vom Ende der Schweiz, De la fin de la Suisse, publié à l’origine vers 1950. Dans l’ambiance de l’après seconde guerre mondiale, Dürrenmatt affirme que « la neutralité n’a de seul sens que si elle est utile à l’Europe. […] Ce n’est que dans la justice que se trouve la possibilité d’une liberté qui ne soit pas de l’arbitraire » [2]. Qu’il est adéquat de lire ces lignes à l’instant où nous allons être appelés à revoter sur notre relation à l’Europe. Félix Brun, membre du mouvement pro-Européen suisse Nomes, commentait ainsi en 2016 ce même ouvrage: « au premier coup d’œil, la dimension européenne de la pensée de Friedrich Dürrenmatt ne va pas de soi. [Mais…] Dürrenmatt a toujours été présenté comme un penseur critique qui dressait dans ses ‘étoffes’, comme il se plaisait à appeler ses pièces de théâtre, l’image d’une Suisse internationalement intégrée et consciente de ses responsabilités. Une Suisse qui aurait pu servir de modèle à l’Europe ».

C’est exactement là que réside la force de l’essai De la fin de la Suisse : sans dire rien de plus des pays qui nous entourent, Dürrenmatt réussit en cinq pages à la fois à évoquer l’attachement qu’éprouvent la plupart d’entre nous à notre pays, et la fragilité qu’engendre, paradoxalement, cet attachement. On est sous sa plume, dans les années cinquante, à l’opposé exact de la vacuité du slogan des années 90 « la Suisse n’existe pas », arboré à l’exposition universelle de 1992, et qui avait suscité bien des réactions, comme le rappelle cette archive de la RTS. Avec les étudiants de ma génération, nous assistions quelque peu stupéfaits, dans ces années nonante, aux digressions artistiques d’une Suisse post-soixante-huitarde qui s’exposait au lieu de nous exposer. L’exposition nationale 02 me parut faite du même bois, à y casser des assiettes pour rien, sans dire un seul mot des travaux de la commission Bergier sur les fonds en déshérence, alors qu’elle avait terminé ses travaux en décembre 2001. On attend toujours un faire mémoire circonstancié et collectif de ces pages d’histoire suisse, peut-être lors de la prochaine exposition nationale 2027, espérons-le.

L’essai De la fin de la Suisse se laisse lire de lui-même, en plein été de post-pré-pandémie COVID-19, alors même que nous traversons une fragilisation économique que nous aurions difficilement imaginée possible et dont les contours sont encore bien incertains : « Pour la plupart de nos concitoyens, l’existence de la Suisse paraît être ce qui va le plus de soi au monde. Ils croient que l’état auquel ils appartiennent, rend l’avenir sécure pour tous, tel le sol sur lequel ils se tiennent, et tels les cieux sous lesquels ils marchent. […Or] nous ne savons pas ce qu’il en sera, dix ans de plus ou de moins ne jouent pas un grand rôle dans l’histoire […]. Il en est des états comme des êtres humains : ils peuvent mourir de toutes les manières, à la fois imaginables et inimaginables, de maladie, de malheureux incidents, de suicide, ou alors être tués, telles des mouches contre le mur. […] Nous savons si peu du futur » [2]. Ces propos, d’apparence sévère, le conduisent à faire appel en finale à la justice comme seul lieu possible « d’une liberté qui ne soit pas de l’arbitraire » [3].

Tout est dit : si le récent plan de relance européen réjouit nos entreprises, cet avantage doit d’autant aiguiser notre sens de la justice et de la responsabilité envers les pays qui nous entourent. Dans l’héritage de Dürrenmatt, on cultivera à profit une claire conscience du fait que la stabilité de notre état, loin d’être un sol immuable sous nos pieds, est à regagner chaque jour dans un subtil équilibre avec l’Europe. 

Vor blauen Tramwagen manchmal

Bewegen sich die Vorhänge

Geisterhaft auf die gleiche Scheibe gespiegelt

Erscheint aber auch

Mein Gesicht und die fernere Theke

Schiebt sich

Der Hintergrund vor den Vordergrund.

 Friedrich Dürrenmatt, Kronenhalle [4]

 

[1] Heinz Ludwig Arnold, Anna von Planta & Ulrich Weber (éd.), Friedrich Dürrenmatt. Meine Schweiz. Ein Lesebuch, Diogenes, Zurich, 1998.

[2] Ibid., p. 241 et 242.

[3] Ibid., p. 237-239.

[4] Ibid., p. 243.

La liberté de culte des protestants sacrifiée

Il a l’air toujours bien las ce taureau ailé de ma ville, souvenir d’une église protestante désaffectée, joyeusement reconvertie en maison de quartier. Il est aussi l’écho lointain d’un monde pagano-chrétien, mêlant les héritages symboliques pour associer le taureau des sacrifices, l’animal ailé des mythologies et l’un des quatre textes majeurs du Nouveau Testament, l’Evangile selon Luc [1]. Et bien la lassitude de l’animal est de mise en cette veille du 28 mai, car dès demain, les protestants perdent leur liberté de culte.

Lausanne, ©CClivaz

De manière incompréhensible, alors même que les restaurateurs y ont renoncé, il sera demandé à quiconque veut assister à un culte protestant de décliner son identité à l’entrée, une identité soigneusement listée et conservée deux semaines durant. A noter également que les célébrations seront privées de communion, de baptême et de chant : c’est ce qu’annonce le site officiel de l’Eglise Evangélique Réformée du canton de Vaud (EERV). Est-ce là ce qui a été négocié avec les Eglises à Berne pour leur permettre de reprendre les célébrations plutôt ? Faut-il y voir un sacrifice justifié pour la cause commune, et tel ce taureau à terre, courber l’échine avec résignation ? Certes non.

A vrai dire, le bon sens déjà alerté, les lecteurs avisés auront une surprise de taille en allant comparer le donné protestant avec les recommandations de l’évêché catholique de Lausanne-Genève-Fribourg. En effet, son site commente ainsi : « Faut-il dresser une liste de présence des participants ? Selon l’OFSP, le devoir de traçage des chaînes de transmission ne vaut que si le respect des règles de distance ne sont pas assez garanties. Toutefois, dans le diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, il est exigé que le respect de la distanciation sociale soit garanti. Dès lors, le recours au traçage est inutile ». Par ailleurs, les catholiques pourront communier, et des solistes chanter à la messe.

Que diantre s’est-il passé dans l’esprit des autorités protestantes pour qu’elles fassent preuve d’un tel zèle policier envers leurs ouailles ? Je laisse la question à qui de droit. Mais il est évident que les protestants font un choix qui pourrait indiquer un tournant dans leur histoire, à l’heure où ils ne sont plus que 24% dans le canton de Vaud, selon l’ouvrage d’Olivier Bauer, professeur de théologie pratique à l’Université de Lausanne [2]. En effet, ce qui distingue une Eglise subventionnée par l’Etat, en prise avec la sphère publique, c’est notamment la liberté de culte. Le droit inaliénable d’entrer dans une église et d’en ressortir sans qu’il ne soit rien demandé, laissant à « Dieu le jugement des cœurs », selon les anciens principes de l’EERV.

L’humour du 28 mai veut que ce jour-là précisément, l’application SwissCovid sera à la disposition d’un plus large public, préparée avec soin par l’EPFL et l’ETH, pour permettre au quidam de conserver l’anonymat via la gestion d’identifiants aléatoires par l’intelligence artificielle, dans un système décentralisé si innovant qu’il a déjà été repris par Google et Apple. Du côté des Eglises, la donne est claire : qui veut désormais entendre des chants, communier et garder sa liberté de culte devra considérer ce dimanche qu’il convient de pousser plutôt la porte de l’Eglise chrétienne majoritaire. A moins de choisir le mode usuel de méditation des vaudois protestants : la promenade en montagne.

[1] L’association entre l’évangéliste et l’animal ailé, image venue du tétramorphe d’Ezechiel 1,1-14 et reprise dans l’Apocalypse 4,7-8, a été faite par le Père de l’Eglise latin Irénée, au 2ème siècle de notre ère (Contre les hérésies III,11,8).

[2] Olivier Bauer, 500 ans de Suisse protestante, Alphil, 2020, p. 152. En libre accès grâce à une bourse du Fonds National Suisse: https://www.alphil.com/freedownload.php?sku=978-2-88950-045-1

Quand les tombes se vident – Hart Island (NY)

Elle s’appelle Hart Islandau large de New York, mais on la surnomme l’« île des morts », car depuis 1869, on y enterre les corps new-yorkais non réclamés par leur famille, ou dont les funérailles ne peuvent être payées, soit près d’un million de décédés. Une vidéo filmée par drone nous a brusquement mis face à la réalité COVID-19 sur cette île : de nouvelles fosses y sont creusées précipitamment pour accueillir en nombres des personnes mortes de la maladie, comme l’explique le journal de La Côte à 8h55 aujourd’hui.

De semblables pratiques ont déjà eu cours dans l’histoire, ne serait-ce que sur Hart Island elle-même, qui a accueilli des personnes décédées du sida dans les années 80, ou comme l’Île des Morts dans le Finistère, au large de Brest, qui servait de cimetière au lazaret de l’île de Trébéron, dévolue à la mise en quarantaine. Nous espérions ces temps révolus, n’est-ce pas ? Les images toutes récentes de Hart Island sont d’autant plus dures qu’elles rappellent les charniers du siècle écoulé, ceux qui nous hantent, et quand bien même les corps reposent ici dans des cercueils de bois léger individuels, et non pas à même la terre, entassés. Il faut comprendre plus loin, et la suite amplifie le premier effroi.

De fait, un article incisif de Gothamist, journal de la radio publique de New-York, expliquait le 9 avril dernier que « l’augmentation des enterrements a commencé suite au changement sans état d’âme des règlements par le service du Chief Medical Examiner : il suffit de garder les corps seulement 14 jours, au lieu du délai habituel de 30 jours, avant de les enterrer sur Hart Island ». Le délai avait même d’abord été réduit à six jours, avant de revenir à quatorze jours. Une telle décision a-t-elle été prise en consultation avec le projet Hart Island, menée par l’artiste visuelle Melinda Hunt, qui porte depuis plus de vingt ans le souci de redonner des noms à ces tombes et d’en assurer la dignité ? On peut à juste titre se poser la question.

Gustave Doré, « La vision de la vallée des ossements desséchés », 1866; domaine public; auteur: Slick-o-bot; wikicommons

Il faut savoir qu’en avril 2018, l’érosion de Hart Island a provoqué la mise à jour de 174 squelettes, monceaux d’os affleurant au grand jour, prêts à tomber dans la mer, ou déjà emportés par les flots. Les tombes qui se vident, littéralement. Des images dignes d’un tableau de Gustave Doré représentant des « ossements très nombreux sur le sol de la vallée, complètement desséchés » (La Bible, Ezéchiel 37,2). Cet épisode de 2018 a suffisamment choqué l’opinion pour que le Federal Emergency Management Agency de New-York attribue alors 13 millions de dollars au projet pour la réhabilitation de cet espace mortuaire, dès début 2019. Que va-t-il se passer maintenant, alors que la cadence d’enterrements est passée de 25 morts par semaine à 24 morts par jour ?

On n’est jamais préparé aux fosses communes, aux enterrements de masse, aux ossements qui remontent à la surface de nos îles de quarantaine. L’urgence de gérer le cours terme, dans la peur de la contagion, conduit à préparer sur Hart Island des suites difficiles. La perspective officielle est de considérer ces enterrements comme « temporaires, au cas où un membre de la famille ou un proche souhaiterait éventuellement réclamer le corps », comme l’explique l’article du Gothamist. En voyant les empilements de cercueils dans les tranchées, on se demande au monde comment on pourra réclamer son mort… Dans quelques années ou décennies, on risque bien de voir ces tombes se vider de leurs ossements, les rendre à la mer, faute de terre. Le Gothamist conclut laconiquement qu’Hart Island devrait être ouverte au public le 1erjuillet 2021.

Cet épisode du COVID-19 nous met face à l’importance des ossements, alors même que la BBC a annoncé cette nouvelle le jour de la fête chrétienne de Vendredi-Saint, qui commémore la crucifixion de Jésus de Nazareth. Au tournant de notre ère, les corps des crucifiés, mort infamante, étaient privés de tombe, de cérémonie funèbre. Les tombes des crucifiés, par définition, restaient vides. Toutefois, l’archéologie nous a livré un seul reste d’un corps de crucifié, un os du pied transpercé par un clou, trouvé en 1968, dans une tombe juive du premier siècle de notre ère, exhumée au nord-est de Jérusalem. Il s’agit de Jehohanan, fils d’Hagkol, issu d’un milieu plutôt aisé et qui avait entre 24 et 28 ans. La trouvaille a suscité et suscite encore des discussions sur le détail des modalités de crucifixion, comme en témoigne cet article archéologique de Kristina Killgrove. Cet os transpercé d’un clou, seul rescapé de cette pratique antique, confirme qu’en de rares cas, il était malgré tout possible de récupérer le corps d’un crucifié, à l’instar de celui de Jésus de Nazareth (La Bible, Evangile selon Matthieu 27, 57-60).

Ce n’est donc jamais en vain que les ossements du passé reviennent à la surface de notre présent, fût-ce un seul. Les ossements surgis en 2018 sur Hart Island devraient impérativement conduire à un dialogue plus large dans la communauté new-yorkaise sur la prise en charge, en ce moment même, de ceux et celles que leurs proches n’auront pas pu réclamer, faute de temps ou de moyens.

 

La démocratie, bien essentiel

Déjà le Tessin apprend, tout comme l’Italie et la France, à distinguer entre biens de consommation essentiels et non essentiels. Gageons que les Suisses Romands pourraient se mettre prochainement à cet apprentissage. Tout comme l’eau, l’air, le riz et les pâtes, la démocratie appartient de fait et de droit à nos biens les plus essentiels, sans lesquels tout s’arrête, au sens propre du terme.

Le journal radio suisse la 1ère annonçait ce matin qu’à Genève, «le parlement ne siégera plus jusqu’à nouvel avis» (min. 1.12-1.14), sans que cette décision ne soit annoncée comme accompagnée d’une réflexion sur des mesures transitoires à mettre en place. Au contraire, c’est avec fermeté et clarté qu’Isabelle Moret, présidente du Conseil National, expliquait ce matin dans ce même journal radio pourquoi la session parlementaire aura lieu demain : «Le parlement n’est pas une manifestation, nous sommes un lieu de travail. Les parlementaires vont à Berne pour travailler, et nous avons la possibilité, dans ce grand palais fédéral, de respecter les recommandations de l’Office fédéral de la santé»; et la politicienne d’expliquer que le parlement ne serait réuni physiquement dans son entier que pour de brefs moments de vote (min. 1.18-2.22).

Berne, palais fédéral; @ GNU GPL; auteur: Aliman5040; wikicommons

Il est capital que l’entier des partis politiques réalisent le bien-fondé de ce choix de la présidente. Le parlement serait sans doute également bien inspiré de réfléchir, pendant qu’il est encore réuni physiquement, à la mise en place d’une procédure intérimaire de débat et de vote virtuels, au cas où la situation d’urgence COVID-19 se prolongerait. La journaliste a conclu en son sujet en signalant que les votations du 17 mai étaient maintenues, précisant «pour l’instant, en tous cas» (min. 2.23-2.27). Considérer la démocratie comme un bien essentiel devrait impérativement nous conduire à tout mettre en oeuvre afin d’éviter un éventuel blocage de notre fonctionnement démocratique. Il repose en effet sur un rythme régulier et un débat constant.

Beaucoup d’entre nous relisent ces jours La peste d’Albert Camus : comme Soshana Felman l’avait si magistralement souligné en 1992, ce roman utilise la métaphore de la maladie et des attitudes de chacun/e pour illustrer la situation politique de la deuxième guerre mondiale [1]. Notre résistance au COVID-19 ne l’emportera qu’appuyée par un fonctionnement démocratique stable, qui sait s’adapter aux contraintes du présent, quoi qu’il advienne. Les paroles d’Albert Camus, citoyen Nobel, lors de son discours à Uppsala en 1957, résonnent de manière plus percutante que jamais : «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse».

 

[1] Shoshana Felman, “Camus’ The Plague, or a Monument to Witnessing”, dans Reading the Past: Literature and History, Tamsin Spargo (éd.), Houndmills: Palgrave, 2000, p. 127-146 [réédition d’un texte publié en 1992 dans S. Felman – D. Laub, Testimony. Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History, New York / Londres: Routledge, 1992, p. 93-119].

De la libre circulation, l’autre

Notre pays connaît un important débat politique, à l’approche des votations du 17 mai, sur la libre circulation des travailleurs européens. On ne saurait par trop souligner que monde des employeurs et monde des employés sont unis dans la discussion, et soutiennent avec vigueur cette libre circulation des travailleurs dont nous bénéficions tous économiquement. C’est toutefois de l’autre circulation libre, ou libérée, dont cet article de blog veut parler.

Un reportage du téléjournal de la RTS, mardi soir 25 février, faisait état de ce dont plusieurs d’entre nous ont sans doute déjà pris conscience : les CFF possèdent, via leur application et l’usage des QR-codes sur les abonnements, une immense banque de données sur nos déplacements. Le reportage s’intitulait : «Que connaissent les CFF de votre vie? En utilisant l’application, une immense banque de données est à disposition de l’entreprise» ; à l’heure où j’écris ces lignes, la vidéo ne semble pas accessible.

Source: http://bahnbilder.ch/picture/4148; auteurs: Kabelleger / David Gubler; CC BY-SA 3.0; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:SBB_Re_450_097_ZKB_Nachtnetz.jpg

Le reportage était courageux, mettant à la disposition de la réflexion du plus grand nombre de froides observations déjà faites par certains. On se demande, en l’état, que devient la « puissance du sujet », évoquée dans un billet de blog précédant, face à cette gestion algorithmique implacable.

Le reportage omettait toutefois un paramètre important : la liberté de mouvement demeure possible pour ceux qui ont une marge financière. Il suffit, tant que cela est encore possible, d’acheter un bon vieux billet CFF papier plein tarif, et le trajet ne sera répertorié nulle part. La libre circulation de nos personnes privées devient chaque jour davantage un luxe, monnayable. On ne peut dès lors que se réjouir de l’initiative du Luxembourg qui, dès ce premier mars, libère la circulation des personnes privées en rendant gratuit ses transports publics, et promeut, du même coup, la protection de l’environnement.

On observera aussi, avec humour noir, que le système de reconnaissance faciale qui quadrille la Chine est mis à mal par les simples masques papier en usage pour cause de coronavirus. Comme le souligne un article de la Tribune de Genève du 18 février dernier, « en quelques années, Pékin a mis en place l’un des réseaux de surveillance de masse les plus avancés au monde. Même les toilettes publiques de la capitale en sont équipées, pour lutter contre l’abus de papier WC, disent-ils. Pas plus de trois coupons par personne toutes les neuf minutes, c’est la règle, impossible d’y déroger ». Dès lors, « l’arrivée du masque ‘anti-Covid-19’, dont l’efficacité est toujours discutée, a donc révélé une faille de taille dans le Big Brother chinois. En temps normal, cette technologie de reconnaissance faciale peut identifier un citoyen en quelques secondes avec une précision de plus de 99,9%, explique le South China Morning Post. Selon les experts, le simple port d’un masque sanitaire peut réduire cette précision à 30%, ajoute le quotidien anglophone publié à Hongkong ».

Si le rire est bon pour la santé, on dira qu’en ce dimanche des malades, le coronavirus nous arrache un faible sourire à l’idée du masque papier qui contrecarre la surveillance presque millimétrée des citoyens chinois. Reste à décider ce que nous souhaitons ici pour la liberté de circulation de nos personnes privées dans les transports publics, et pour un choix clair en faveur de la protection du climat : amis luxembourgeois, chapeau bas !

La saga du téléphone : de la cabine perdue à la reconnaissance faciale

Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez utilisé une cabine téléphonique ? Non ? Et bien de toutes façons, vous n’y téléphonerez plus, du moins sous les cieux helvétiques, car on y a démonté la dernière ce 29 novembre. Le geste pourrait paraître anodin, voir même sympathique, puisque d’aimables cabines à livres ont souvent tendance à se substituer aux cabines téléphoniques.

CC BY-SA 4.0; auteur: Sebleouf; wikicommons

Mais il vaut la peine de s’arrêter à cette nouvelle qui ne manque pas de se colorer d’une autre teinte, lorsqu’on la contraste avec ce qui se passe en Chine ce 1er décembre. En effet, depuis ce jour, il n’est plus possible de se procurer une carte SIM dans ce pays sans passer par une reconnaissance faciale, indique un article du Siècle digital. Une obligation doublée de l’interdiction de revendre une carte SIM : un numéro, un visage, un nom. Utilisées déjà depuis des années, notamment dans les transports publics, «200 millions de caméras de surveillance recouvrent le territoire chinois, elles devraient être 450 millions d’ici à 2020», nous dit-on.

On voudrait pouvoir considérer que ce type de mise en place se joue seulement dans les lointaines contrées d’un pays qui nous persistons à considérer comme l’altérité, mais de fait la France fait mouche en testant depuis juin «l’application pour smartphone ‘Alicem’ [qui] doit permettre de prouver son identité en ligne de manière sécurisée pour accéder ensuite aux services administratifs».  Le ministère de l’intérieur annonçait le 31 octobre qu’elle pourrait «être proposée au grand public d’ici la fin de l’année 2019». Mais la messe des visages pixellisés n’est pas encore définitivement dite, car la CNIL, Commission nationale de l’informatique et des libertés en France, a émis plus d’une réserve dans sa délibération du 18 octobre dernier.

Il serait en effet souhaitable que nos gouvernements et responsables à tous niveaux y réfléchissent à deux fois, ou même trois, car le fantôme du délit de faciès n’est pas loin : en 2018, l’ACLU, l’association américaine pour la défense de la technologie et des libertés civiles, a défrayé la chronique en testant sur les membres du Congrès l’outil de reconnaissance faciale d’Amazon, utilisé par plusieurs services de police aux Etats-Unis. Vingt-huit membres du Congrès avaient été reconnus comme des criminels par l’engin, qui faisait preuve en prime d’un fort biais raciste.

En d’autres termes, que la reconnaissance faciale fonctionne trop bien et devienne synonyme de cadrage absolu de nos existences physico-numériques, ou qu’elle dysfonctionne et nous assimile à un autre, la question demande la plus grande circonspection. A moins que, comme pour tant d’innovations numériques, nous ne soyons déjà trop engagés pour avoir encore la possibilité d’un moratoire sensé. En prenant un avion des Etats-Unis en Europe récemment, j’ai embarqué en montrant simplement mon visage, ni passeport, ni carte d’embarquement. L’engin a énoncé ainsi mon identité : 24B. J’étais devenue un numéro de place d’avion pour la machine qui m’a autorisée à rentrer dans la mère patrie.

Avec un frisson, j’ai alors repensé à divers moments dramatiques de l’histoire où on a donné un numéro aux individus, ou à cette numérotation standardisée que découvrent les jeunes gens de notre pays aux jours du recrutement. Saurons-nous déployer des trésors d’inventivité et de résistance pour que notre nom, et ce qu’il signifie de particularité, demeure sous les numéros qui nous nomment ? Comment faire pour que demeure l’humain et son droit à l’intimité dans notre univers définitivement pixellisé ? La réponse se trouve peut-être dans un ouvrage non connecté, qui attend son heure dans une cabine téléphonique reconvertie.

 

En finir avec la «faute d’Eve» : 2019, année des femmes en Suisse

A l’heure où tant de populations sont opprimées et privées de leurs droits démocratiques, c’est avec une certaine gravité, mais avec d’autant plus de reconnaissance, que je célèbre l’année politique incroyable que vivent les femmes en Suisse.

En mars, les vaudois se dotaient d’un Conseil d’Etat porté par cinq femmes sur sept membres, un événement que j’avais commenté dans un blog précédant. Le 14 juin, ce furent ces heures historiques d’une foule immense envahissant les rues de Lausanne et des autres villes de Suisse, sous le soleil d’une journée sans précédent, en soutien aux femmes par-delà les appartenances politiques. Et le 20 octobre, non sans voir glané le début d’un congé paternité, nous avons propulsé notre pays au 15ème rang mondial des parlements féminisés, en passant de 32% à 42% de femmes élues au Conseil National. Qu’il est étonnant d’avoir ainsi grimpé dans un palmarès où les trois premières places sont occupées par le Rwanda, Cuba et la Bolivie! Et le phénomène a touché tous les partis, à l’image de cette cohésion nationale qui a déferlé en juin dans les rues.

On pourrait dire que la Suisse, à son heure, à son rythme, vient de tourner la page sur le mythe de la «faute d’Eve», cette femme que l’histoire des symboles a intronisé comme la représentation même du penchant féminin à amener une dégradation de la situation (voir dans la Bible le livre de la Genèse, chapitre 3). Mais si, politiquement, il y aura pour les femmes en Suisse un avant et un après 2019, la mémoire historique devra par contre tourner encore d’innombrables fois les pages de la «faute d’Eve», et dégager les femmes du passé des chaînes qui les ont retenues dans les limbes de notre mémoire collective. A pied d’œuvre, je fais mémoire ici d’une femme scribe au 4e siècle de notre ère, Thècle, morte martyre en Egypte. Sa mémoire est rattachée à la copie d’un des plus anciens codex complets de la Bible, le Codex Alexandrinus, fin du 4e siècle – début du 5e siècle de notre ère.

Folio 41v du Codex Alexandrinus, 4-5e siècles; domaine public; auteur: Tomisti; wikicommons

Kim Haines-Eitzen a rendu compte dans son ouvrage Guardians of the Letters des informations diverses qui lient la mémoire de Thècle à la copie de ce codex, notamment une note en arabe des 13-14e siècles [1]. Si comme tout fait historique antique, la copie de ce codex par Thècle est objet de discussion et ne peut être confirmé, ce qui est de notre devoir aujourd’hui est de dénoncer la manière dont la mémoire historique des femmes peut avoir été entachée de la «faute d’Eve», et Thècle n’en a pas été épargnée. En effet, Johann Jakob Wettstein, par ailleurs éminent théologien bâlois, estima en 1730 dans ses Prolégomènes au Nouveau Testament, que le codex Alexandrinus devait en effet avoir été copié par une femme, car «plein d’erreurs» [2]. Le dire eut son effet, puisque Kim Haines-Eitzen rappelle qu’à la fin du 19e siècle, des moines du monastère Sainte-Catherine examinèrent folio après folio un psautier attribué également au stylet de scribe de Thècle et le proclamèrent victorieusement «complètement libre d’erreurs» [3]. Mieux vaut sourire sans doute de ces perceptions d’autrefois, mais elles auront ralenti jusqu’à aujourd’hui l’émergence d’une société paritaire.

Le première chose que l’avènement des femmes dans la res publica, le fait public et politique, leur apporte, c’est tout simplement leur dignité. Dégagée de la «faute d’Eve».

 

[1] Kim Haines-Eitzen, Guardians of Letters. Literacy, Power, and the Transmitters of Early Christian Literature, Oxford et alii: Oxford University Press, 2000, p. 50-52.

[2] Haines-Eitzen, Guardians of Letters, p. 51. Haines-Eitzen cite Wettstein selon cette source : C. L. Hulbert-Powell, John James Wettstein 1693-1754, London : SPCL, 1938, p. 101.

[3] Haines-Eitzen, Guardians of Letters, p. 51.

Le climat, l’IA et Hypathie à Bruxelles

Il ne manque pas d’être impressionnant de se rendre aux Research & Innovations Days de la recherche européenne, qui a rassemblé une foule conséquente du 24 au 26 septembre à Bruxelles. Venir du lieu des sciences humaines et sociales (SHS) à ces journées, c’est d’entrée adopter la posture du supplément: il a bien fallu constater avec les collègues français que nous étions de fort rares éléments de nos branches à être présents, du moins pour nos deux pays.

R&I days, Bruxelles; ©Claire Clivaz

Et pourtant le document d’orientation stratégique pour la recherche et l’innovation européenne mentionne plusieurs fois les SHS, mais en général comme un élément qu’il ne faut pas manquer «d’intégrer» au reste (p. 20 par exemple). Les voici perçues comme un supplément additionnel plutôt que comme la matière vive de la recherche. On peut avoir l’impression d’entendre encore et toujours la perspective de William Osler, figure fondatrice de la médecine moderne, qui avait comparé en 1919 les sciences humaines à des larves de fourmis, offrant un miel agréable aux nurses des autres domaines qui prennent soin d’elles! [1] Mais qu’importe la définition donnée: l’espace est tout de même donné aux SHS, et c’est à elles de l’occuper.

Des impressions glânées de ces R&I days, je retiendrai la présence claire du souci pour le climat avec l’espoir d’une «neutralité carbone», d’une Europe «propre». Mais quel est le discours susceptible du plus d’effet au final: les marches obstinées de nos jeunes ou les grandes déclarations officielles? On retient sa résignation pour faire bonne figure, mais il y a bien sûr un drôle de contraste entre ces déclarations et le fait que nous étions si nombreux à nous être déplacés pour la plupart en avion pour ces journées. Tout reste à faire pour diminuer les vols rendus nécessaires par les multiples réunions et conférences académiques: le travail à distance est pourtant efficace, c’est à nous d’en explorer les possibles.

L’optimisme était au contraire de mise au workshop sur l’intelligence artificielle (IA), ou l’AI selon l’accronyme anglais à ne pas confondre avec l’accronyme de notre «assurance invalidité»… A moins que justement l’IA ne nous fasse craindre de devenir obsolètes: Goerge Tilesch, chef stratégie et innovation d’IPSOS, apporta l’exposé le plus efficace et indiqua notamment qu’un sondage mené à grande échelle signalait que 42% d’entre nous craignent d’être purement et simplement remplacés par l’intelligence artificielle dans leurs compétences professionnelles. En filigrane de son exposé, c’est l’ambiguïté de notre relation à l’IA qui se laissait percevoir, et que je souligne à titre personnel : en effet, Tilesch expliqua que 78% des sondés avaient une pensée positive lorsqu’on parlait IA, tandis que 53% avaient une pensée négative. Il eût fallu pouvoir discuter plus en avant les propos du conférencier, mais sans être un génie des statistiques, on constate qu’au moins 31% des sondés ont une pensée positive et négative face à l’IA. Peut-être vous retrouverez-vous dans ce tiers à la fois admiratif et sceptique.

Quant à moi, au sortir de la salle, j’aurais voulu faire un autre sondage auprès des participants, en leur demandant s’ils savaient qui était Hypathie. En effet, nous avons disserté d’IA dans une salle nommée «Hypathie», cette célèbre philosophe et mathématicienne du 4ème siècle de notre ère à Alexandrie, assassinée par des moines chrétiens en 415. Je ne sais si nous aurions été nombreux à connaître cette figure, ni s’il s’agit là du miel propre aux sciences humaines, mais qu’Hypathie ait abrité de manière tutélaire les débats sur l’IA fut un clin d’oeil discret de la culture historique à notre optimisme envers les intelligences du futur.

[1] William Osler, “The Old Humanities and the New Science”, British Medical Journal 5th July 1919, p. 1–7; ici p. 3.