La saga du téléphone : de la cabine perdue à la reconnaissance faciale

Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez utilisé une cabine téléphonique ? Non ? Et bien de toutes façons, vous n’y téléphonerez plus, du moins sous les cieux helvétiques, car on y a démonté la dernière ce 29 novembre. Le geste pourrait paraître anodin, voir même sympathique, puisque d’aimables cabines à livres ont souvent tendance à se substituer aux cabines téléphoniques.

CC BY-SA 4.0; auteur: Sebleouf; wikicommons

Mais il vaut la peine de s’arrêter à cette nouvelle qui ne manque pas de se colorer d’une autre teinte, lorsqu’on la contraste avec ce qui se passe en Chine ce 1er décembre. En effet, depuis ce jour, il n’est plus possible de se procurer une carte SIM dans ce pays sans passer par une reconnaissance faciale, indique un article du Siècle digital. Une obligation doublée de l’interdiction de revendre une carte SIM : un numéro, un visage, un nom. Utilisées déjà depuis des années, notamment dans les transports publics, «200 millions de caméras de surveillance recouvrent le territoire chinois, elles devraient être 450 millions d’ici à 2020», nous dit-on.

On voudrait pouvoir considérer que ce type de mise en place se joue seulement dans les lointaines contrées d’un pays qui nous persistons à considérer comme l’altérité, mais de fait la France fait mouche en testant depuis juin «l’application pour smartphone ‘Alicem’ [qui] doit permettre de prouver son identité en ligne de manière sécurisée pour accéder ensuite aux services administratifs».  Le ministère de l’intérieur annonçait le 31 octobre qu’elle pourrait «être proposée au grand public d’ici la fin de l’année 2019». Mais la messe des visages pixellisés n’est pas encore définitivement dite, car la CNIL, Commission nationale de l’informatique et des libertés en France, a émis plus d’une réserve dans sa délibération du 18 octobre dernier.

Il serait en effet souhaitable que nos gouvernements et responsables à tous niveaux y réfléchissent à deux fois, ou même trois, car le fantôme du délit de faciès n’est pas loin : en 2018, l’ACLU, l’association américaine pour la défense de la technologie et des libertés civiles, a défrayé la chronique en testant sur les membres du Congrès l’outil de reconnaissance faciale d’Amazon, utilisé par plusieurs services de police aux Etats-Unis. Vingt-huit membres du Congrès avaient été reconnus comme des criminels par l’engin, qui faisait preuve en prime d’un fort biais raciste.

En d’autres termes, que la reconnaissance faciale fonctionne trop bien et devienne synonyme de cadrage absolu de nos existences physico-numériques, ou qu’elle dysfonctionne et nous assimile à un autre, la question demande la plus grande circonspection. A moins que, comme pour tant d’innovations numériques, nous ne soyons déjà trop engagés pour avoir encore la possibilité d’un moratoire sensé. En prenant un avion des Etats-Unis en Europe récemment, j’ai embarqué en montrant simplement mon visage, ni passeport, ni carte d’embarquement. L’engin a énoncé ainsi mon identité : 24B. J’étais devenue un numéro de place d’avion pour la machine qui m’a autorisée à rentrer dans la mère patrie.

Avec un frisson, j’ai alors repensé à divers moments dramatiques de l’histoire où on a donné un numéro aux individus, ou à cette numérotation standardisée que découvrent les jeunes gens de notre pays aux jours du recrutement. Saurons-nous déployer des trésors d’inventivité et de résistance pour que notre nom, et ce qu’il signifie de particularité, demeure sous les numéros qui nous nomment ? Comment faire pour que demeure l’humain et son droit à l’intimité dans notre univers définitivement pixellisé ? La réponse se trouve peut-être dans un ouvrage non connecté, qui attend son heure dans une cabine téléphonique reconvertie.

 

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

Une réponse à “La saga du téléphone : de la cabine perdue à la reconnaissance faciale

  1. ” La réponse se trouve peut-être dans un ouvrage non connecté, qui attend son heure dans une cabine téléphonique reconvertie.”

    A recommander aux auteurs en mal d’éditeur: déposez un exemplaire de votre dernier livre dans une cabine vidée de son attirail téléphonique. Promo et diffusion gratuites, garanties. Verba volant, scripta manent.

    Pour en revenir à l’homo numericus, à mon premier voyage (en bateau, alors exempt de taxe Co2) et séjour comme étudiant aux Etats-Unis, dès 1964, nous étions déjà numérisés, pixels en moins: par le service d’immigration, la sécurité sociale, l’université et, pour mes camarades américains, le recrutement. Puisqu’il n’est plus nécessaire de montrer passeport ou carte d’embarquement pour quitter les Etats-Unis, on ne regrettera sans doute pas la disparition de la paperasse administrative, au prix de voir son visage pixelisé. Et d’ailleurs, pourquoi pas? Le vrai voyage n’est-il pas intérieur?

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