Pourquoi le réveil sera rude

D’un ton badin, Isabelle Falconnier ponctue l’excellent 26minutes de ce soir en expliquant que rien ne distingue journalistes et écrivains, à part cette «toute petite différence» de la fiction. De tels propos la situe parmi celles et ceux qui, surfant d’un monde à l’autre, d’un écran à l’autre, considèrent qu’au fond tout est dans tout: les délimitations et les définitions, si elles n’ont jamais existé, ne comptent guère. Du coup, la fiction, on en fait son affaire.

Ce sentiment très général du «tout dans tout», cette perception affadie des différences entre réel et non réel, se retrouve jusque dans la mollesse des réactions de l’opinion publique à voir le Front National au deuxième tour de l’élection présidentielle française. Les quinze années écoulées nous ont-elles donc à ce point plongés dans la léthargie intellectuelle, immergés dans un monde à portée de clic, où la démocratie tolère des discours de plus en plus extrêmes ?

A n’en pas douter, le réveil de la génération «tout dans tout» sera rude, car limites et frontières sont en train de se redéployer pour dessiner des territoires qui risquent bien de nous quadriller. Alors que la signature sur le page de garde d’un livre dit encore une symbolique forte, la reconnaissance faciale et ses masques se développe à une vitesse impressionante, comme le montre les travaux de l’IDIAP à Martigny. Le monde numérique, après s’être saisi de nos empruntes digitales et les avoir silliconnées, se prépare à vouloir capter nos traits. Le délit de faciès, n’en doutons pas, va y trouver un élan revigoré. Attention désormais à ne pas regarder notre écran d’un air louche ! De fait, nous déléguons chaque jour davantage la délimitation entre réel et fiction aux langages numériques. Cette frontière ne s’efface donc pas, elle devient draconienne, alors même que nous ne la percevons guère.

Cours du palais de l’Elysée, Paris; © CC BY-SA 3.0; auteur: Chatsam

Ces quinze dernières années donc, nous avons tristement appris à tolérer de voir la violence s’exercer de manière exponentielle, violence verbale ou physique. Et nous ne réagissons plus ou presque : à n’en pas douter, le réveil sera rude. Reste la possibilité du discours qui nous redonne un instant le goûte de l’utopie, tel celui tenu par Etienne Cardiles, lors des obsèques de son compagnon, policier tué en fonction aux Champs-Elysées. Si justes et percutantes, ces quelques minutes ont néanmoins attisé la violence de certains : les délimitations portées par la haine de l’autre quadrillent notre société. Leur réalité dépasse la fiction.

Il est grand temps de sortir de notre léthargie pour entrer dans une veille de résistance, et œuvrer de manière décidée à la collaboration entre forces politiques de droite et de gauche, seul rempart possible aux dérives extrêmistes. Tel est mon vœu à la veille des élections cantonales vaudoises.

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

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