Parler plutôt qu’écrire?! Suite de la saga

Qu’il est fascinant et déroutant de suivre les joutes de l’oral et de l’écrit dans la culture digitale, une saga déjà évoquée sur ce blog au mois de mai. Parler va plus vite qu’écrire, on le sait : les systèmes d’écriture rapide – tachygraphie – existaient déjà dans l’Antiquité, lorsque les esclaves lettrés prenaient les notes des discours des orateurs. Il en ira ainsi jusqu’à la sténographie, remplacée inexorablement par les moyens technologiques: c’est en 2005 que l’assemblée nationale française abandonnera ses sténographes pour des «rédacteurs de débat» [1].

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© Claire Clivaz

Le parler prend chaque jour un plus de court l’écriture. L’OBS/Rue 89 racontait récemment avec emphase que la petite Asmine, 5 ans, avait trouvé seule la fonction micro pour faire rédiger son courriel en le dictant à la machine, alors que sa maman n’épelait les mots pas assez vite à son goût. Quant aux quarantennaires, ils sont susceptibles de passer du jour au lendemain des What’s up écrits aux What’s up oraux, reformatés par leurs ados : la graphie en devient à l’évidence bien différente et franchement sibylline si on n’a pas… le son. Dans les What’s up oraux, la voix est là avec son émotionnalité et on a d’un coup beaucoup plus d’infos sur l’état d’âme de l’autre que via quelques mots écrits, abrégés en vitesse.

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Portrait du Fayoum, 160-170 CE; domaine public USA; wikicommons: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fayum_portrait_BM_EA_65346.jpg

On le pressent déjà, garder le rythme d’une écriture lente, reprise, pondérée, sera de plus en plus un défi, et aussi une nécessité. Tôt ou tard, nous ne ferons plus que rêver de moments de retrait loin du rythme continu de la production et de la communication digitales. A voir cet incroyable journal rédigé entièrement à la main par des prisonniers politiques en Turquie, on se sent aussi prêt à tous les combats pour maintenir l’enseignement de l’écriture à la main, si tant est qu’une fois il est menacé, parce qu’on aura considéré que cela ne va assez pas vite…

Mais toujours est-il que le parler tiendra de plus en plus la dragée haute à l’écrit. Dans cette perspective, on a tout avantage à se rappeler que dans l’Antiquité, à peine 10% des personnes savaient lire, et encore moins lire et écrire. Mais que cela n’empêchait pas ceux que nous nommerions aujourd’hui «illettrés» de produire une culture à nulle autre pareille: un ancien papyrus d’Egypte nous parle d’Artémidore, un peintre qui n’avait pas besoin d’être lettré pour faire des portraits magnifiques [2], dans le style de ceux du Fayoum [3].

[1] Delphine Gardey, « Scriptes de la démocratie : les sténographes et rédacteurs des débats (1848‑2005) », Sociologie du Travail, vol. 52, n° 2, avril‑juin 2010, p. 195‑211.

[2] Il s’agit du Papyrus Oxyrhynque VI 896; voir C. Clivaz, “Literacy, Greco-Roman Egypt”, in The Encyclopedia of Ancient History, First Edition, Roger S. Bagnall, Kai Brodersen, Craige B. Champion, Andrew Erskine, and Sabine R. Huebner (ed.), Blackwell Publishing Ltd., Oxford, 2013, p. 4097–4098 ; DOI: 10.1002/9781444338386.wbeah07056

[3] Elle reste superbe à écouter sur youtube cette conférence de Jacques Berger sur le Fayoum, malgré le temps qui passe, et le style avec.

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

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