Automatisation, subalternes et for intérieur

Dans le flou des informations diverses nous arrivant de Rio, le Washington Post signale “qu’il utilisera des robots pour écrire des récits sur les Jeux Olympiques”. Et ce depuis le 6 août, devenu D-day de l’automatisation journalistique olympique. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes: les “journalistes humains” (on se réjouit de la précision) pourront “travailler à des tâches plus intéressantes et complexes”, alors que se rédigent des comptes-rendus automatiques de scores et résultats. Et le responsable des projets digitaux du journal d’affirmer qu’on ne cherche pas à remplacer les reporters, mais “à les libérer”.

Reviennent alors en tête de nombreux récits de science-fiction, à commencer par le célèbre Littératron de Roger Escarpit (1964) qui racontait, déjà, la machine à écrire des textes. Ironie des situations, un véritable Littératron sera créé au début de notre millénaire par Isabelle Audras et Jean-Gabriel Ganascia, sous la forme analytique d’un logiciel textuel prompt à “extraire automatiquement des motifs syntaxiques à partir de textes écrits en langage naturel”. Le chercheur français m’a attesté de vive voix ne pas avoir consciemment repris le nom du Littératron d’Escarpit. De quoi donner envie de relire le roman, pour nous interroger sur la manière dont une culture peut tous nous imprégner, plus ou moins consciemment.

Gayatri Chakravorty Spivak au Goldsmiths College; CC BY-SA 3.0; auteur: Shih-Lun Chang
Gayatri Chakravorty Spivak au Goldsmiths College; CC BY-SA 3.0; auteur: Shih-Lun Chang

Dans le Littératron (le roman donc) domine la critique féroce des élites quelles qu’elles soient, littéraires, militaires, économiques ou académiques. Je ne crois pas que l’automatisation provoque d’elle-même une somnolence intellectuelle qui conduirait de facto à devenir des “subalternes”, selon le terme mis en scène par Antonio Gramsci. L’auteure indienne Gayatri Chakravorty Spivak, faisant mémoire de Gramsci et Jacques Derrida, nous invite à cultiver une “familiarité critique”, une critical intimacy, avec ce à quoi nous voulons précisément résister.

On nous veut “heureux humains” libérés par l’automatisation? Qu’à cela ne tienne: à nous de cultiver une familiarité critique à ces conditions, au sein-même de ce nouveau bonheur concocté pour nous. En rendant robuste ce qui nous constitue à l’intime: le for intérieur.

 

 

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *