Drapeaux noirs et pirates : Daech à la conquête de nos océans

Le témoignage d’un proche me l’apprend: sur le coup des 23h30 de Big Ben, il était impossible le 3 juin au soir d’envoyer un quelconque SMS ou de consulter un site depuis Londres. Les iPhones et autres natels étaient bloqués, confisqués, par quelque puissance supérieur dont les quidam n’ont pas douté qu’elle fût étatique.

Drapeau pirate; auteur wikinade; © CC BY-SA 3.0

Dans l’horreur d’une attaque terroriste, ce détail nous met en face de ce qui n’est vraiment plus un fantasme: nos appareils connectés sont susceptibles d’être à tout instant maîtrisés et contrôlés. Ce petit objet qui nous paraissait encore il y a peu allier déplacements libres et contacts infinis, n’est bientôt plus que notre matricule d’identification planétaire, qu’on imagine connecté jusque dans nos cercueils fermés.

Sur l’océan de nos surfs internet, le drapeau noir de Daech, honni, terrifiant, a remplacé celui qui
symbolisait la conquête de l’océan aqueux au 17ème siècle, le drapeau pirate. Sans fin le téléjournal nous parle de la guerre ailleurs, de la prise successive des villes d’un Orient lointain aux mains des hommes de Daech. Mais qui pourrait encore longtemps se mettre des oeillères et ne pas voir cette guerre de tranchées diffuse qui sillonne nos contrées?

Le parallélisme des drapeaux noirs pirates et djihadistes mérite qu’on s’y arrête: en comparant les drapeaux, je conduis simplement un cran plus loin le parallélisme que le théologien et éthicien protestant Olivier Abel a esquissé entre les abordages d’hier et d’aujourd’hui (Clivaz 2015). Comme il l’explique, «le temps des flibustiers est ouvert, et particulièrement dans les Caraïbes il fleurit entre 1630 et 1670. [D]ans les nouveaux mondes, tout est offert à profusion par la divine Providence. […] On n’est plus dans une économie du don et de l’échange, mais de la “prise”, que l’on retrouve jusque le titre d’un livre du philosophe hollandais Grotius, Le droit de prise. La tempête de l’histoire a brisé tous les liens» (Abel 2009a, 108). C’est ainsi, «sur l’océan il n’y a plus ni roi ni pape, on est seul avec Dieu, on a tout quitté. Obligés de vivre chaque jour sans être trop assuré du lendemain, on sait vite qu’il est impossible de s’approprier la mer, de la retenir entre ses doigts. Les individus cependant sont ainsi déliés pour contracter des alliances nouvelles, des libres alliances : le droit de partir est la condition du pouvoir de se lier. Et la grande question politique deviendra alors peu à peu “comment rester ensemble” alors qu’on peut toujours partir, se délier» (Abel 2009b, 114-115).  Au 17ème siècle, «parce que sur l’océan tout se délie,  il faut repenser les amarres, les attaches, les cordes, les nœuds, et les pactes» (Abel 2009a, 108).

Il n’y a pas grand chose à rajouter. L’océan, c’est la moindre parcelle de nos territoires. Il nous faut urgemment repenser «comment rester ensemble», repenser nos amarres, nos attaches, nos cordes, nos pactes. Et vite, car déjà ceux qui estiment savoir penser pour nous préparent de nouveaux liens obligés : Theresa May tente de se dédouaner en souhaitant «réguler le cyberspace», comme le commente sceptique un article de Wired du 6 juin.

Vous avez déjà tenté d’enfermer l’océan fait d’eau et de sel, vous? Vouloir mettre Internet sous chape s’apparenterait à la même naïveté. Commençons simplement par nous rendre compte que de nouveaux drapeaux noirs nous indiquent les pirates d’aujourd’hui, sans territoire, sans pacte, sans alliances fixes. Ce n’est qu’après avoir mesuré le dérisoire de nos petites barques, lémaniques ou autres, qu’une prise de conscience à large échelle pourra être à même de soutenir ceux et celles qui  oseront prendront le large pour tenir tête aux pirates. Et, in fine, repenser les pactes et les alliances, pour permettre des voyages aux risques mesurés sur les océans en ligne et sur la terre ferme.

Abel, Olivier. L’océan, le puritain, le pirate. Esprit 356 (2009a), p. 104-110.

Abel, Olivier. Essai sur la prise. Anthropologie de la flibuste et théologie radicale protestante. Esprit 356 (2009b), p. 111-123; http://olivierabel.fr/nuit-ethique-les-cultures-et-le-differend/pirates-puritains.php (consulté le 06.06.17).

Clivaz, Claire. En quête des couvertures et corpus. Quelques éclats d’humanités digitales. Dans Carayol Valerie & Morandi Franc (éd.), Le Tournant Numérique des Sciences Humaines et Sociales, Pessac, MSHA, 2015, p. 97-109.

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

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