“Hit & Miss”, une série britannique qui pratique couramment le langage de la caméra

Hit & Miss (Sky Atlantic, 2012) est une série britannique de 6 x 42 minutes dont le tournage s’est apparenté à celui d’un « petit film indépendant américain », selon son interprète principale Chloé Sevigny. Pendant près de cinq mois (contre une moyenne habituelle de quatre semaines pour ce genre de format), les réalisatrices Hettie Macdonald et Sheree Folkson se sont appliquées à nous raconter une histoire par le truchement de leur caméra, influençant sans cesse notre perception des évènements et des personnages. En voici la démonstration en images, sélectionnées parmi quelques scènes-clés de la série.

Attention ! Il est préférable d’avoir vu l’intégralité de la série avant de lire ce billet.

Hit & Miss n’est pas une fiction comme on a l’habitude d’en voir, même à la télévision anglaise. Son récit est lent, laconique, susceptible de basculer à tout moment dans la violence. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Sean Conway, qui a développé le projet sur une idée originale de Paul Abbott (Shameless), cite volontiers Bruno Dumont parmi ses références. La première création originale de la chaîne Sky Atlantic partage avec l’un de nos réalisateurs français les plus radicaux le rejet du conformisme et l’amour du plan qui fait sens, ajoutant des niveaux de lecture au récit.

L’identité secrète du tueur

La scène d’introduction de Hit & Miss donne le ton visuel de l’ensemble. S’y enchaîne une succession d’échelles de plan dont la composition tend à dissimuler jusqu’au dernier instant l’identité du tueur :

Celui-ci est d’abord filmé de trois quart dos, la tête couverte d’une large capuche. Puis un plan d’ensemble nous le montre indistinctement au volant de sa voiture, qu’il a pris soin de garer à l’écart des lampadaires. Lorsqu’il attrape son Taurus muni d’un silencieux, le cadre le serre de suffisamment près pour que l’on ne puisse distinguer son visage. De même, c’est de dos que l’on aperçoit sa silhouette noire s’approcher de sa cible par un panoramique filmé au-dessus de l’épaule.

C’est toujours de derrière que l’on assiste aux coups de feu filmés en travelling circulaire. S’ensuit un plan général qui nous éloigne encore un peu plus du tueur, seul au milieu d’un parking déserté. On en vient à penser que son identité ne nous sera pas révélée. Mais en dernier ressort, un rappel du tout premier plan nous met au parfum : la caméra reprend sa position initiale, depuis la banquette arrière de la voiture, et amorce cette fois-ci un travelling latéral dévoilant de longues boucles de cheveux châtain libérées de la capuche. Le tueur… est une femme.

Jeux de miroirs

Toute la séquence a été conçue et réalisée autour du thème central de la série : le trouble de l’identité. Le tueur est une femme, ce qui détone sensiblement dans un milieu criminel si masculin. Mais ce n’est pas une femme comme les autres. Nous l’apprendrons par la suite, Mia est une « femme coincée dans le corps d’un homme ». Une transsexuelle remplissant des contrats pour payer l’opération qui la débarrassera de son pénis, vestige d’une autre vie.

Mais au-delà de quelques plans (très succincts) sur le pénis en question, porté sous forme de prothèse par Chloë Sevigny, ce sont surtout les reflets de multiples miroirs qui nous confrontent – et confrontent Mia – à sa quête d’identité :

Le loft de Manchester dans lequel elle façonne son corps et prépare ses meurtres est parsemé de miroirs verticaux lui renvoyant une image tantôt idéalisée, tantôt affligée d’elle-même. Mia est à la fois une transsexuelle (possédant des attributs des deux sexes), une tueuse à gages et le « père » d’un garçon de 11 ans.

Toutes ces personnalités en font une figure typiquement hitchcockienne, désorientée mais exerçant un pouvoir de fascination sur ceux qui l’entourent. À commencer par son fils, Ryan, qui garde toujours à portée de main une photo d’elle et de sa mère ensemble, et s’essaie à son tour au travestissement en portant robes, talons hauts et rouge à lèvres – comme si la nature s’était, une nouvelle fois, trompée de sexe.

La puissance du point focal

Paul Abbott avait deux personnages en tête avant de décider de les réunir en un seul : un tueur à gages (le « Hit » du titre), et une transsexuelle n’ayant pas encore été opérée (la « Miss »). Mais Sean Conway ne s’est pas contenté de les croiser en leur donnant des traits féminins. Il leur a aussi – et surtout – apporté un contrepoint inattendu, sous la forme d’une fratrie devant apprendre à vivre seule après la désertion du père et le décès de la mère.

Les aînés Riley et Levi ont beau affichent une volonté farouche de s’en sortir par eux-mêmes, sans l’aide de quiconque. Cependant, un seul plan suffit à résumer toute leur détresse et l’importance qu’a prise Mia dans leur vie et celle des petits, une fois la barrière de la transsexualité franchie :

Cette composition au cadre ouvert utilise un point focal très puissant, portant à coup sûr notre regard sur le quatuor (où la petite amie de Levi a pris la place de Riley afin de maintenir l’équilibre). Transis par le froid, les enfants attendent désespérément que Mia vienne les récupérer à la sortie de la fête foraine – elle ne passera pas.

La traduction visuelle de cet abandon (mot lourd de sens pour ces laissés-pour-compte) est double. D’abord, un faisceau de lumière latéral, dont la source se trouve hors champ, met en exergue leur solitude au milieu d’un parking déserté (ce qui renvoie à la scène d’ouverture de la série). Mais ce n’est qu’un avant-goût de la sensation procurée par l’extinction progressive des néons de manèges, de la gauche vers la droite, comme s’ils pointaient du doigt la cruauté du destin.

Transgression des règles de composition

L’une des forces stylistiques de Hit & Miss est de parvenir à véhiculer des émotions opposées en s’appuyant sur des procédés identiques, tournés différemment selon la thématique sous-jacente. Plus tôt dans la série, le point focal mettait l’accent sur l’état de grâce de Mia, se sentant enfin acceptée en tant que femme et en tant que mère :

Mia est le personnage central de la série : l’équilibre de cette composition en atteste, et nos yeux se posent naturellement sur elle. Mais la caméra ne se contente pas de capter cette parenthèse enchantée en préservant la distance neutre d’un plan d’ensemble. Tout doucement, la dolly se rapproche du visage de Mia et le travelling avant, combiné à un recadrage en plan cravate, l’isole du reste des danseurs. Ce moment est le sien.

Dansant d’abord langoureusement, elle finit par se lâcher complètement. L’image est alors ralentie afin d’accentuer la sensation d’assister à un moment particulier. « Do I love you? », s’interroge le chanteur soul Frank Wilson en accompagnement sonore. La réponse semble évidente, mais on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi Mia n’entre jamais dans le halo de lumière qui éclaire le centre de la scène. Serait-ce une manière de nous rappeler qu’elle possède encore une part d’ombre ?

Au plus près de la vérité

Une technique très efficace pour éveiller la curiosité du public consiste à filmer en plans macro des images sans lien apparent avec le récit, mais qui prendront tout leur sens par la suite. Alfred Hitchcock expliquait dans ses entretiens avec François Truffaut que la taille d’un élément dans le cadre était directement liée à son importance dans l’histoire. C’est le cas d’un « bébé nageur » qui attire l’attention de Riley à la piscine :

Au moment précis où elle aperçoit le bébé, Riley décide de garder celui qu’elle porte en elle. Les répercussions sur la suite du récit seront cruciales. Mais cela, nous ne l’apprendrons que plus tard…

En attendant, le choix du lieu de cette « révélation » ne doit rien au hasard. La piscine opère en effet comme un sas de décompression pour Riley, qui s’y rend dès qu’elle le peut pour y enchaîner les longueurs. La maternité fait par ailleurs partie de son histoire personnelle, elle qui doit s’occuper de ses petits frères et sœurs depuis qu’ils ont perdu leur mère emportée par un cancer. Bref, le contexte de cette scène n’a rien de très étonnant.

Ce qui l’est plus, c’est l’enchaînement de très gros plans qui jouent l’effet de loupes sur le corps d’un nourrisson goûtant aux premières joies de la baignade. Quel est le lien avec la situation de Riley ? Se remémore-t-elle des bribes de sa propre enfance ? S’imagine-t-elle à son tour devenir mère de famille ? Autant de questions que parvient à soulever une simple rupture d’échelle de plan, sans la moindre ligne de dialogue.

L’air rassérénant de la campagne

Le choix du cadrage est déterminant dans l’appréhension d’un plan. De l’angle de la caméra, de l’équilibre de la composition, de la profondeur de champ dépendent les émotions que ressentiront (plus ou moins consciemment) les spectateurs.

Hit & Miss s’appuie à ce titre sur une application assez stricte de la règle, pour mieux la transgresser au moment opportun. La série a très peu recours aux sempiternels champs-contrechamps, ou aux scènes « tremblotantes » filmées caméra au poing. Quant aux plans-séquence, ils ne correspondent pas à son style très découpé.

L’histoire se partage entre deux lieux de vie pour Mia : les grands ensembles de Manchester et la campagne du West Yorkshire, au nord de l’Angleterre. Si la patrie des Red Devils apparaît froide et sans âme, à l’image de Mia dans sa peau de tueuse à gages, de nombreux plans de situation renvoient une image luxuriante de la ferme et des terrains environnants où tente de subsister sa nouvelle famille.

Ciels couverts de nuages, champs de fleurs bourgeonnantes, moutons surpris en train de brouter composent autant de transitions qui donnent à la série des allures de western :

Ces plans de coupe jouent parfois sur les niveaux de profondeur pour dépasser le statut de simples « cartes postales ». Ci-dessus, notre regard se porte naturellement sur l’exploitation agricole située à une centaine de mètres. Mais le réglage de la mise au point révèle ensuite la présence de fils barbelés au premier plan, comme pour signaler l’emprise du propriétaire, John, sur la fratrie à laquelle il loue sa ferme.

Le même procédé est employé pour pointer l’ironie d’un meurtre commis par Mia :

Ainsi découvre-t-on, au premier plan d’une composition plus profonde qu’à l’accoutumée, la présence d’un bibelot représentant une paire de mains jointes en signe de prière. L’homme que s’apprête à abattre Mia est, Dieu le préserve, thanatopracteur.

Quand le récit bascule

Pour en revenir aux plans de situation, ils dégagent une sérénité qui correspond à l’état d’esprit de Mia lorsqu’elle se rend à la campagne. C’est là qu’elle recrée un tissu social, qu’elle savoure les valeurs de partage et de solidarité qui ont tant manqué à son enfance.

À l’inverse, les points de bascule du récit sont signifiés par des décadrages brisant la traditionnelle règle des tiers. Mia ressentant pour la première fois l’amour de son fils, Riley envisageant de se suicider, John recevant une balle dans la tête, ouvrent tous un espace inhabituel dans le cadre :

Cette technique compose aussi des « tableaux » saisissants des meurtres de Mia, qui suffisent à eux seuls à résumer la violence dont elle est capable. Mais la ligne d’horizon de ces décadrages reste tout de même de niveau, ce qui évite de trop perturber les habitudes du spectateur.

Ce n’est qu’en cas d’extrême agitation de l’un des personnages que la caméra s’incline latéralement, sortant de son axe vertical :

Le degré d’inclinaison de ces plans dits « hollandais » indique le niveau d’anormalité de la scène. Ils ne sont utilisés que très rarement afin de maximiser le vertige de retrouvailles entre Mia et son frère, le traumatisme de l’exécution d’une vache à laquelle assiste Ryan, la violence d’une confrontation entre Riley et son amant ou l’effet anxiogène d’un lit d’hôpital sur Mia.

Sortir (temporairement) du cadre

Hit & Miss soigne donc ses cadres. Ce que la série nous montre est influencé par la façon dont elle nous le montre. Mais il arrive que la vérité soit à chercher hors champ, dans un espace suggéré laissant libre cours à notre interprétation.

Quand Eddie est trahi par une défaillance de sa « machine à tuer », Mia, il sait que les hommes de main de ses patrons vont débarquer d’une minute à l’autre pour lui réclamer des comptes. Mais jamais nous ne verrons ces derniers apparaître à l’écran :

Le bruit de portes que l’on défonce, de vitres que l’on brise, nous informe pourtant de leur intrusion imminente. La présence d’une batte de baseball entre les mains d’Eddie, que nous révèle un travelling arrière s’éloignant lentement de son visage grimaçant, laisse peu de doute sur la nature des échanges à venir. La menace est palpable, mais elle reste invisible. Son impact psychologique est d’autant plus fort.

Le hors champ peut aussi nous placer dans la peau d’un observateur externe. La scène devient alors participative : nous adoptons le point de vue de l’un des personnages. Le plan subjectif nécessite que la caméra prenne du recul afin de nous donner l’impression d’espionner en cachette, qu’il s’agisse de la première sortie non accompagnée de la petite Leonie ou de l’exécution d’une vache que surprend Ryan à travers un trou dans une paroi de plexiglas :

Un effet de vignettage (en haut à droite) peut également aider au processus d’identification, notamment lorsque la caméra se positionne derrière l’épaule du personnage dont nous adoptons le champ de vision. C’est la technique employée pour nous faire ressentir le bouleversement de Mia lorsqu’elle assiste à la naissance d’un bébé qu’elle n’a pu mettre au monde elle-même.

Un plan subjectif peut être quasi subliminal. Quand Riley frappe à la porte de John pour avoir des explications sur son silence, c’est l’épouse de ce dernier qui lui ouvre. Son visage est tuméfié. Elle s’efface rapidement pour laisser place à son mari, prêt à en découdre. Son rôle pourrait s’arrêter là. Mais un plan de quelques dixièmes de seconde (ci-dessus), filmé depuis l’intérieur de la maison, parvient à l’inclure dans le lot des spectateurs assistant à l’affrontement. Son point de vue de femme battue vient subtilement se mêler au nôtre, et nous faire embrasser sa souffrance.

« Souviens-toi… »

L’un des mécanismes les plus puissants pour ajouter des niveaux de lecture à un récit consiste à élaborer, dès le départ, un système de correspondances. Il s’agit d’installer, par la répétition de motifs visuels ou sonores, des associations d’idées dans l’esprit du spectateur.

Le climax de Hit & Miss repose sur cette technique difficile à maîtriser. Tout au long de la série, l’adorable Leonie se balade avec des ailes de papillon dans le dos, synonymes de liberté et d’insouciance. Des signes extérieurs d’une innocence pour laquelle Mia serait prête à sacrifier sa vie. L’ironie du sort veut justement qu’un papillon vienne se poser à quelques centimètres de la lunette de son fusil mitrailleur, au moment précis où elle s’apprête à remplir son dernier contrat :

Ce papillon scelle le destin de Mia et boucle le récit, avant l’épilogue. Mais il ne se contente pas d’exploiter une figure de style bien connue des auteurs de télévision : l’épanadiplose narrative, qui consiste à clore son intrigue par une reprise de la scène inaugurale. Non, l’image du papillon voletant jusqu’au canon de fusil de Mia remue des strates plus souterraines du récit, là où veille le subconscient.

L’analyse pourrait se poursuivre avec les plans grue, les vues abstraites, les contre-plongées ou encore les ruptures de ton qui jalonnent le parcours formel impressionnant de Hit & Miss. Mais il suffit peut-être de convenir que rares sont les séries télévisées à s’exprimer avec une telle science du cadrage, de la composition et du mouvement. L’émotion que l’on ressent à son contact n’en est que plus intense.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.

Une réponse à ““Hit & Miss”, une série britannique qui pratique couramment le langage de la caméra

  1. Bravo pour cette analyse de séquence qui, pour une néophyte comme moi , permet d’entrevoir toute la créativité qui émane de nos séries tant aimées de manière finalement assez inconscientes. J’accède à un autre niveau de lecture et j’en redemande!

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