Souvent perçues comme d’interminables logorrhées, les séries télévisées savent aussi se taire quand la situation diégétique l’exige. La question du silence « total » est plus épineuse : le plus souvent, subsiste au moins une couche sonore (musique, bruit) visant à éviter de placer le spectateur dans une situation de gêne trop déstabilisante. Que certaines séries s’y essaient malgré tout mérite que l’on s’y attarde.
Attention ! Ce billet révèle des éléments cruciaux de l’intrigue des Sopranos, de Six Feet Under, de Dexter et de Damages.
Le cinéma est né muet à la fin du XIXe siècle, mais s’est d’emblée projeté dans le bruit et la clameur des baraques foraines. En devenant parlant, en 1927, il a paradoxalement réduit le spectateur au silence et posé les bases du dispositif de la salle de cinéma tel que nous le connaissons encore aujourd’hui. À l’inverse, en digne héritière du médium radiophonique, la télévision est née parlante dans le (relatif) silence du salon ou de la salle à manger. Se pose alors la question suivante : que se passe-t-il quand toutes les couches sonores d’un programme télévisuel s’éteignent à l’unisson et plongent le spectateur dans le plus profond des silences ?
Un silence verbal
Commençons par retracer à grands traits le parcours du son, de la radio à la production télévisuelle. Les salles de cinéma s’équipent en matériel sonore dès la fin des années 1920, en même temps que la radio fait son apparition dans les salons pour y diffuser en premier lieu des journaux d’informations, de la musique, des comédies et des soap operas [1]. En 1951, l’une des comédies radiophoniques à succès de CBS, My Favorite Husband, alimente la branche télévisuelle du network en donnant naissance à I Love Lucy, sitcom télévisuelle rapidement appelée à définir le canon du genre. Est ainsi donné le coup d’envoi de centaines d’heures de programmes plus bavards les uns que les autres, au point de cimenter l’image d’un moulin à paroles télévisuel ne tolérant pas la moindre seconde de silence.
Une image que l’on pourrait croire aujourd’hui désuète, mais qui pourtant persiste dans l’esprit de certains observateurs ne lésinant pas sur la caricature, à l’image de Vincent Colonna qui écrit : « La télévision est plus écoutée que regardée. C’est une “radio filmée”, pour reprendre l’expression d’Orson Welles. […] Les sons télévisuels permettent un visionnage avec des activités parallèles. […] Ils fournissent de tels indices capitaux que les professionnels aguerris savent qu’un programme qui n’est pas intelligible uniquement à l’oreille n’est pas au point. […] La série télé, à la différence du cinéma, n’est pas un art visuel ; elle repose beaucoup sur le discours verbal, qui y est surdéterminé [2]. » Non seulement l’auteur se méprend sur le sens donné par Orson Welles à l’expression « radio filmée » (il évoquait les conditions de tournage et non de réception des programmes télévisuels), mais il colporte en outre les clichés ô combien réducteurs d’une télévision simplement « écoutée » (en faisant son repassage ?), d’un responsable de chaîne dont l’activité s’apparenterait à celle d’un dirigeant de maison de disques, ou encore d’une série télévisée verbale avant d’être visuelle. Le tout sans augmentation du prix de la redevance, chers spectateurs !
De cette vision caricaturale ressort tout de même un argument méritant d’être ici discuté : celui de la place primordiale accordée à la parole et, plus globalement, au son dans les séries télévisées. De fait, rarissime est l’absence simultanée de voix, de bruit et de musique dans une création destinée au petit écran. Prenons l’exemple de la mini-série anglaise précisément nommée The Silence (BBC One, 2010) : lorsque sa protagoniste Amelia Edwards (Genevieve Barr), une jeune fille de 18 ans sourde interprétée par une actrice elle-même sourde, retire son implant cochléaire lors d’une soirée couverte par les battements d’une musique techno (1.01), la subjectivité de quelques plans sous-titrés et du son étouffé perçu par la jeune fille n’est pas poussée jusqu’à nous plonger à notre tour dans le « silence » éponyme de la mini-série. D’une pulsation sonore à une atmosphère de fond marin, nous est donnée à ressentir l’immersion d’Amelia dans la vibration de son propre corps, sans pousser le curseur jusqu’à un silence qui risquerait de trahir la réalité de son environnement sonore. Ainsi qu’a dû s’y résoudre John Cage : « Un espace vide ou un temps vide n’existent pas. Il y a toujours quelque chose à voir, quelque chose à entendre. En fait, on a beau essayer d’obtenir le silence, impossible d’y arriver. Jusqu’à ce que je meure, il y aura des sons. Et ils continueront après ma mort [3]. »
Un silence hors diégèse
Rien n’empêche pour autant une série télévisée de couper le son, mais il reste à définir quand. Ou plutôt, pour adopter la perspective spatiale d’un logiciel de montage, où. À de rares exceptions près (trop éphémères pour être prises en considération), il s’avère que le silence ne possède que deux types d’emplacement viable dans une série : les crédits de fin d’un épisode, et la scène conclusive de la série [4].
Pour illustrer le premier cas de figure, la musicologue Janet Halfyard relève plusieurs exemples de crédits de fin silencieux liés à la mort d’un ou de plusieurs personnages principaux : « L’épisode de Game of Thrones intitulé The Rains of Castamere (3.09) détourne de la manière la plus commune qui soit l’habillage sonore des crédits de fin : en accompagnant une mort par le silence. Dans les soubresauts des Noces pourpres, les crédits de fin s’affichent dans le silence le plus complet, ce qui correspond étonnamment à un trope assez répandu afin de singulariser la mort d’un personnage majeur. The Sopranos s’en est servi pour la mort [d’Adriana (5.12)], tout comme Six Feet Under lorsque Nate passait sur la table d’opération à la fin de la saison 2 [2.13], puis mourait dans l’épisode final [5.12]. The Walking Dead a également opté pour cet effet de rupture à plus d’une reprise, de même que 24 délivrant un décompte final sans le tintement électronique habituel [5]. » Pour nuancer les propos de Janet Halfyard, signalons tout de même que le silence en question advient à chaque fois hors diégèse : soit en amorce ou pendant l’affichage des crédits (Game of Thrones, Six Feet Under), soit pendant l’affichage d’une page de texte (une gravure funéraire pour Six Feet Under, une horloge muette pour 24).
Comment expliquer que le recours au silence soit si parcimonieux et si souvent confiné à des fins de parcours diégétiques ? Selon Janet Halfyard, c’est le fruit de plusieurs facteurs concomitants : 1) en un tel moment d’émotion, une musique rythmée ou percutante risquerait de briser le charme de la fiction et de procurer au spectateur un sentiment d’agression, là où le silence permet à l’inverse de prolonger la narration au-delà de l’espace qui lui est traditionnellement réservé et de rompre ainsi avec la fragmentation télévisuelle traditionnelle ; 2) une musique trop typée risquerait de dicter au spectateur la lecture de l’évènement traumatique, là où le rite du « deuil » exige de respecter la sensibilité et l’intimité de chacun. Le rapport au médium télévisuel se fait alors plus que jamais direct et individuel, pendant que le spectateur de cinéma se retrouve dans la situation paradoxale d’expérimenter un deuil entouré d’autres spectateurs eux-mêmes plongés dans le silence ; 3) enfin, Janet Halfyard convoque le concept freudien de l’inquiétante étrangeté (« uncanny »), dont le terme original (« unheimlich ») vient de « heim » qui désigne le foyer, la maison. En comparaison du dispositif traditionnel de la salle de cinéma, le silence d’une série regardée chez soi s’avère donc plus proche du concept élaboré par Freud, en ce qu’il parvient à induire une rupture, une gêne, une suspension du temps qui fait barrage au flot ininterrompu de programmes s’enchaînant du matin au soir sur un écran de télévision. Il est en effet d’autant plus déroutant de se retrouver face à un écran silencieux que celui-ci passe son temps à combler l’espace sonore (plus que l’espace visuel) d’un verbiage incessant. Si le son d’un téléviseur occupe « physiquement » la pièce, son absence laisse comme une troublante impression de vide.
Un silence de mort
L’autre emplacement propice au silence, c’est la scène conclusive d’une série. La coupe en plein milieu d’un tube réactivé de Journey, Don’t Stop Believin’, débouchant sur plusieurs secondes de silence sur fond noir (suivies de plus d’une minute de crédits finaux eux aussi privés d’accompagnement sonore) est restée dans la mémoire de tous les amoureux comme des détracteurs des Sopranos (6.21). Selon une approche similaire, Dexter s’est achevée dans le silence complet d’un écran noir (8.12) ; mais, d’une part, le passage au noir s’est opéré en fondu (et non en coupe « sèche »), et d’autre part, la musique habituelle du générique de fin n’a pas manqué de reprendre ses droits pour accompagner le défilement des crédits, rompant ainsi le charme de la fiction et plaçant l’épisode au même rang que les autres, sans lui conférer de caractère exceptionnel.
Un autre dénouement, moins discuté, mérite pourtant d’être relevé en raison de son usage particulièrement atypique du silence : celui de Damages. Il renvoie certes aux procédés employés par Dexter en mêlant silence et regard-caméra et en accompagnant les crédits de fin de la musique habituelle de la série (When I Am Through with You de The VLA, également en générique d’ouverture). Une différence majeure se situe toutefois dans le rapport diégétique au silence : contrairement à l’usage qu’en ont pu en faire The Sopranos ou Dexter, il va ici jusqu’à contaminer la diégèse et s’intriquer aux images finales. Avant d’être off, c’est un silence in qui s’empare de l’âme de Patty Hewes et nous confronte auditivement au néant affectif du restant de ses jours. En un geste narratif au premier degré, la scène se passe ainsi de son pour mieux nous signaler son absence.
Dès lors, l’écran de télévision se transforme en un point focal d’une rare intensité, offrant au spectateur une expérience qu’il associe plus couramment à la « projection vécue d’un film en salle, dans le noir, le temps prescrit d’une séance plus ou moins collective [6]. » Le temps se dilate et produit un grand écart troublant entre les heures passées ensemble (environ quarante-cinq étendues sur cinq ans, de 2007 à 2012) et les quelques secondes d’éternité qui se lisent dans le regard hanté de Patty. S’impose subrepticement la sensation d’assister non pas à la fin d’une série, mais de la série au sens générique du terme.
En radio, un système de sécurité enclenche un programme de secours en cas de silence prolongé à l’antenne ; ici, le son finit par reprendre ses droits lorsqu’apparaissent à l’écran les crédits de fin, mais pendant quelques secondes, la télévision s’est arrêtée. Le silence télévisuel est donc à manipuler avec précaution : prolongé, il signerait l’arrêt de mort du médium. C’est la raison pour laquelle il est si peu employé et, le cas échéant, quasi systématiquement en fin de parcours diégétique plutôt qu’en plein milieu d’un épisode.
Bien sûr, toutes ces considérations reposent sur un mode de consommation canonique des séries : dans un lieu fixe, sur un poste de télévision, au rythme de diffusion de leur chaîne originale. Nul doute que ce modèle établi de longue date a déjà commencé à voler en éclats et que la révolution en cours des dispositifs de production et de visionnage des séries (plus toujours) télévisées ne manquera pas d’influer sur les futurs usages du silence sériel. On n’a donc pas fini d’en parler.
[1] Thomas Doherty, Pre-Code Hollywood. Sex, Immorality, and Insurrection in American Cinema. 1930-1934, New York, Columbia University Press, 1999, p. 34.
[2] Vincent Colonna, L’art des séries télé (vol. 1). L’appel du happy end [2010], Paris, Payot, 2015, pp. 28-29.
[3] John Cage, Silence, conférences et écrits, Genève, Héros-Limite, 2003, p. 9.
[4] Relevons tout de même le caractère exceptionnel de Buffy The Vampire Slayer qui ponctue les passages parlants de l’épisode The Body (5.16) de conséquentes plages de silence, ce qui creuse un peu plus le fossé qui sépare son diffuseur de l’époque (The WB) du network né de sa fusion avec UPN, The CW, dont les séries se manifestent à l’inverse par un sound design omniprésent et particulièrement envahissant. Plus récemment, Master of None (Netflix) s’est permis de plonger un passage entier de son épisode New York, I Love You (2.06) dans le silence afin de retranscrire le quotidien d’une jeune femme sourde-muette.
[5] Janet K. Halfyard, Sounds of Fear and Wonder. Music in Cult TV, Londres, I.B.Tauris, 2016, p. 70. Après vérification, ce passage comporte plusieurs erreurs factuelles : les crédits de fin de l’épisode 5.12 des Sopranos, au cours duquel meurt Adriana, ne sont pas silencieux ; l’épisode dans lequel Nate Fisher décède n’est pas le dernier de Six Feet Under, mais le 5.09 ; seul un épisode de 24 (le 5.12) nous montre une horloge totalement muette, sans bruit de fond ni musique.
[6] Raymond Bellour, La querelle des dispositifs. Cinéma – installations, expositions, Paris, P.O.L, 2012, p. 14.
Bonjour chers Bloggeurs,
Je vous fais parvenir cette information toute chaude:
– 𝕃𝕒 𝔻𝕚𝕣𝕖𝕔𝕥𝕚𝕠𝕟 𝕕𝕦 𝕋𝕖𝕞𝕡𝕤 𝕒 𝕕é𝕔𝕚𝕕é 𝕕𝕖 𝕞𝕖𝕥𝕥𝕣𝕖 𝕗𝕚𝕟 𝕒𝕦𝕩 𝔹𝕝𝕠𝕘𝕤 𝕢𝕦𝕖 𝕟𝕠𝕦𝕤 𝕤𝕦𝕚𝕧𝕠𝕟𝕤 𝕕𝕖𝕡𝕦𝕚𝕤 𝕕𝕖𝕤 𝕒𝕟𝕟é𝕖𝕤 𝕖𝕥 𝕟𝕠𝕦𝕤 𝕝𝕖 𝕣𝕖𝕘𝕣𝕖𝕥𝕥𝕠𝕟𝕤.
Par ce message, je vous sollicite tous pour réagir et de dire combien vous regrettez aussi cette décision.
Vous pouvez aller voir dans le Blog de Pierre Brisson les réactions des premiers informés.
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Serge