Steven Bochco, un auteur né pour combattre la censure télévisuelle

Il y a cinq ans, Steven Bochco nous quittait à l’âge de 74 ans. Au cours d’une carrière longue et prolifique, ce showrunner rageur et bouillonnant fut à la manœuvre de séries aussi marquantes que Hill Street Blues (NBC, 1981-87), L.A. Law (NBC, 1986-94), Cop Rock (ABC, 1990), NYPD Blue (ABC, 1993-2005) et Murder One (ABC, 1995-97). Revenons sur les principes fondamentaux de celui qui s’était fait un devoir de combattre la censure.

S’il fallait relever le nombre de fois où le nom de Steven Bochco a été cité dans un article, un ouvrage ou un entretien relatif aux séries télévisées, nous y serions encore l’année prochaine. À l’instar de Grant Tinker, parti fin 2016, il appartenait à cette race de « grands manitous » qui n’avaient pas leur langue dans leur poche et refusaient de se soumettre à un consensus mou qui n’a jamais fait bouger les lignes. Tinker a joué un rôle fondamental dans l’éclosion d’un deuxième âge d’or télévisuel ; Bochco en a été l’un de ses derniers relais en cocréant (avec Michael Kozoll) la série Hill Street Blues, police procedural atypique souvent crédité – à raison – comme l’une des pierres angulaires de la série télévisée telle qu’elle se pratique couramment aujourd’hui, avec ses arcs narratifs au long cours et ses dizaines de personnages que l’on apprend à aimer au fil des saisons.

Si Robert J. Thompson sous-titra son essai séminal sur le second âge d’or américain From Hill Street Blues to ER [1], ce n’est en effet pas un hasard : sans Hill Street Blues il n’y aurait peut-être pas eu de NYPD Blue, et sans NYPD Blue des chaînes câblées comme HBO ou FX ne seraient peut-être pas devenues les piliers internationaux que nous connaissons aujourd’hui. Peut-être, car rien ne dit que l’histoire de la télévision américaine n’aurait pas suivi le même cours sans Bochco. Mais une chose est sûre : son rôle s’est avéré fondamental, tant sa grande gueule a permis d’enfoncer des portes verrouillées à double tour et de casser cette solution de facilité que constitue le statu quo.

J’insiste sur ce dernier point, car c’est sans doute l’un des plus précieux enseignements que l’on puisse (et que l’on doive) tirer de la carrière si prolifique de Bochco. Formé à « l’école MTM [2] », celui-ci s’est le plus possible refusé au compromis et à une voie médiane qui, à force de vouloir satisfaire tout le monde, ne satisfaisait personne. Comme l’écrivit Thompson en 1996 :

En 1980, personne n’était mieux placé que Steven Bochco pour mettre en œuvre une télévision différente. Entre autres choses, son aversion pour les départements de modération des networks, dont les créatifs avaient pris l’habitude de surnommer les membres du personnel les « censeurs », était déjà de notoriété publique, et elle devint légendaire durant la production de Hill Street Blues. […] Les restrictions créatives imposées par ces instruments de normalisation standardisée rendaient Bochco fou, au point de l’investir d’une mission. « Je suis né sur cette Terre pour une simple et bonne raison, confia-t-il à Todd Gitlin. Je suis né sur cette Terre pour tourmenter les modérateurs de networks [3]. »

Tourmenter (pour rester poli) les censeurs qui se croient tout permis, envoyer valser les conventions et les passages obligés d’une télévision bien propre sur elle, refuser de laisser l’industrie l’emporter sur l’art au prétexte que « les mœurs évoluent » et qu’il ne faut « froisser personne ». À l’heure du repli communautaire, du retour à l’ordre moral (drapé de fausse légitimité : ça passe mieux) et des revendications identitaires qui veulent apparenter la lucarne à un miroir, l’héritage que nous laisse Steven Bochco peut s’avérer salutaire. Encore faut-il être prêt à lutter contre un mouvement de fond qui voudrait nous faire avaler le spectacle des images en mouvement comme un « schéma [reposant] sur une attente et une satisfaction de l’attente : la satisfaction de l’attente créant évidemment le plaisir [4] ».

Steven Bochco n’avait que faire de cette attente et de la satisfaction de cette attente. Il écrivait avec ses tripes, que cela plaise ou non. Son œuvre ne s’est pas fondée sur des algorithmes, des sondages ou des études de marché ; elle fait pourtant date et sert aujourd’hui de référence aux auteurs désireux de faire bouger les lignes et d’inventer la télévision de demain. À eux d’enfiler les gants et de monter sur le ring.


[1] Robert J. Thompson, Television’s Second Golden Age. From Hill Street Blues to ER, New York, Syracuse University Press, 1996.

[2] Ursula Ganz-Blaettler, « Récits cumulatifs et arcs narratifs », dans Sepulchre Sarah (dir.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, p. 185.

[3] Robert J. Thompson, op. cit., p. 63. Je traduis.

[4] Stéphane Delorme, « Sensible », Cahiers du cinéma, n° 742, mars 2018, p. 9.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.

Une réponse à “Steven Bochco, un auteur né pour combattre la censure télévisuelle

  1. Aujourd’hui on a des censeurs dans les maisons d’édition pour « nettoyer » les nouveaux romans à publier, mais également les anciens ! Un vrai scandale.

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